Le terrain de mollasse des environs de Carpentras (Vaucluse) se prête à un genre de constructions économiques qu'on utilise fréquemment dans la campagne, sous forme de hangars, de celliers, et enfin des modestes retraites au milieu des vignes. Entre deux puissantes dalles de grès séparées par un lit convenable de terre marneuse ou de sable friable, on pratique une excavation qui a pour plafond la dalle supérieure, et l'édifice est bâti.
L'une des plus remarquables de ces chambres agrestes, tant par son étendue que par les merveilles entomologiques qu'elle renferme et que je vais essayer de raconter, sert de hangar dans la maison de plaisance de Fauconnette appartenant à M. Gaudibert-Barret. L'inépuisable obligeance de M. Gaudibert pour tout ce qui a rapport aux sciences m'a permis, jusqu'à ce que la lumière se fît, de fouiller impunément avec la pointe de mon pic destructeur les flancs de la chambre monolithe ; car cette méthode, empruntée à l'art du carrier, est la seule qui permette de se procurer le sujet de ce mémoire. Les faces latérales de cette excavation, surtout vers l'entrée, et le plafond, lorsque le roc n'y est pas immédiatement à nu, sont forés d'une multitude d'orifices circulaires, pressés l'un contre l'autre jusqu'à se trouver fréquemment contigus. Ces trous arrondis dont la régularité peut défier la tarière, et les corridors capricieusement flexueux auxquels ils servent d'entrée, et qui s'enfoncent à 2 ou 3 décimètres dans les parois du hangar, sont l'ouvrage d'un Hyménoptère collecteur du miel, d'une Anthophore, Anthophora pilipes, fort commune dans ces contrées. C'est généralement sous des abris plus ou moins pareils à celui que je viens de décrire que cet Hyménoptère établit son domicile.
Je l'ai vu également mettre à profit des voûtes grossières en pierre sèche destinées à soutenir un remblai, et se glisser dans les interstices séparant les voussoirs bruts. Mais quand ces abris, ces grottes, soit naturels, soit produits par la main de l'homme, ne sont pas à sa portée, l'Anthophore bâtit ses cellules dans l'épaisseur des nappes verticales d'un sol nu et exposé au midi, comme en présentent les talus des chemins profondément encaissés. Si l'on veut assister aux travaux de l'industrieuse Abeille, c'est dans la dernière quinzaine du mois de mai qu'il faut se rendre sur ces divers chantiers. On peut alors, mais à respectueuse distance, contempler, dans toute son activité vertigineuse, le tumultueux et bourdonnant essaim occupé à la construction et à l'approvisionnement des cellules. C'est plus fréquemment dans les mois d'août et de septembre que j'ai visité les diverses localités habitées par l'Anthophore. A cette époque, tout est silencieux dans le voisinage des nids, car les travaux sont achevés depuis longtemps, comme le témoigneraient au besoin les nombreuses toiles d'araignée qui tapissent tous les recoins, et s'enfoncent en tubes de soie dans l'intérieur des galeries de l'Hyménoptère. N'abandonnons pas cependant à la hâte la cité naguère si populeuse, si animée, et maintenant déserte. A quelques pouces de profondeur dans le sol, dorment, jusqu'au printemps prochain, des milliers de larves et de nymphes enfermées dans leurs cellules d'argile. Des proies succulentes, incapables de défense, engourdies comme le sont ces larves, ne pourraient-elles tenter quelques parasites assez industrieux pour les atteindre ? Voici, en effet, des Diptères à livrée lugubre, mi-partie blanche et noire, des Anthrax (Anthrax sinuata) volant mollement d'une galerie à l'autre pour y déposer leurs oeufs, en voici d'autres plus nombreux dont la mission est remplie, et qui, étant morts à la peine, pendent desséchés aux toiles d'araignée. Ici, la surface entière d'un talus à pic ou tout le plafond d'une grotte est tapissé de cadavres secs d'un Coléoptère (Sitaris humeralis) appendus, comme ceux des Anthrax, aux réseaux soyeux des Araignées. Et donnant la vie au milieu même de la mort, parmi ces cadavres circulent affairés des Sitaris mâles s'accouplant avec la première femelle qui passe à leur portée, tandis que les femelles fécondées enfoncent leur volumineux abdomen dans l'orifice d'une galerie et y disparaissent à reculons. Il est impossible de s'y méprendre quelque grave intérêt amène en ces lieux ces deux espèces qui dans un petit nombre de jours, apparaissent, s'accouplent, pondent, et meurent aux portes mêmes des habitations des Anthophores.
