Une course entomologique faite, le 23 mai de cette année-ci, aux environs de Carpentras, me permet de combler une légère lacune que présente mon mémoire sur les Méloïdes [ Mémoire sur l'hypermétamorphose et les moeurs des Méloïdes (Ann. des sc. nat. 4° série, t. VII. p. 299) ]. Il s'agit dela voie que suivent les jeunes larves de Méloé pour passer sur le corps des Hyménoptères dont ils convoitent les provisions. J'ai montré comment les jeunes Filaris, éclos à l'entrée même des couloirs des Anthophores, peuvent aisément se glisser dans la toison de ces dernières ; mais je n'avais pu encore constater comment les jeunes Méloés, nés loin des demeures des Abeilles maçonnes, dans une cavité souterraine creusée par leur mère, parviennent à exécuter une pareille invasion. Guidé par une exquise sagacité, autant que par le vague souvenir de l'observation incomplète qu'il cite dans son travail sur les Méloés, M. Newport croit que les jeunes larves de ces insectes vont, au sortir du terrier natal, se camper sur les fleurs, en particulier sur celles des pissenlits, et que là elles attendent les Hyménoptères qui, pour butiner, y viendront tôt ou tard. Cette opinion est précisément l'exposé de ce que je viens d'observer avec tout le loisir désirable, et ma note pourrait se borner à ce peu de mots, si les merveilleuses migrations de ces animalcules ne faisaient désirer quelques détails.

Un talus vertical encaissant la route de Carpentras au mont Ventoux a été cette fois le théâtre de mes observations. Ce talus, calciné par les feux d'un soleil méridional, est exploité par de nombreux essaims d'Anthophores, qui, plus industrieuses que leurs congénères, savent bâtir, à l'entrée de leurs couloirs, avec des filets vermiculaires de terre, un vestibule, un bastion défensif en forme de cylindre arqué ; en un mot, par des essaims d'Anthophora parietina. Un maigre tapis de gazon s'étend du bord de la route au pied du talus. Pour suivre plus à l'aise les évolutions des Anthophores en travail, dans I'espoir de leur dérober encore quelque secret, je m'étais étendu depuis peu d'instants sur ce gazon, au coeur même de l'essaim inoffensif, lorsque mes vêtements se trouvèrent envahis par des légions de petits Poux jaunes courant avec une ardeur désespérée dans le fourré filamenteux de la surface du drap. Dans ces animalcules, dont j'étais çà et là poudré comme d'une poussière d'ocre, j'eus bientôt reconnu de vieilles connaissances, de jeunes larves de Méloé, que, pour la première fois, j'observais autre part que dans la fourrure des Hyménoptères ou dans l'intérieur de leurs cellules. Je ne pouvais laisser échapper une occasion aussi belle de compléter mes études sur ces larves, et d'apprendre en particulier comment elles parviennent à s'établir sur le corps des Hyménoptères.

Le gazon où je m'étais couvert de ces larves en m'y reposant un instant présentait quelques plantes en fleur, dont les plus abondantes étaient trois composées : l'Hedypnois polymorpha, le Senecio gallicus, et une Camomille (Anthemis arvensis). C'est sur une composée que M. Newport pense avoir observé de jeunes Méloés  : " I remember to have once observed, on a hot sunny day, a vast number of minute yellow hexapods, very similar to those of Meloe, lying quietly between the petals of the flower of the Bandelion. » Aussi mon attention se dirigea-t-elle tout d'abord sur les plantes que je viens de mentionner. A ma grande satisfaction, presque toutes les fleurs de ces trois plantes, surtout celle de la Camomille, se trouvaient occupées par un nombre plus ou moins grand de jeunes Méloés. Sur tel calathide de Camomille, j'ai pu compter une quarantaine de ces animalcules tapis, immobiles, au milieu des fleurons. Par contre, il me fut impossible d'en découvrir sur les fleurs de Coquelicot et de Diplotaxis muralis poussant, pêle-mêle au milieu des plantes précédentes. Il me paraît donc que c'est uniquement sur les fleurs composées que les larves de Méloé attendent l'arrivée des Hyménoptères.

