Un jour Aurore raconta ce qui suit à son jeune auditoire.

Il me souviendra toujours de quelle rude manière un mien ami fut éconduit par un cuisinier de renom. Un jour de gala, il trouva l'artiste aux sauces en méditation gastronomique devant ses fourneaux. Face épanouie, menton à cascades, nez florissant flanqué de bourgeons, ventre majestueux, serviette retroussée sur la hanche, toque de percaline : tel était l'homme.

Les casseroles bruissaient doucement sur les fourneaux. Par la jointure des couvercles, des bouffées s'exhalaient délicieusement odorantes et sapides. On eût dîné rien qu'à les respirer. L'âtre flambait devant la poularde truffée et le dindonneau chamarré d'aiguillettes de lard. A côté, la grive grassouillette et aromatisée de genièvre distillait ses entrailles sur la tartine beurrée.

— Eh bien, fit mon ami après les compliments d'usage, à quel chef-d'œuvre en sommes-nous ?

— Râble de lièvre au coulis de vanneaux, répliqua l'artiste en se léchant le doigt avec les signes d'une profonde satisfaction ; et il souleva le couvercle d'une casserole. Aussitôt, dans la salle, un fumet se répandit à éveiller chez les plus sobres le démon de la sensualité. Mon ami loua fort, puis  :

— Vous êtes habile, tous en conviennent, dit-il ; mais, parbleu ! la belle affaire que de cuisiner bon avec de bonnes choses, que de faire un excellent rôti avec une poularde, un mets de haut goût avec un coulis de vanneaux ! L'idéal du métier serait d'obtenir le rôti et le contenu de cette casserole, dont vous êtes justement fier, sans poularde, sans râble de lièvre et sans vanneaux. Le précepte « Pour faire un civet de lièvre, prenez un lièvre » est trop exigeant. Ne prend pas de lièvre qui veut. Il serait mieux de prendre autre chose de très-commun, à la portée de tous, et d'obtenir tout de même le civet.

Le cuisinier écoutait ahuri, tant mon ami parlait avec un air de sincère conviction.

— Un vrai civet de lièvre sans avoir de lièvre, un vrai rôti de poularde sans avoir de poularde ? Et vous feriez cela, vous ?

— Non, pas moi je n'ai pas, tant s'en faut, l'habileté voulue. Mais enfin, je sais quelqu'un qui le fait et auprès duquel vous et vos confrères n'êtes encore que d'ineptes fricoteurs.

La prunelle du cuisinier s'alluma d'un éclair. L'amour propre de l'artiste était blessé au vif.

— Et qu'emploie-t-il, s'il vous plaît, votre maître parmi les maîtres, car je suppose qu'il ne tire pas ses poulardes de rien ?

— Il fait usage d'assez pauvres ingrédients. Voulez-vous les voir ? Les voici au complet.

Mon ami sortit trois fioles de sa poche. Le cuisinier en prit une. Elle contenait une fine poussière noire. L'artiste aux coulis palpa, goûta, flaira.

— C'est du charbon, fit-il ; vous me la donnez belle ! Vos poulardes au charbon doivent être fameuses Voyons la seconde fiole. C'est de l'eau, ou je me trompe fort.

— C'est de l'eau, en effet.

— Et la troisième ! Tiens, il n'y a rien ?

— Si, il y a quelque chose de l'air.

— Va pour de l'air. Dites donc ça ne doit pas être lourd à l'estomac, vos poulardes à l'air. Parlez-vous sérieusement ?

— Très-sérieusement.

— Vrai ?

— Tout ce qu'il y a de plus vrai.

— Votre artiste fait ses poulardes avec du charbon, de l'eau, de l'air, et rien de plus ?

— Oui.

Le nez du cuisinier tournait au bleu.

— Avec de l'eau, du charbon et de l'air, il ferait cette brochette de tourdes ?

— Oui, oui

Du bleu, le nez du cuisinier passait au violet.

— Avec du charbon, de l'air et de l'eau, il ferait ce pâté de foie gras, cette étuvée de pigeons ?

— Oui, cent mille fois oui !

Le nez montait à sa dernière phase : il devenait cramoisi. La bombe éclata. Le cuisinier se crut devant un maniaque qui se moquait de lui. Il prit mon ami par les épaules et le mit à la porte, en lui jetant aux jambes les trois fioles à poulardes. Le nez irascible redescendit par degrés du cramoisi au violet, du violet au bleu, du bleu au ton normal, mais la démonstration de la poularde au charbon, à l'air et à l'eau, resta inachevée.

MARIE. — Votre ami plaisantait, sans doute, avec ses trois fioles ?

AURORE. — Il ne plaisantait en aucune manière ; ses trois fioles contenaient réellement de quoi faire tout ce que préparait le cuisinier.

MARIE. — Je vous crois, mais je ne comprends pas.

AURORE. — Vous comprendrez tout à l'heure.

CLAIRE. — Vous allez nous continuer cette curieuse histoire ?