Donnons maintenant quelques coups de pioche au sol où doivent se passer les singulières péripéties que l'on soupçonne déjà, et où l'annéedernière pareille chose s'est passée ; peut- être y trouverons-nous des témoins irrécusables du parasitisme présumé. Si l'on fouille l'habitation des Anthophores dans les derniers jours du mois d'août, voici ce qu'on observe. Les cellules, formant la couche superficielle, ne sont pas pareilles à celles qui sont situées à une plus grande profondeur. Cette différence provient de ce que le même établissement est exploité à la fois par l'Anthophore et par une Osmie (Osmia tricornis), comme on peut s'en convaincre par une courte observation faite au mois de mai. Les Anthophores sont les véritables pionniers, le travail du forage des galeries leur appartient en entier : aussi leurs cellules sont-elles situées tout au fond. L'Osmie profite des galeries abandonnées, soit à cause de leur vétusté, soit à cause de l'achèvement des cellules qui en occupent la partie la plus reculée ; et c'est en les divisant, au moyen de grossières cloisons de terre, en chambres inégales et sans art, qu'elle construit ses cellules. Le seul travail de maçonnerie de l'Osmie se réduit donc à ces cloisons. C'est d'ailleurs le mode ordinaire adopté, dans leurs constructions, par les diverses Osmies, qui se contentent d'une fissure entre deux pierres, ou de la tige sèche et creuse de quelque plante, pour y bâtir à peu de frais leurs cellules empilées, au moyen de faibles cloisons de mortier. Les cellules de l'Anthophore d'une régularité géométrique irréprochable, d'un fini parfait, sont des ouvrages d'art creusés à une profondeur convenable dans la masse même du banc argilo-sablonneux et sans autre pièce rapportée que l'épais couvercle qui en ferme l'orifice étroit. Ainsi protégées par la prudente industrie de leurs mères, hors de toute atteinte au fond de leurs retraites solides et reculées, les larves de l'Anthophore sont dépourvues de l'appareil glandulaire destiné à sécréter la soie. Elles ne se filent donc jamais de cocon, mais reposent à nu dans leurs cellules dont l'intérieur est poli avec un soin minutieux. En se laissant guider par ces lois providentielles qu'on ne trouve jamais en défaut dans les mille moyens employés par la nature pour sauvegarder même la moindre espèce, on doit s'attendre à trouver d'autres procédés de défense dans les cellules de l'Osmie, placées sous la couche superficielle du banc, irrégulières, rugueuses dans leur intérieur, et à peine protégées contre les ennemis du dehors par de minces cloisons de terre. Les larves de l'Osmie savent, en effet, s'enfermer dans un cocon ovoïde, d'un brun foncé, très solide, qui les met à la fois à l'abri du rude contact de leurs cellules informes et des mandibules de parasites voraces, larves de l'Anthrène, larves de Clerus octo-punctetus, Acariens, etc., ennemi multiple qu'on trouve rôdant dans les galeries quoerens quem devoret. C'est au moyen de cette admirable balance entre les talents de la mère et ceux de la larve que l'Osmie et l'Anthophore échappent, dans leur premier âge, à une partie des dangers qui les menacent. Il est donc facile de reconnaître, dans le banc exploité, ce qui appartient à chacun des deux Hyménoptères, par la situation et la forme des cellules, et enfin par le contenu de ces dernières, consistant, pour l'Anthophore, en une larve nue, et pour l'Osmie, en une larve incluse dans un cocon. En ouvrant un certain nombre de ces cocons, on finit par en trouver qui, au lieu de la larve de l'Osmie, contiennent chacun une nymphe étrange que reproduit la figure 1. Ces nymphes, au moindre attouchement, à la plus légère secousse, se livrent à des mouvements désordonnés, fouettent violemment de leur abdomen les parois de leur demeure qu'elles ébranlent et font entrer dans une sorte de trépidation. Aussi, sans ouvrir même le cocon, on est averti de la présence de cette nymphe par un sourd frôlement qui se fait entendre dans l'intérieur de l'habitacle de soie lorsqu'on vient à le remuer. L'extrémité céphalique de cette nymphe est façonnée en espèce de boutoir armé de six robustes épines, et qui constitue un appareil éminemment propre à fouir. En outre, une double rangée de crochets règne sur l'arceau dorsal des quatre segments intérieurs de l'abdomen, et enfin un faisceau de pointes acérées forme l'armure de l'extrémité anale. Si l'on examine attentivement la surface de la nappe verticale de terre qui recèle ces divers nids, on ne tarde pas a découvrir des nymphes pareilles aux précédentes, engagées par l'extrémité postérieure dans une galerie de leur diamètre, et ayant l'extrémité antérieure librement saillante au dehors. Mais ces nymphes sont réduites à leurs dépouilles sur le dos et sur la tête desquelles règne une longue fissure par où s'est échappé l'insecte parfait. La destination de la puissante