Outre cette population campée sur les calathides des composées, et qui, par son immobilité, dénotait que, pour le moment, elle avait atteint son but, je ne tardai pas à en découvrir une autre bien plus nombreuse, et trahissant ses recherches, sans résultat, par une anxieuse activité. A terre, sous le gazon, couraient effarées d'innombrables petites larves, rappelant sur quelques points le tumultueux désordre d'une fourmilière bouleversée ; d'autres grimpaient, à la hâte, au sommet d'un brin d'herbe, et en descendaient avec la même précipitation ; d'autres encore plongeaient dans la bourre soyeuse des Gnaphales desséchés, y séjournaient un moment, et reparaissaient bientôt après pour recommencer leurs actives recherches. Enfin, avec un peu d'attention, je pus me convaincre que, dans l'étendue d'une dizaine de mètres carrés environ, il n'y avait peut-être pas un seul brin de gazon qui ne fût exploré par plusieurs de ces larves. J'assistais évidemment à la sortie des Méloés hors des terriers maternels ; une partie de ces jeunes s'était déjà établie sur les fleurs de Camomilles, des Seneçons, etc., tandis que la majorité errait encore à la recherche de ce gîte provisoire. C'est par cette population errante que j'avais été envahi en me couchant au pied du talus habité par les Anthophores. Toutes ces larves, dont je n'oserais evaluer le nombre effrayant de milliers, formaient-elles une seule famille, reconnaissaient-elles une même mère ? Malgré ce que M. Newport nous a appris sur l'étonnante fécondité des Méloés,je ne saurais le croire, tant leur multitude était grande. Quoique le tapis de verdure se continuât dans une longue étendue sur le bord de la route, il me fut impossible d'y découvrir une seule larve de MéIoé autre part que dans les quelques mètres carrés placés en face du talus habité par les Abeilles maçonnes. Ainsi ces larves ne devaient pas venir de loin ; pour se mettre à la portée des Anthophores, elles n'avaient pas eu de longues pérégrinations à exécuter, puisqu'on n'apercevait nulle part les retardataires, lestraînards inévitables dans une pareille caravane en voyage. Les terriersoù s'était faite l'éclosion des larves se trouvaient donc dans ce gazon en face des demeures des Abeilles ; d'où il résulte queles Méloés, loin de déposer leurs oeufs au hasard comme le ferait croire leur vie errante, et de laisser en entier aux jeunes larves le soin de rechercher leur futur domicile, savent reconnaître les lieux hantés par les Anthophores, et font leur ponte à proximité de ces lieux. Si le point où les oeufs sont déposés n'est pas indifférent, il n'en est pas de même de l'espèce d'Anthophore aux dépens de laquelle se nourrissent les larves. Voilà déjà trois espèces diverses, l'Anthophora retusa d'après M. Newport, l'A. pilipes et l'A. parietina d'après mes observations, qui sont exploitées par le même parasite, par le Meloe cicatricosus. Les larves, en effet, qui sont le sujet de cette note, étaient en tous points pareilles à celles dont j'avais suivi l'évolution pour mon précédent travail ; d'ailleurs en fouillant, à des époques antérieures, précisément les mêmes demeures de l'A. parietina, j'avais trouvé dans de vieilles cellules des Meloe cicatricosus adultes, mais desséchés, et morts depuis longtemps ; ce qui lève, je crois, tout doute sur la détermination spécifique des larves actuelles.