AURORE. —Oui, je vais la continuer pour vous, mes enfants, à la condition que vous m'écouterez attentivement, car, voyez-vous, être distraites, bâiller quand on vous parle, c'est éconduire les gens tout aussi impoliment que le fit le cuisinier à l'égard de mon ami.

AUGUSTINE. — Nous serons très-attentives.

AURORE. — Il est une catégorie de savants qui, du matin au soir, se creusent la cervelle pour savoir d'une chose le fin et le superfin. On leur donne le nom de chimistes. Pour eux, un grain de sel n'est pas seulement un grain de sel, une miette de pain n'est pas seulement une miette de pain. Ils veulent en savoir plus long et connaître de quelles substances sont formés ce grain de sel et cette miette de pain.

Leur lieu de travail se nomme laboratoire. Ils ont là, dans de grandes vitrines, toutes les drogues imaginables. Si vous ouvriez tel flacon pour en respirer l'odeur, vous tomberiez à la renverse ; si vous mettiez sur la langue une parcelle de telle autre, vous croiriez mâcher des charbons ardents. Il y a là des liquides qui rongent les métaux et en un instant les mettent en purée ; il y en a qui, mélangés, font rage, se mettent à bouillir tout seuls et projettent avec fracas de redoutables éclaboussures. Il y a là des poudres qui prennent feu en apparaissant à l'air, d'autres qui explosionnent rien qu'en y soufflant dessus. Malheur à la main novice qui toucherait au contenu de ces vitrines !

Puis ce sont des fourneaux de tout genre, de ronds, de carrés, de hauts, de courts, à longs tuyaux, sans tuyaux, en tôle, en terre cuite, en chaux, où se fait un feu d'enfer pour cuire un grain de sable, un rien. Ce sont des grils pour étendre la chose étudiée sur la braise, des marmites de bronze pour la soumettre au bain d'huile bouillante ou du plomb fondu ; des ustensiles de forme bizarre pour la plonger dans des vapeurs corrosives ; des cages de verre où l'on fait arriver une épouvantable atmosphère où pas un ne résisterait le quart d'une minute. Le froid vous prend aux os la première fois qu'on visite un pareil arsenal ; on se sent dans un monde nouveau, plein d'embûches. Comment la matière garderait-elle ses secrets, quand tous ces engins, toutes ces drogues la travaillent ?

Le chimiste soumet la miette de pain à ses recherches pour savoir de quelles substances elle se compose. Il l'enferme dans un tube de verre avec des poudres qui doivent la brûler, puis il met le tube sur la braise ardente. C'est bientôt fait, allez ! Dès que le pain sent la chaleur, surtout les morsures de la drogue avec laquelle il est emprisonné, le secret de sa composition est connu. On reconnaît que le pain, nourriture par excellence, renferme trois choses dont aucune n'est bonne à manger, trois choses et rien de plus du charbon, de l'air et de l'eau.

MARIE. — Précisément les mêmes ingrédients avec lesquels votre ami prétendait qu'un grand artiste fait les poulardes.

AURORE. — Exactement les mêmes. La viande est interrogée à son tour par le chimiste. Sa réponse est celle de la miette de pain. La viande renferme du charbon, de l'eau, de l'air, et plus rien, entendez-vous ? plus rien.

MARIE. — Toujours les ingrédients aux poulardes.

AURORE. — Commencez-vous à comprendre ce que voulait dire mon ami avec ses trois fioles ? Il y avait là juste de quoi faire de la chair. Or chair de poularde, chair de mouton, de bœuf ou de tout autre animal, au fond, c'est même chose. C'est toujours du charbon, de l'air et de l'eau en même quantité.

Augustine et Claire commençaient à regarder Aurore avec un certain ébahissement, qui d'un peu plus aurait fait tourner leur nez au cramoisi, comme celui du cuisinier.

— Ne me regardez pas ainsi d'un air d'incrédulité, fit Aurore. Le cuisinier, ahuri par de pareils propos, pouvait croire à une plaisanterie de mon ami ; mais vous savez bien que je ne plaisante pas. Ce que je dis là est pour tout de bon.

CLAIRE. — J'en suis persuadée, tante Aurore ; cependant un morceau de pain tendre et blanc, une appétissante côtelette, ne me font guère l'effet de charbon, d'air et d'eau.

AURORE. — Vous ne croyez donc pas un mot de ce que je vous dis là ! Je ne vous en veux pas : ce que je vous raconte est si étrange ! Aux gens qui ne veulent pas croire, on fait voir et toucher. Je vais vous faire voir et vous faire toucher. Si nous n'avons pas l'arsenal du chimiste, nous pouvons du moins disposer de l'épreuve par le feu. C'est assez pour vous convaincre.

Nous mettons un morceau de pain sur un poêle rouge. Le pain fume, se grille, noircit. Si nous attendons assez, la fin ce n'est plus... Dites-le vous-même ; je ne veux pas influencer votre réponse.