armure de la nymphe devient ainsi manifeste c'est la nymphe qui est chargée de déchirer le cocon tenace qui l'emprisonne, de fouiller le sol compacte où elle est enfouie, de creuser une galerie avec son boutoir à six pointes et d'amener enfin au jour l'insecte parfait incapable, apparemment, d'exécuter lui-même d'aussi rudes travaux. Et en effet, ces nymphes, prises dans les cocons, m'ont donné dans l'intervalle de quelques jours un débile Diptère, l'Anthrax sinuata, tout à fait impuissant à entamer le cocon et encore plus à se frayer une issue à travers un sol que je ne fouille pas sans peine avec la pioche. Bien que de pareils faits abondent dans l'histoire des insectes, c'est toujours avec une profonde admiration que l'on constate les effets de cette incompréhensible puissance qui, tout à coup à un moment donné, commande irrésistiblement à un obscur vermisseau d'abandonner la retraite où il est en sûreté, pour se mettre en marche à travers mille difficultés, et pour venir à la lumière qui lui serait fatale dans toute autre occasion, mais qui est nécessaire à l'insecte parfait et où ce dernier ne saurait arriver de lui-même. J'essaierai de raconter un jour par quelle adroite tactique la larve de l'Anthrax se trouve finalement incluse, côte à côte, avec la larve ou la nymphe d'Osmie qu'elle doit dévorer dans un cocon intact et dans une cellule sans effraction ; pour le moment, je me bornerai au peu de mots que je viens de dire sur son compte et qui sont suffisants pour expliquer la présence, en si grand nombre, d'Anthrax adultes, morts ou vivants, aux portes du domicile commun des deux Hyménoptères. Mais voilà la couche des cellules de l'Osmie enlevée. La pioche atteint maintenant les cellules de l'Anthophore. Parmi ces cellules, les unes renferment des larves et proviennent des travaux du dernier mois de mai ; les autres, sans aucun doute plus vieilles, sont occupées par l'insecte parfait qui, métamorphosé trop tard, passera l'hiver dans cette retraite ; d'autres encore, aussi nombreuses que les précédentes, renferment un Hyménoptère parasite, une Mélecte (Melecta armata) également à l'état parfait ; enfin, les dernières contiennent une singulière coque ovoïde (figure 4), divisée en segments, pourvue de boutons stigmatiques, très fine, fragile, ambrée et si transparente, qu'on distingue très bien, à travers sa paroi, un Sitaris adulte (Sitaris humeralis), qui en occupe l'intérieur et qui se démène comme pour se mettre en liberté. Ainsi s'explique la présence, l'accouplement, la ponte en ces lieux, des Sitaris que nous venons de voir tout à l'heure errer en compagnie des Anthrax, à l'entrée des galeries des Anthophores. L'Osmie et l'Anthophore, copropriétaires de céans, ont donc chacune leur parasite particulier ; l'Anthrax s'attaque à l'Osmie et le Sitaris à l'Anthophore. Mais qu'est-ce que cette coque bizarre où le Sitaris est invariablement renfermé, coque sans exemple dans l'ordre des Coléoptères ? Y aurait-il ici un parasitisme au second degré ; c'est-à-dire le Sitaris vivrait-il dans l'intérieur de la chrysalide d'un premier parasite qui vivrait lui-même aux dépens de la larve de l'Anthophore ou de ses provisions ? Et comment encore ce ou ces parasites trouvent-ils accès dans une cellule qui paraît inviolable, à cause de la profondeur où elle se trouve, et qui d'ailleurs ne trahit à l'étude scrupuleuse de la loupe aucune violente irruption de l'ennemi ? Telles sont les questions qui se sont présentées à mon esprit, lorsque, pour la première fois en 1855, j'ai été témoin, à l'entrée de la grotte de Fauconnette, des faits que je viens de raconter. La solution de ce problème m'a tenu près de trois ans en haleine. Je viens d'obtenir le dernier mot de l'énigme cet été, et je suis enfin en mesure d'ajouter à l'histoire des morphoses des insectes, un de ses plus étonnants chapitres. Quelque exceptionnels que soient les faits que j'ai à raconter, j'ai été cependant devancé par Newport qui, dans un mémoire de main de maître [ On the Natural History Anatomy and Development of the Oil-Beetle, Méloé, more especially of Meloe cicatricosus, Leach, Trans. of the Linn. soc. vol XX, p. 297 ], nous a fait connaître des morphoses et des habitudes analogues chez les Méloës. Plus heureux que M. Newport, j'ai pu suivre jour par jour l'évolution de mes élèves, ce qui me permettra de combler, par analogie, au moyen des faits dont les Sitaris m'ont rendu témoin, les légères lacunes de l'histoire des Méloës. J'ai pu d'ailleurs suivre, en grande partie, l'évolution du Meloe cicatricosus, précisément le même que celui qui sert de type dans le mémoire du savant auteur anglais ; j'aurai donc aussi, pour combler ces lacunes, mieux que l'analogie, j'aurai l'observation directe.
Professeur d'Histoire naturelle au Lycée d'Avignon
source : Annales des Sciences Naturelles et de Zoologie, Paris, 1857.