Avec cette innombrable multitude de parasites occupant les fleurs synanthérées dans le voisinage intime des nids des Anthophores, il est impossible que, tôt ou tard, tout l'essaim ne soit infesté par les jeunes Méloés. Au moment de mes observations, une partie, relativement fort minime de la légion famélique, était en attente sur les fleurs composées, l'autre partie errant encore sur le sol où les Anthophores ne se posent que rarement ; et cependant, au milieu du duvet thoracique de presque toutes les Anthophores que j'ai saisies pour les examiner, j'ai constaté la présence de plusieurs larves de Méloé. J'en ai également trouvé sur le corps des Mélectes et des Coelioxys, Hyménoptères parasites des Anthophores. Suspendant leur audacieux va-et-vient devant les galeries en construction, ces Hyménoptères se reposent un instant sur quelque fleur de Camomille, et voilà que le voleur sera volé. Dans leur duvet, une larve imperceptible s'est glissée, qui, au moment où le parasite, après avoir détruit I'oeuf de l'Anthophore, déposera le sien sur le miel usurpé, se laissera couler sur cet oeuf pour le détruire à son tour, et rester unique maître des provisions. La pâtée de miel amassée par l'Anthophore passera ainsi par trois maîtres, et restera finalement la propriété du plus faible des trois. Et qui nous dira si le Méloé ne sera pas à son tour dépossédé par un nouveau larron, ou même si, à l'état de larve molle, somnolente et replète, il ne deviendra pas la pâture de ces petits Chalcidiens qu'on trouve établis par nombreuses familles dans les vieilles cellules, au milieu des débris de la larve dont ils ont rongé les entrailles vivantes. En méditant sur cette lutte fatale, implacable, que la Nature impose pour leur conservation à ces divers êtres tour à tour possesseurs et dépossédés, tour à tour dévorants et dévorés, un sentiment pénible se mêle à l'admiration que suscitent les moyens employés par chaque parasite pour atteindre son but ; et oubliant un instant le monde infime dans lequel ces choses se passent, on est pris d'effroi devant cette connexion d'astuces, de larcins et de brigandages, qui rentrent, hélas ! dans les vues del'alma parens rerum.

Les jeunes larves de Méloé, établies dans le duvet des Anthophores ou dans celui des Mélectes et des Coelioxys leurs parasites, avaient pris une voie infaillible pour arriver tôt ou tard dans la cellule désirée. Etait-ce de leur part un choix dicté par l'omniscience de l'instinct, ou tout simplement l'effet d'un heureux hasard ? Dans mon précédent travail, j'ai été amené par diverses considérations à croire que les larves de Méloé s'attachent indistinctement à tout insecte qui passe à leur portée ; c'est ce que mes nouvelles observations ont pleinement confirmé.

Divers Diptères, des Éristales, des Calliphores (Eristalis tenax, Calliphora vomitoria), s'abattaient de temps en temps sur les fleurs de Seneçon ou de Camomille occupées par les jeunes Méloés, et arrêtaient un moment pour en sucer les exsudations sucrées. Sur ces Diptères, j'ai trouvé, à bien peu d'exceptions près, des larves de Méloé immobiles au milieu des poils, des soies du thorax. Je citerai encore, comme envahie par ces larves, une Ammophile (A. hirsuta) qui approvisionne ses terriers de chenilles au premier printemps, tandis que ses congénères n'exécutent ce travail qu'en automne. Cette Ammophile ne fit que raser pour ainsi dire la surface d'une fleur ; je la pris : des Méloés circulaient déjà sur son corps. Il est clair que ni les Eristales, ni les Calliphores, dont les larves vivent dans les matières putrides, ni les Ammophiles, qui nourrissent les leurs de chenilles, n'auraient jamaisamené dans des cellules remplies de miel les larves qui les avaient envahis. Ces larves s'étaient donc fourvoyées, etl'instinct, chose rare, se trouvait ici pleinement en défaut.

