Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis l'histoire des Gaëls qui, le corps peint de dessins bleus, poursuivaient le terrible bœuf sauvage avec des haches de pierre et des pieux durcis à la flamme. Les demeures dans des grottes, les huttes sur pilotis au milieu des lacs, les batelets d'osier, les grossiers pots ventrus, bien des fois étaient revenus dans la conversation. Claire surtout n'en finissait plus avec ses questions sur les curieuses mœurs de ces premiers habitants de la France. Comment faisaient-ils ceci ? comment faisaient-ils cela ? Aurore répondait à tout avec une inépuisable bonté.

AURORE. — Ces sauvages des anciens temps, ces Gaëls devinrent plus tard un peuple puissant que l'histoire désigne sous le nom de Gaulois. Leur pays, la France actuelle, s'appelait la Gaule. Dans ces noms de Gaule et de Gaulois, vous reconnaissez sans peine le vieux mot Gaël, d'où ils proviennent. Pour les antiques chasseurs tatoués je réserve le nom de Gaëls, et j'emploie celui de Gaulois pour désigner leurs descendants, tels que les avait faits une civilisation naissante.

Les demeures des Gaulois sont réunies en grandes bourgades dans les clairières des bois, au bord des fleuves, sur les plateaux d'un difficile accès, dans les îlots des marécages, sur les hautes falaises des bords de l'Océan, partout enfin où la nature des lieux rend la défense plus facile. Des abatis d'arbres, des branches entrelacées, des fossés, des murailles même, entourent la bourgade et en font un camp retranché, où la population voisine se réfugie avec ses troupeaux en temps de guerre.

Les huttes ont conservé leur forme primitive ; elles sont toujours rondes et construites avec des poteaux et des osiers tressés. Une couche de glaise battue les revêt à l'intérieur et à l'extérieur. Des soliveaux de chêne forment la charpente du toit, qui est pointu et couvert soit de chaume, soit de paille hachée pétrie avec de la terre. Le foyer est au milieu de la salle, entre quelques pierres, sans cheminée pour le dégagement de la fumée. L'habitation ne reçoit d'air et de jour que par l'ouverture de la porte. Son ameublement consiste en tables et sièges grossiers, en peaux de bêtes servant de tapis et de lits, en poteries de terre noire façonnée au tour.

Les métaux sont maintenant connus : l'or et l'argent pour les objets de luxe, le cuivre et le fer pour les armes et les outils. Comme le pays est riche en minerais, il n'est pas rare de voir, dans les huttes des guerriers en renom, de grands plats d'argent appendus au mur d'argile. Des colliers, des bracelets, des anneaux d'or, ornent le cou, les bras, les doigts autant des hommes que des femmes. Le vêtement de guerre est la saie, espèce de blouse de laine pareille de forme à celle de nos ouvriers, mais bariolée de carreaux aux vives couleurs ou semée de paillettes et de fleurons éclatants. Richesse de coloration à part, la blouse populaire serait donc le représentant de l'antique costume.

La grande ambition du Gaulois est d'éblouir ses amis et de terrifier ses ennemis. Pour les amis étincellent au mur les larges plats d'argent, qui se remplissent de venaison les jours de festin ; pour les ennemis, des fiches en andouillers de cerf supportent des groupes d'armes dont le luxe rehausse les menaçantes formes. Paré pour le combat, le chef gaulois est terrible d'aspect. Sa haute taille est encore grandie par un casque d'airain, imitant la gueule ouverte d'un animal féroce, et surmonté de cornes d'urus, d'ailes d'aigle ou de crinières flottantes. Ses yeux bleus ou verts lancent des éclairs à l'ombre d'une épaisse et longue chevelure, dont l'eau de chaux a changé la nuance blonde en un roux ardent ; des moustaches fauves lui pendent de la lèvre sur la poitrine. Au centre de son grand bouclier, quadrangulaire et peint de couleurs éclatantes, est sculpté le signe distinctif du guerrier, consistant en quelque figure d'oiseau ou d'animal sauvage. Un énorme sabre, à poignée enrichie d'or et de corail, lui descend sur la cuisse droite ; il tient à la main une lance dont le fer, long d'une coudée, aussi large que celui d'une faux, est droit vers la pointe et se recourbe à la base en replis qui font d'horribles blessures. Les autres armes sont un javelot qu'on lance enflammé sur l'ennemi, et un dard à trois pointes. L'arc et la fronde, qui frappent de loin et sans péril, sont méprisés.

Quelques usages des vieux Gaëls persistent encore. L'étranger qui pénètre dans une bourgade voit, avec horreur, des têtes humaines clouées sur les portes des demeures, au milieu de hures de sanglier et de crânes de loup. S'il est admis dans l'intimité d'un chef, celui-ci lui ouvre solennellement un coffret où sont conservées, avec des aromates, les têtes des ennemis abattus de sa main. Ce sont là ses titres de noblesse, ses glorieux trophées, plus précieux pour lui qu'un égal pesant d'or. Il les a rapportées du milieu de la mêlée pendues au cou de son cheval.

Néanmoins ces embaumeurs de têtes coupées sont hospitaliers envers l'étranger, et le gagnent aisément par leurs manières franches et cordiales. Ils le convient à des festins interminables pour l'entendre parler et avoir des nouvelles du dehors. Autour du foyer où se rôtissent les viandes, les chefs sont assis en demi-cercle sur une brassée d'herbages ou sur un rouleau de peaux. Les morceaux sont distribués suivant le degré de vaillance ; la cuisse de la bête est au plus brave. L'infusion d'orge fermentée, la bière, et plus rarement le vin que Massalie [ Aujourd'hui Marseille. ] commence à produire, circulent à la ronde dans des cornes de buffle. Cependant les têtes s'échauffent ; de la discussion bruyante, des invectives, on en vient aux armes, et des rixes sanglantes, souvent des meurtres, terminent le festin.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874