CLAIRE. — Ce n'est plus que du charbon.

AURORE. — Bouche-d'Or n'eût pas mieux parlé. Mais dites-moi ce charbon, d'où vient-il ? Est-il sorti du poêle à travers le couvercle, pour se substituer au pain ? Vous ne le pensez pas, bien sûr, ni Marie, ni Augustine.

MARIE. — Il ne peut provenir que du pain lui-même.

AURORE. — II provient du pain, c'est tout clair ; et comme l'on ne peut donner que ce que l'on a, le pain, qui donne du charbon, en avait au début, mais blotti, dissimulé au milieu d'autres choses qui nous empêchaient de le voir. Ces autres choses sont parties, chassées par la chaleur, et voilà que le charbon, dépouillé de son entourage, apparaît noir, craquant, en vrai charbon qu'il est. Quand on soupçonne le loup embusqué dans un fourré, invisible à tous les regards, pour le faire sortir, on met feu aux broussailles. Nous venons de mettre feu au pain pour en déloger le charbon et le forcer d'apparaître. Etes-vous convaincues ? Le pain, si blanc, si savoureux, si nourrissant, renferme-t-il ou non du charbon, tout noir, sans saveur, immangeable ?

MARIE. — Il en renferme, et même beaucoup.

CLAIRE. — Voilà pour la première fiole aux poulardes. Et les autres ?

AURORE. — Pour la seconde, c'est tout aussi facile. Au-dessus de la fumée que répand le pain en voie de se griller, nous exposons une lame de verre, et cette lame ne tarde pas à se couvrir de fines gouttes d'eau, absolument comme si l'on soufflait dessus son haleine humide. Cette eau provient de la fumée, et celle-ci du pain. Le pain renferme donc de l'eau, en abondance même. Si nous pouvions la recueillir toute dans notre modeste expérience, vous seriez étonnées de la quantité d'eau que nous mangeons avec une bouchée de pain.

CLAIRE. — Mais l'eau ne se mange pas ; elle se boit.

AURORE. — Je dis que nous mangeons, car telle qu'elle est dans le pain avant l'épreuve du feu, l'eau ne coule pas, ne mouille pas, ne désaltère pas. C'est de l'eau solide, de l'eau sèche, de l'eau qui se mâche sous la dent au lieu de se boire. Ou plutôt ce n'est plus de l'eau, mais quelque autre chose de même nature, qui fait corps avec l'air et le charbon, et forme un tout, le pain.

CLAIRE. — J'accorde la seconde fiole aux poulardes, puisque enfin on trouve de l'eau sur la lame de verre exposée aux fumées du pain grillé. Reste la troisième, celle de l'air.

AURORE. — Ici la démonstration n'est plus possible avec les moyens si élémentaires dont nous disposons. Des trois substances annoncées, je vous en montre deux, le charbon et l'eau. Admettez de confiance la troisième.

CLAIRE. — Admis à l'unanimité il y a de l'air dans le pain. Après ?

AURORE. — Voila qui est reconnu. Le pain se compose de charbon, d'air et d'eau, qui s'unissent d'une certaine façon, se fondent l'un dans l'autre et cessent d'être charbon, air et eau, pour devenir une autre substance, ne rappelant en rien les matériaux qui l'ont produite. Le blanc est né du noir, le savoureux de l'insipide, le nutritif du non-nutritif.

La chair soumise à l'action du feu donne la même réponse. Elle devient charbon, comme le prouvent les côtelettes laissées trop longtemps sur le gril ; elle dégage enfin une fumée où se trouvent de l'air et de l'eau.

N'allons pas plus loin : les résultats seraient toujours les mêmes. Toute chose que nous mangeons ou que nous buvons, toute chose qui nous sert d'aliment, sans en excepter une, se ramène à de l'eau, du charbon et de l'air. Toute chose qui fait partie du corps de l'animal, toute chose qui fait partie de la plante, se ramène, à très peu d'exceptions près, à de l'eau, du charbon et de l'air.

CLAIRE. — Toujours et partout les trois fioles à poulardes. On pourrait donc préparer avec du charbon, de l'air et de l'eau, les diverses choses que nous mangeons ?

AURORE. — En aucune manière ; ce serait folie que d'y songer. J'affirme seulement que tout ce que le cuisinier préparait, quand mon ami lui présenta ses trois fioles, pouvait se ramener à du charbon, de l'air et de l'eau ; je viens de vous en convaincre. Il y avait réellement dans ces fioles les matériaux premiers des poulardes, des étuvées de pigeons, des pâtés de foie gras, des tartes à la crème mais pour assembler ces substances en chair et en farine, pour en faire les aliments que le chimiste, dans ses brutales opérations, sait uniquement détruire, l'artiste manquait, le grand artiste dont parlait mon ami.

CLAIRE. — Cet artiste, quel est-il ?

AURORE. — La plante, mes filles, le modeste brin d'herbe. C'est ce que je vous apprendrai plus tard.

source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874