Portons maintenant notre attention sur les jeunes Méloés en expectative sur les fleurs de Camomille. Ils sont là, sur une seule fleur, une vingtaine ou davantage, à demi plongés dans la gorge des fleurons ou dans leurs interstices ; aussi faut-il une certaine attention pour les apercevoir, leur cachette étant d'autant plus efficace, que la couleur ombrée de leur corps se confond avec la nuance jaune des fleurons. Si rien d'extraordinaire ne se passe sur la fleur, si un ébranlement subit ne trahit l'arrivée d'un hôte étranger, les Méloés restent immobiles. On pourrait croire, à les voir plongés verticalement la tête en bas dans le tube des fleurons, qu'ils sont à la recherche, pour leur nourriture, de quelque humeur sucrée. Mais alors ils devraient plus ou moins fréquemment passer d'un fleuron à un autre, ce qu'ils ne font pas, si ce n'est lorsqu'après une alerte sans résultat, ils regagnent leurs cachettes, et choisissent les endroits qui leur paraissent les plus favorables. Leur immotilité dénote que les fleurons de la Camomille leur servent seulement d'embuscade, comme plus tard le corps de I'Anthophore leur servira uniquement de véhicule pour arriver à la cellule de l'Hyménoptère. Ils ne prennent donc aucune nourriture pas plus sur les fleurs que sur le corps des Hyménoptères, et, comme pour les Sitaris, leur premier repas consiste dans l'oeuf d'Anthophore, que les crocs de leurs mandibules sont destinés à éventrer. Leur immobilité est, disons-nous, complète ; mais rien n'est plus facile que d'éveiller leur activité en suspens. Avec un brin de paille, ébranlons légèrement une fleur de Camomille : à l'instant, les Méloés quittent leurs cachettes, s'avancent en rayonnant dans tous les sens sur les pétales blancs de la circonférence, et les parcourent d'un bout à l'autre avec toute la rapidité que permet l'exiguïté de leur taille. Arrivés au bord extrême des pétales, ils se fixent sur ce bord soit avec leurs appendices caudaux, soit peut-être à l'aide d'une viscosité analogue à celle que sécrète le bouton anal des larves de Sitaris, et le corps pendant au dehors, les six pattes libres, ils exécutent des flexions en tous sens, et s'étendent autant qu'ils le peuvent, comme s'ils s'efforçaient d'atteindre un but trop éloigné. Si rien ne se présente qu'ils puissent saisir, après quelques vaines tentatives, ils regagnent lecentre de la fleur, et reprennent bientôt leur immobilité. Mais si on leur met à proximité un objet quelconque, ils ne manquent pas de s'y accrocher avec une prestesse surprenante. Une feuille de graminée, un fétu de paille, les branches de mes pinces, tout leur est bon, tant il leur tarde apparemment de quitter le séjour provisoire de la fleur. Il est vrai qu'arrivés sur ces objets inanimés, ils reconnaissent bientôt qu'ils ont fait fausse route, ce que l'on voit aisément à leurs marches et contre-marches désespérées, et à leur tendance à revenir sur la fleur s'il en est encore temps. Ceux qui se sont ainsi jetés étourdiment sur un bout de paille, et qu'on laisse retourner sur la fleur, se reprennent difficilement au même piège. Il y a donc aussi pour ces points vivants une mémoire, une expérience des choses ! Après ces essais, j'en ai tenté d'autres avec des matières filamenteuses, imitant plus on moins bien le duvet des Hyménoptères, avec de petits morceaux de drap ou de velours coupés sur mes vêtements, avec des tampons de coton, avec des pelotes de bourre récoltée sur les Gnaphales. Sur tous les objets présentés au bout des pinces, les Méloés se sont précipités sans aucune difficulté ; mais loin d'y rester en repos, comme ils le font sur le corps des Hyménoptères, ils m'ont bientôt convaincu, par leurs démarches inquiètes, qu'ils se trouvaient aussi dépaysés dans ces fourrures que sur la surface glabre d'un tuyau de paille. Je devais m'y attendre : ne venais-je pas de les voir errer sans repos sur les Gnaphales enveloppés de bourre cotonneuse ; s'il leur suffisait d'atteindre l'abri d'un duvet pour se croire arrivés à bon port, presque tous périraient, sans autre tentative, au milieu du duvet des plantes.

