Monsieur,
Une petite course botanique et entomologique que les vacances de Pâques m'ont permis de faire à Carpentras a occasionné le retard que j'ai mis à répondre à votre dernière lettre. Permettez-moi d'abord de vous offrir mes remerciements pour le mémoire sur les Scorpions que vous avez bien voulu m'adresser. La lecture de ce mémoire m'a d'autant plus vivement intéressé que j'avais déjà exercé mon scalpel novice sur le scorpio occitanus qui est très-fréquent sur les collines arides des environs d'Avignon, et que j'ai retrouvé en d'autres points du département entre autres à Orange.
Encore un mot sur les Cerceris. Le manque de livres m'a fait commettre une bévue au sujet du Cerceris major chasseur de Curculionites, mais j'espère que Mr M. Edwards aura biffé d'un trait de plume ce double emploi. Dorénavant pareil inconvénient ne se présentera plus puisque vous voulez bien permettre à mon inexpérience de vous demander vos précieux conseils. Vous soupçonnez que le second Cerceris variété de l'ornata n'est pas le légitime ravisseur du Sphenoptera geminata. Je n'ai pas saisi, il est vrai, le Bupreste entre les pattes du Cerceris, car au moment où j'ai fait cette trouvaille la saison était déjà avancée, c'était en 7bre ; et les cellules devaient être depuis long-temps approvisionnées. Je n'ai trouvé dans les cellules, à cette époque, que des débris de Buprestes. Aux alentours de ces cellules j'ai vu uniquement roder le petit Cerceris que je vous ai envoyé, je l'ai même à trois ou quatre reprises saisi dans les couloirs qui menaient à ces cellules. C'est là le motif qui me l'a fait prendre pour le véritable ravisseur de ces Buprestes. Y a-t-il un quiproquo de ma part ? c'est possible, il me paraît cependant difficile d'expliquer la présence de ce Cerceris dans les couloirs des cellules approvisionnées de Buprestes. Quoiqu'il en soit j'ai de fort bonnes raisons pour croire que ces magasins de Buprestes ne sont pas la propriété du C. Bupresticida : 1° parce que les cellules sont creusées dans un talus vertical de mollasse et non dans un terrain horizontal, un chemin battu ; 2° parce que les provisions des cellules consistent toujours et uniquement en Sphenoptera geminata, bien qu'il y ait dans la même localité quelques autres Buprestes d'un volume à peu près pareil. C'est par centaines que j'ai recueilli les Buprestes déjà rongés par les larves et je n'ai pas encore vu un seul débris appartenant à une autre espèce. 3° parce queje n'ai jamais vu dans ces contrées le C. Bupresticida qu'il m'aurait été si aisé de reconnaître avec le signalement que vous en avez donné. Toutes ces raisons me portent à croire que si en effet le Cerceris que je vous ai envoyé n'est pas le légitime ravisseur du sphenoptera il doit y avoir un autre Cerceris différent du Bupresticida et se livrant à des chasses analogues. C'est là le seul résultat qui soit de quelque importance pour mon mémoire sur ces intelligentes bestioles. J'ai mis à profit ma course à Carpentras pour examiner encore mes filons Buprestigères. J'ai trouvé comme auparavant des cellules pleines de débris de Buprestes et des débris de cocons en forme de poire très-allongée. Je me propose de revenir de temps à autre épier le ravisseur encore problèmatique et j'espère à force de patience avoir enfin le mot de l'énigme.
En même temps que j'observais au mois de 7bre dernier les manœuvres du C. Major je fus témoin des travaux d'un sphex qui enfouit pour sa progéniture des Grillons, (Gryllus campestris). J'ai recueilli dernièrement bon nombre de Nymphes de ce sphex enveloppées dans un long cocon pyriforme. Je me propose de suivre les transformations de ces Nymphes. A-t-il été publié quelque chose sur ces hyménoptères, sur leurs mœurs, leurs chasses, leurs métamorphoses ?
Je suis avec le plus profond respect,
Monsieur
votre très-humble et très-reconnaissant serviteur
J. H. Fabre
Avignon 28 Mars 1856
source : Revue d'histoire des sciences - Année 1991 - Volume 44, Numéro 2, pp. 203-218: « Quatre lettres inédites de Jean-Henri Fabre à Léon Dufour », de Pascal Duris