Prenez un rameau de lilas ou de n'importe quel arbuste; dans l'angle formé par chaque feuille et le rameau, angle qu'on nomme aisselle de la feuille , vous voyez un petit corps arrondi revêtu d'écailles brunes. C'est là un bourgeon, ou, comme disent les jardiniers, un oeil . Il est destiné à devenir un rameau implanté sur le premier. Il constitue un membre de la famille composant l'arbre; mais c'est un nouveau-né, faible encore, incapable de travail. Il ne prendra part à l'activité générale de l'arbre que le printemps prochain, lorsqu'il sera devenu rameau. Jusque-là, c'est un nourrisson alimenté par le rameau qui le porte ; il n'a rien à faire qu'à se fortifier et grandir, comme l'enfant dans ses langes et l'oiseau dans son nid.
Tout le travail revient aux rameaux couverts de feuilles, aux rameaux de l'année. Ils sont les nourriciers de l'arbre. Vous les croyez inactifs, humant insouciants la fraîcheur du matin ; détrompez-vous. Par l'intermédiaire des racines, ils puisent dans le sol : par l'intermédiaire des feuilles, ils puisent dans l'air ; et mélangeant, associant, combinant les matières premières arrivées par ces deux voies, ils préparent la purée gommeuse dont se nourrissent les bourgeons. L'année prochaine ils se reposeront ; et les bourgeons d'aujourd'hui, devenus forts et développés en rameaux, travailleront à leur tour à l'oeuvre commune jusqu'à ce que d'autres bourgeons les remplacent également.
L'arbre se compose ainsi d'une série de générations échelonnées l'une sur l'autre. La génération actuelle est représentée par les rameaux feuillés ; c'est là que réside l'activité de l'arbre. Les bourgeons forment la génération immédiatement future ; c'est pour eux surtout que l'arbre est en travail. Enfin la tige, les branches et leurs subdivisions, jusqu'aux rameaux feuillés, représentent les diverses générations passées. Pendant toute la belle saison, les bourgeons grossissent à l'aisselle des feuilles ; ils prennent des forces pour passer l'hiver. Les froids arrivent et les feuilles tombent ; mais les bourgeons restent en place, solidement assis sur un rebord de l'écorce ou coussinet situé au-dessus de la cicatrice qu'a laissée la chute de la feuille voisine. Un bourgeon, ne l'oubliez pas, est le premier âge d'un rameau, âge tendre auquel les injures du froid et de l'humidité seraient certainement fatales. Un trousseau d'hiver lui est donc indispensable. Il consiste, au dedans, en chaudes fourrures, en flanelles de bourre et de duvet ; au dehors, en un surtout robuste d'écailles vernissées. Le voyageur exposé à rester longemps au froid et à la pluie s'habille de drap moelleux, et, par-dessus ce vêtement, il met le manteau imperméable de caoutchouc ou de toile cirée. Ainsi font les bourgeons pour affronter l'hiver.
Voyez ce gros bourgeon de marronnier : il redoute la bise et la neige, celui-ci ; mais il a pris ses précautions en conséquence. Au centre, l'ouate emmaillotte ses délicates petites feuilles ; au dehors, une solide cuirasse d'écailles, disposées avec la régularité des tuiles d'un toit, l'enserre étroitement. En outre, pour empêcher l'humidité de pénétrer, les pièces de l'armure écailleuse sont goudronnées d'un mastic résineux qui, maintenant pareil à du vernis desséché, se ramollit au printemps pour laisser le bourgeon s'épanouir. Alors les écailles, cessant d'être agglutinées l'une à l'autre, s'écartent toutes visqueuses ; et les premières feuilles, enveloppées d'un délicat duvet roux, se déploient au centre de leur berceau entr'ouvert.
Presque tous les bourgeons, au moment du travail printanier, présentent, à des degrés divers, cette viscosité résultant de la fusion de leur enduit résineux. Je vous signalerai d'une manière spéciale ceux du peuplier, qui, pressés entre les doigts, laissent suinter une abondante glu jaune et amère. Cette glu est diligemment récoltée par les abeilles, qui en font leur propolis, c'est-à-dire le ciment avec lequel elles mastiquent les fissures et crépissent les parois de la ruche avant de construire leurs rayons. Vous partagerez mon avis, j'en suis sûre : avec sa modeste apparence, l'enveloppe d'un bourgeon est un chef-d'oeuvre. L'étui d'écailles coriaces brave les intempéries, le vernis repousse l'humidité, la doublure de bourre empêche l'accès du froid.
Sous les écailles sont les feuilles du bourgeon, toutes petites, pâles, délicates, et disposées d'une façon merveilleusement savante pour occuper le moins de place possible et tenir toutes, malgré leur grand nombre, dans leur étroit berceau. On ne saurait se figurer ce que peut renfermer un bourgeon dans un espace quelquefois si petit, que nous serions embarrassées rien que pour y loger un grain de chènevis. Il y a là des feuilles par douzaines, il y a là des grappes entières de fleurs. La grappe enfermée dans un bourgeon de lilas compte cent fleurs et plus. Et tout cela trouve sa place dans l'étroite cavité ; rien n'est déchiré, rien n'est meurtri. Si les diverses pièces d'un trousseau était une fois défait, où trouverait-on des doigts assez délicats pour le refaire ?
Les feuilles principalement se prêtent à mille dispositions pour occuper le moins de place possible. Elles prennent la forme de cornets, elles s'enroulent en volutes tantôt sur un bord seul, tantôt sur les deux à la fois; elles se ploient en deux, soit en long, soit en large ; elles se pelotonnent, se chiffonnent, ou se plissent en éventail.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874