Présentons-leur maintenant des insectes vivants, et d'abord des Anthophores. Si l'Anthophore, débarrassée préalablement des parasites qu'elle peut porter, est saisie par les ailes, et mise un instant en contact avec la fleur, on la trouve invariablement, après contact rapide, envahie par des Méloés accrochés à ses poils. Ceux-ci gagnent prestement un point du thorax, généralement les épaules, les flancs, et arrivés là, ils restent immobiles : la seconde étape de leur étrangevoyage est atteinte. Après les Anthophores, j'ai essayé les premiers insectes vivants qu'il m'a été possible de me procurer sur-le-champ, des Éristales, des Calliphores, des Abeilles domestiques et de petits Papillons. Tous ont été également envahis par les Méloés, sans hésitation et sans tentatives de leur part pour revenir sur la fleur. Faute de pouvoir trouver à l'instant des Coléoptères, je n'ai pu expérimenter avec ces derniers. M. Newport opérant, il est vrai, dans des conditions bien différentes des miennes, puisque ses observations portaient sur de jeunes Méloés captifs dans un flacon, tandis que les miennes étaient faites dans des circonstances normales ; M. Newport, dis-je, a vu les Méloés s'attacher aux corps d'un Malachius, et y rester immobiles : ce qui me porte à croire qu'avec d'autres Coléoptères, j'aurais obtenu les mêmes résultats qu'avec des Éristales, par exemple. La classe des insectes épuisée, j'ai mis à leur portée ma dernière ressource, une grosse Araignée noire. Sans hésitation, les Méloés ont passé de la fleur sur le céphalothorax de la bête, ont gagné le voisinage des articulations des pattes, et s'y sont établis immobiles. Ainsi tout leur paraît bon pour arriver à leur futur domicile, et sans distinction d'espèces, de genres, de classes, ils s'attachent au premier être vivant que le hasard amène à leur portée. On conçoit alors comment ces jeunes larves ont pu être observées sur une foule d'insectes différents, et particulièrement sur les espèces printanières de Diptères ou d'Hyménoptères butinant sur les fleurs ; on conçoit encore la nécessité de ce nombre prodigieux de germes pondus par une seule femelle de Méloé, puisque l'immense majorité des larves qui en proviendront prendra infailliblement une fausse voie, et ne pourra parvenir aux cellules des Anthophores. La fécondité supplée à l'insuffisance de l'instinct ; cependant, au milieu de ces aberrations, un fait reste bien admirable, mais impossible à expliquer. J'ai dit que les Méloés passent sans difficulté de la fleur sur les objets à leur portée, quels qu'ils soient, glabres ou velus, vivants ou inanimés ; mais cela fait, les larves se comportent bien différemment, suivant qu'elles viennent d'envahir soit le corps d'un animal, d'un insecte, soit tout autre objet. Dans le premier cas, sur un Diptère et un Papillon velus, sur une Araignée et un Malachius glabres, elles restent immobiles, après avoir gangé le point qui leur convient ; leur impulsion instinctive est donc alors satisfaite. Dans le second cas, au milieu du duvet du velours ou du drap, au milieu des filaments soit du coton, soit de la bourre de Gnaphale, et enfin sur la surface glabre d'une paille ou d'une feuille, elles trahissent la connaissance de leur méprise par leurs allées et venues sans repos, et par leurs efforts pour revenir sur la fleur imprudemment abandonnée. Comment donc reconnaissent-elles la nature du corps sur lequel elles viennent depasser ? Comment se fait-il que ce corps, quel que soit l'état de sa surface tantôt leur convienne et tantôt ne leur convienne pas ? Est-ce par la vue qu'elles jugent de leur nouveau séjour ? Mais alors la méprise ne serait pas possible : la vue leur dirait tout d'abord si l'objet à leur portée est convenable ou non, et, d'après ses conseils, l'émigration s'effectuerait ou ne s'effectuerait pas. Puis comment supposer qu'ensevelie dans l'épais fourré d'une pelote de velours ou dans la toison d'une Anthophore, l'impeceptible larve puisse reconnaître par la vue l'incommensurable colosse qu'elle parcourt ? Est-ce par l'attouchement, par quelque sensation produite par les frémissements intimes de toute chair viavnte.  ? Pas davantage : les larves de Méloé restent immobiles sur des cadavres d'Insectes totalement desséchés, sur des Anthophores mortes, extraites de cellules vieilles d'au moins un an ; que dis-je, je les ai vues en parfaite quiétude sur des tronçons desséchés d'Anthophores ; sur des têtes, des thorax rongés, vidés par des Mites depuis longtemps. Je cite quelque chose d'analogue, au sujet des larves de Sitaris, dans mon Mémoire sur les Méloïdes. Par quel sens est-il donc possible de distinguer un thorax d'Anthophore d'un tampon de velours, quand la vue et le toucher ne peuvent être invoqués ? Il reste l'odorat. Mais aussi quelle exquise subtilité ne lui faut-il pas supposer ; et puis quelle analogie d'odeur peut-on admettre entre tous les Insectes qui, morts ou vivants, en entiers ou en tronçons, frais ou desséchés, conviennent aux Méloés, tandis que tout autre objet ne leur convient pas ? J'aime mieux renoncer à toute interprétation par l'intermédiaire d'un sens, et recourir à cette faculté incompréhensible qui voit l'invisible, flaire ce qui n'a pas d'odeur, et connaît ce qui ne peut être connu ; j'aime mieux, en un mot, recourir à l'instinct. En défaut pour reconnaître les espèces qui seules peuvent amener les Méloés dans les cellules approvisionnées de miel, l'instinct reprend toute son infaillibilité lorsqu'il s'agit de différencier le corps d'un insecte d'un autre objet, même de celui qui en simule les apparences superficielles.

