Aux deux extrémités de la terre, aux deux pôles, redoutables domaines du froid, l'eau, généralement, est à l'état solide. Elle y forme un sol de glace, des rochers, des îles, des montagnes de glace, qui, pour l'étendue et la solidité, ne le cèdent point aux îles, aux rochers, aux montagnes de pierre. La mer, gelée à une grande profondeur, y prend la dureté du roc, se soude aux terres voisines ; et le tout forme un continent de neige et de glace dont les limites avancent ou reculent suivant la saison, mais qui jamais ne fond en entier.
Les navigateurs qui pénètrent, dans la belle saison, au sein des mers arctiques, rencontrent d'abord des glaçons flottants détachés de la masse polaire et entraînés vers le Sud par les courants océaniques. Ces blocs de glace affectent toutes les formes. Ce sont des tours en ruine, des donjons percés à jour, des flèches, des aiguilles, des obélisques. Les uns figurent une colline avec sa crête à double versant, un cratère ébréché, un quartier de montagne, une île avec ses falaises, un promontoire avec ses escarpements ; les autres se recourbent en demi-voûtes qu'on prendrait pour des fragments de coupoles bâties de main d'homme, ou s'ouvrent en ponts rustiques à une ou plusieurs arches. Celui-ci se dresse en édifice fantastique, comme l'imagination n'oserait en rêver ; celui-là s'excave en grotte, en repaire digne d'abriter quelque monstre marin. On a vu de ces glaçons qui mesuraient trois kilomètres de tour. Leurs flèches dominaient la mer d'une cinquantaine de mètres de hauteur, et leur base plongeait de 200 mètres dans les eaux. Il n'est pas rare de rencontrer sur ces glaces flottantes quelque ours blanc embarqué pour de nouvelles rives. Passager d'un vaisseau digne d'elle, la monstrueuse bête explore la mer, à la recherche d'une proie. Il est moins rare encore de voir, incrustés dans leurs flancs, des quartiers de roc, des éclats de promontoire arrachés aux terres d'où elles sont parties.
Les glaces flottantes ne proviennent pas toutes, en effet, de la mer congelée, puis disloquée en fragments par quelque tempête ; elles viennent aussi de l'intérieur des terres par la voie des glaciers. Si dans nos contrées les glaciers s'arrêtent, pour se résoudre en torrents, à une hauteur d'un millier de mètres au moins, sous le climat arctique ils atteignent, sans se liquéfier, le niveau de la mer. Au Groenland, par exemple, il se forme des fleuves de glace encore plus considérables que ceux des Alpes. Ces fleuves progressent lentement ; ils marchent, mais ils ne coulent jamais ; ils restent solides depuis leur source jusqu'à leur embouchure. Au lieu de verser des eaux à mer, ils y versent des montagnes de glace. Le fleuve solide s'avance donc au milieu des flots tout d'une pièce, avec ses moraines, ses blocs de pierres recueillis en route et enclavés dans sa masse. Quelquefois il surplombe, comme un promontoire sapé par la mer. Un jour ou l'autre, une solennelle détonation éclate ; mille échos s'éveillent et répercutent le fracas. C'est l'extrémité du glacier qui, cédant à son poids et à l'action des vagues, vient de se détacher et de tomber dans la mer. Une houle violente, déterminée par sa chute, se propage à la ronde, et annonce que la flotte des glaçons compte un colosse de plus.
Tantôt les glaçons errent un à un sur la mer ; tantôt ils s'avancent en flotte innombrable dans toute l'étendue que la vue peut embrasser. C'est alors que le spectacle est le plus étrange ; on croirait voir osciller sur les flots les ruines de quelque cité de géants bâtie avec du cristal, de l'albâtre et du marbre. Mais c'est alors aussi que le danger est grand. Ces masses colossales pirouettent sur elles-mêmes, se penchent et se redressent, s'éloignent ou se rapprochent, suivant les ondulations de la mer ; elles frôlent l'une contre l'autre avec des grincements sinistres, s'entre-choquent et se brisent en éclats. Malheur au navire qui se trouverait pris entre deux glaçons au moment du choc ! Il serait broyé comme une coquille de noix entre les mâchoires d'un étau.
Il descend parfois de la mer de Baffin des blocs incomparablement plus volumineux, connus sous le nom de plaines de glace. Les navigateurs en ont vu mesurant trente-cinq lieues de long sur dix en large. Souvent brisées et ressoudées en désordre, ces plaines de glace sont hérissées de mille aspérités, de chaînes de monticules, comme le sol d'une île. Une épaisse couche de neige les recouvre en entier. On les prendrait pour des cantons neigeux arrachés à la terre ferme et jetés à la mer, où quelque force mystérieuse les maintiendrait flottants. Leur vitesse de transport est effrayante, et la puissance de leur choc n'a pas de terme de comparaison. Aussi le navire qui voit, dans la brume de l'horizon, s'avancer une de ces masses, semblable à une île qui abandonnerait son archipel, n'a qu'une chance de salut ; c'est de fuir au plus vite pour laisser le passage libre au formidable radeau.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874