AURORE. — Aux plus lointaines époques dont l'histoire ait gardé un vague souvenir, ce qui doit être un jour le beau pays de France est une contrée sauvage, couverte d'immenses forêts, où errent, vivant de chasse, quelques rares peuplades de Gaëls ou Gaulois. Ce sont des hommes de haute stature, larges d'épaules, à peau blanche, à chevelure longue et blonde, aux yeux bleus ou verts. Ils ont pour armes des haches et des couteaux de pierre, des flèches dont la pointe est une arête de poisson, un éclat tranchant de caillou. A leur bras gauche est fixé, pour la défense, un bouclier de bois étroit et long ; de leur main droite ils balancent, pour l'attaque, tantôt un pieu durci au feu, tantôt un lourd assommoir ou massue. Pour franchir audacieusement les fleuves et les. bras de mer, ils ont de fragiles batelets faits en osier tressé comme nos corbeilles, mais revêtus au dehors d'un cuir de boeuf qui empêche l'eau de pénétrer.
MARIE. — Mais ce sont là des armes et des bateaux de sauvages !
AURORE. — Sans doute ; aussi les premiers Gaëls, nos. ancêtres néanmoins, étaient-ils véritablement des sauvages, différant à peine de ceux de nos temps. Ils se paraient le corps de dessins bleus avec la couleur extraite d'une plante nommée pastel. Pour rendre la parure ineffaçable, ils faisaient môme pénétrer la couleur dans la peau au moyen de piqûres saignantes.
Cette pratique, nommée tatouage, se retrouve de nos jours en bien des pays, chez les peuplades étrangères aux bienfaits de la civilisation. A l'autre bout de la terre, sous nos pieds, les naturels de la Nouvelle-Zélande sont des plus experts en ce genre de décorations. Avec un poinçon aigu, imprégné de diverses couleurs, ils se piquent à petits coups et tracent, point par point, de capricieux dessins, qui font de leur peau une véritable broderie vivante. Des spirales rouges et bleues tournent en sens inverse des deux côtés du front et se continuent en rosace sur les joues. Des palmettes se déploient sur les ailes du nez ; un soleil darde ses rayons tout autour du menton ; deux ou trois petites étoiles à cinq pointes bleuissent la lèvre inférieure. Le reste du corps est orné avec le même luxe : des animaux fantastiques occupent le milieu du dos ; une tortue sort la tête et les quatre pattes de sa carapace dans le creux de la poitrine, les mains et les pieds, piqués d'un fin réseau, semblent recouverts de gants et de bas à jour. A peu près ainsi devaient se décorer les vieux Gaëls.
CLAIRE. — Ces pauvres gens de la Nouvelle-Zélande doivent se faire un mal horrible pour se défigurer de la sorte.
AURORE. — L'opération est des plus douloureuses, en effet, et cependant ils la supportent sans sourciller. Une seule piqûre d'aiguille nous fait tressaillir ; ces rudes corps restent impassibles quand l'artiste en tatouage les larde avec son poinçon.
CLAIRE. — Dans quel but se font-ils tant de mal ?
AURORE. — Dans le but surtout de se donner une tournure plus fière, un air plus menaçant en présence de l'ennemi. En certains archipels de la Polynésie, nous trouverions des coutumes plus étranges encore. Telle peuplade se balafre le visage en s'enlevant de fines lanières de peau, de manière que les plaies cicatrisées reproduisent divers dessins en hideuses petites crêtes rouges. D'autres se passent un bâtonnet pointu dans le cartilage des narines ; d'autres s'ouvrent une large boutonnière dans la lèvre inférieure pour y enchâsser un coquillage.
Les antiques Gaëls avaient-ils des usages analogues ? C'est possible ; du moins il est certain qu'ils se tatouaient avec la couleur du pastel. Certains traits de moeurs sont parfois si tenaces, qu'après une longue suite de siècles, au milieu de la civilisation la plus florissante, le tatouage n'a pas encore complètement disparu chez nous. Sur les robustes bras de nos ouvriers, on voit tous les jours, tatoués en bleu, des emblèmes de métier, des devises. C'est là, sans doute, un reste des primitifs usages.
Les Gaëls avaient les cheveux longs et soyeux comme de la filasse de lin ; ils leur donnaient une teinte d'un roux ardent par de fréquents lavages dans une lessive de chaux. Tantôt ils les graissaient avec du beurre rance et les laissaient s'étaler dans toute leur longueur sur les épaules, tantôt ils les nouaient au-dessus du front en une haute touffe ou crinière pour se grandir et se donner un aspect plus terrible.
CLAIRE. — Dans un livre de voyages, j'ai vu des gravures représentant les Indiens de l'Amérique du Nord avec une pareille touffe de cheveux noués au sommet de la tête. Les Gaëls avaient donc le même usage ?
AURORE. — Oui, mon enfant. A des milliers d'années d'intervalle, dans les forêts de l'ancien monde et dans celles du nouveau, le sauvage à peau blanche, le Gaël, et le sauvage à peau rouge, l'Indien, adoptent la même parure de guerre : la chevelure nouée sur le front.
AUGUSTINE. — Ces Indiens se colorent donc la peau, pour l'avoir ainsi rouge ?
AURORE. — En aucune manière : leur couleur naturelle est un brun rougeâtre qui rappelle la teinte de la brique. Quand il se pare pour le combat, l'Indien fixe à sa houppe de cheveux divers ornements, l'aile d'un épervier, la griffe d'un léopard, le râtelier d'un ours. Ainsi, sans doute, se décorait le Gaël, se faisant beau pour la bataille. La houppe de l'Indien est un audacieux défi, une horrible bravade. Quand l'ennemi est à terre, abattu d'un coup de massue, le vainqueur le saisit par sa touffe de cheveux, il lui incise la peau tout autour de la tête avec la pointe d'un couteau, puis tirant, il arrache tout d'une pièce la sanglante chevelure.
MARIE. — Ah ! Qelle horreur !
AURORE. — Cette chevelure est un trophée qu'il fera sécher à la fumée de sa hutte et qu'il portera pendu à la ceinture comme témoin de ses exploits. Sa considération dans la tribu, sa prépondérance dans les conseils, sont proportionnées au nombre de chevelures enlevées à l'ennemi. Vous comprenez maintenant la farouche bravade de l'Indien avec sa touffe de cheveux toute nouée, toute prête pour l'horrible opération. Qu'on vienne y toucher, et l'on saura ce que pèse sa massue !
CLAIRE — J'espère que les Gaëls n'avaient point cette abominable coutume ?
AURORE. — Ils faisaient pire : ils emportaient, non la chevelure, mais la tête entière, qu'ils mettaient dessécher au soleil, clouée par les oreilles à l'entrée de leur habittion, au milieu de trophées de chasse, hures de sangliers et têtes de loups. .
MARIE. — Et nous descendons de ces affreux sauvages ?
AURORE. — Ces Gaëls tatoués, à crinière rousse, clouant sur leur porte le crâne de l'ennemi, sont, autant que l'histoire peut remonter le cours des âges, les premiers habitants de notre pays ; nous les comptons au nombre de nos ancêtres les plus reculés. Quelques-unes de leurs barbares coutumes se sont transmises jusqu'à nous, très-adoucies, il est vrai. Je viens de vous le montrer au sujet du tatouage ; pour la seconde fois, je le constate au sujet des trophées de chasse. A l'exemple des vieux Gaëls, ou cloue encore dans les campagnes, sur les grandes portes des fermes, des têtes de loups et de renards, des cadavres d'éperviers et de hiboux.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874