Après les observations que je viens de faire connaître, il me restait à fouiller la nappe verticale de terre habitée par les Anthophores, pour voir, comme je l'avais fait l'année dernière, la larve de Méloé campée sur l'oeuf de l'Abeille, et pour en suivre les diverses transformations. Mais ce talus, calciné par le soleil depuis de longues années, exigeait, pour être entamé, l'emploi d'un pic, d'un ciseau de maçon, etc., et, pris à l'improviste, je n'avais absolument rien de pareil. D'ailleurs le temps me manquait ; j'avais à peu près atteint l'heure de mon retour à Avignon. Qu'aurais-je appris de nouveau en soulevant les nids des Anthophores ? Rien, probablement. J'aurais vu seulement sur une plus grande échelle les faits que j'ai relatés dans mon travail sur les Méloés ; j'aurais compté par centaines les cellules envahies par ces parasites, tandis que jusqu'ici je n'ai pu en trouver qu'un fort petit nombre.

J'ajouterai ici sur les métamorphoses des Cantharides (Cantharis vesicatoria) quelques mots qui me sont suggérés par un passage d'un ouvrage dont je dois la communication à l'obligeance de M. Jourdain, proviseur du lycée de Montpellier. D'après Ratzeburg (Die Forstinsekten, Berlin 1837, t. 1er, p. 89), les Cantharides creusent dans le sol, avec les pattes antérieures, un terrier où elles déposent leurs oeufs, et qu'elles referment ensuite soigneusement en y repoussant la terre qui en a été extraite. Les Méloés, ainsi qu'on l'a déjà vu, se comportent absolument de la même manière. Les oeufs pondus par une Cantharide sont ordinairement au nombre de trente à quarante ; c'est bien peu relativement aux pontes prodigieuses des Sitaris et des Méloés. Il est vrai qu'après cette ponte, les ovaires des Cantharides renferment encore beaucoup d'oeufs, mais petits. Ceci ferait soupçonner une seconde et peut-être une troisième ponte, nouveau trait d'analogie avec les Méloés. Les jeunes Larves issues de ces oeufs, décrites et figurées par Ratzeburg (loc. cit., pl. 11, fig. 27), présentent avec celles des Méloés une telle similitude, que, sans la légende de la planche, j'aurais rapporté à ces dernières la figure qui reproduit une larve de Cantharide. C'est de part et d'autre la même, forme linéaire, élancée, aplatie, les mêmes antennes terminées par des soies longues et fines, les mêmes mandibules crochues, les mêmes appendices caudaux formés de deux longues soies divergentes, etc. Nous trouvons ainsi, d'une part, une analogie complète entre les moeurs de la Cantharide mère et celles des Méloés, et, d'autre part, la similitude la plus frappante entre les jeunes larves de ces deux genres; il devient alors extrêmement probable que cet étroit parallélisme ne s'arrête pas là. Je crois donc que les Cantharides, comme les trois autres Méloïdes dont il est question dans mon Mémoire, subissent les transformations multiples que j'ai appelées du nom d'hypermétamorphose ; je crois enfin que les Cantharides, à l'état. de larves, sont parasites, et vivent aux dépens de quelque Hyménoptère récoltant. Quelques observateurs, Ratlzeburg et autres, ont vainement tenté d'élever des larves de Cantharides en les tenant dans des flacons remplis de terre fraîche ou dans une caisse à demi pleine de bois et de feuilles de Frène en décomposition. Si ces larves n'ont pu prospérer, c'est, suivant toute apparence, par les mêmes motifs qui ont fait échouer les tentatives de M. Newport au sujet des larves de Méloé, et mes premières tentatives relatives aux larves de Sitaris. Ce qu'il fallait à ces larves de Cantharides, c'était, sans doute, des cellules approvisionnées demiel, et peut-être aussi pourvues de l'oeuf de I'Hyménoptère.

D'après Ratzeburg lui-même, il est vraisemblable que les larves de Cantharides ont les mêmes habitudes que celles de Méloés, sur lesquelles on ne savait rien encore de certain. Il repousse l'idée du parasitisme des Méloés, parasitisme déjà en partie entrevu. Il est vrai qu'il se fait une idée fausse de ce parasitisme, en croyant qu'il consiste en ce que la larve vit sur le corps de divers Diptères ou Hyménoptères. On sait maintenant que ces larves ne vivent pas de la substance de ces Insectes, mais se cramponnent simplement à leur corps pour se faire transporter dans une cellule pleine de miel, lorsque toutefois elles se sont accrochées à des Hyménoptëres récoltants. Avec cette manière de voir, Ratzeburg ne peut songer au parasitisme pour les larves de Cantharides, car, dit-il, aprés que les larves se seront nécessairement dispersées de toutes parts avec les hôtes qui les emportent dans leur vol, comment les insectes parfaits pourraient-ils se retrouver si promptement réunis sur les mêmes points. La réflexion est parfaitement juste ; mais en admettant que les larves de Cantharides ne cherchent, comme celles des autres Méloïdes, qu'un véhicule sur le corps des Hyménoptères pour arriver aux cellules, tout change aussitôt d'aspect, surtout si ces Hyménoptères vivent en nombreux essaims, comme les Anthophores. Les larves de Sitaris sont emportées dans tous les sens par les Hyménoptères ; mais tôt ou tard tout rentre au logis commun, et quand les morphoses sont terminées, les insectes parfaits se trouvent réunis par milliers sur un même point. Les Cantharides, elles aussi, se montrent par troupes nombreuses, nouveau motif de croire qu'elles ont un logis commun où elles se métamorphosent, et ce logis peut très bien être quelque coin de terre habité par un essaim d'Hyménoptères.

D'après Olivier (Encycl. méth.), les larves de Cantharides ont le corps mou, d'un blanc jaunâtre, composé de treize anneaux. Leur tête est arrondie, un peu aplatie, munie de deux antennes courtes, filiformes. La bouche est munie de deux mandibules assez solides. Ces larves ont six pattes, courtes, écailleuses ; elles vivent dans la terre, où elles se nourrissent, ajoute Olivier, de diverses racines. Je trouve dans cette description succincte quelques traits qui rappellent la larve de Méloés dans sa seconde forme, larve dont j'ai donné les caractères et la figure. Olivier me paraît donc avoir décrit la larve de Cantharide dans sa seconde forme, dans celle qu'elle affecte lorsque, après avoir probablement gagné une cellule d'Hyménoptère, elle en dévore les provisions. L'habitation de cette larve sous terre me fait présumer qu'elle était établie dans les demeures de quelques Halictes qui creusent leurs galeries dans un sol horizontal. Quant aux racines qu'Olivier attribue pour nourriture aux larves de Cantharides, je crois que c'est une erreur.

Ainsi tout se réunit pour me porter à généraliser les conséquences de mon Mémoire sur les Méloïdes, et à attribuer aux Canthaides l'hypermétamorphose et les moeurs que j'ai fait connaître.

Jean-Henri FABRE
Professeur d'Histoire naturelle au Lycée d'Avignon

source : Annales des Sciences Naturelles et de Zoologie, Paris, 1858.