J'ai commencé mes observations sur le ravageur dela vigne vers la fin du mois de juillet, c'est à dire à l'époque où l'Académie m'a fait l'honneur de me nommer son délégué dans la question du phylloxera.
Mon champ d'études a été le territoire de Sérignan (Vaucluse), l'un des points les plus maltraités par le fléau, où l'on ne voit plus, au lieu des magnifiques vignobles d'autrefois, que de rares vignes souffreteuses, renouvelées par d'obstinées replantations à mesure qu'elles périssent.
Mes recherches n'embrassent encore qu'une période trop courte pour me permettre des développements circonstanciés, d'où la pratique puisse retirer quelque fruit. J'ai recueilli des négations encore plus que des affirmations ; des problèmes ont surgi, des soupçons se sont élevés, soupçons et problèmes que je vais exposer avec l'extrême réserve que m'impose un sujet encore enveloppé pour moi d'épais nuages.
Mon attention s'est principalement portée sur les modes de migration, de diffusion des parasites. De nombreux tubes de verre, fermés à l'un et l'autre bout par un tampon de coton, contenaient chacun un fragment de racine envahi par le phylloxera à divers degrés de développement. Quelques-uns de ces fragments, les plus menus, étaient chargés surtout de jeunes et d'oeufs récemment pondus. En peu de jours, dans le courant d'août, ils se desséchaient, et j'assistais alors, dans la plupart des cas, au spectacle que voici.
La population parasite, consistant en jeunes, éclos pour le plus grand nombre dans le tube, abandonnaient l'aride radicelle et se mettaient à errer au hasard dans tous les sens de la prison de verre, avec une activité rendue encore plus frappante par l'habituelle immobilité de l'insecte. Cela me rappelait les allées et venues affairées des jeunes larves de Sitaris et autres Méloïdes, lorsqu'au printemps elles quittaient le gîte d'hiver pour se fixer sur la toison d'un hyménoptère.
Il importait de suivre dans les moindres détails ces pérégrinations obstinées, car j'avais évidemment devant moi les tentatives faites par le parasite en vue d'un déménagement vers un but à déterminer. Je constatais aussi que la plupart de mes captifs, après avoir longtemps erré s'insinuaient dans le tampon de coton terminant de part et d'autre le tube, s'engageaient dans la masse filamenteuse autant que les forces le leur permettaient, puis y restaient immobiles, paralysés sans doute par l'obstacle de l'ouate. Si je remplaçais le coton par un bouchon de liège, c'est dans l'étroite fissure entre ce bouchon de liège et la paroi de verre qu'ils venaient se loger et se tenir immobiles, incapables de se porter plus avant.
Ces faits se passaient en pleine lumière, les tubes étant à découvert sur ma table. La pensée me vint d'expérimenter l'influence de la lumière et de l'obscurité, pour connaître vers quel but tendait la population en déménagement. A cet effet, je choisis le tube le mieux peuplé, celui où les jeunes pucerons se montrent le plus actifs, et je l'enveloppe d'un cylindre opaque et un peu plus court que le tube, de manière que celui-ci déborde, mais par une extrémité seulement, d'un demi-centimètre. Il me suffit de refouler le tube dans son étui de papier, tantôt dans un sens tantôt dans l'autre, pour faire émerger soit l'une soit l'autre des extrémités et de les soumettre ainsi alternativement à l'influence de la lumière et de l'obscurité. Enfin le tube est déposé verticalement, le bout éclairé en haut.
Armé d'une loupe, je suis les résultats de mon expérience. L'attente n'est pas longue. je vois les insectes situés dans la partie du tube obombrée par l'étui, grimper activement sur la paroi de verre, gagner le haut et venir s'insinuer dans le tampon d'ouate. En peu de minutes, tous sont accourus à la lumière. En effet, les parasites étant immobiles entre les filaments de coton, je refoule le tube dans son étui pour éclairer la partie inférieure et mettre dans l'obscurité la partie supérieure. En ce moment, je ne vois en bas que quelques retardataires, ou même le plus souvent je n'en trouve aucun. Toute la population s'était donc portée en haut, là où était le jour.
Maintenant ce jour est en bas. Un nouveau déménagement commence, aussi prompt que le premier. Je vois, à la loupe, les parasites descendre, émerger de la partie obscure et accourir se blottir dans l'ouate du tampon d'en bas. Quand l'immobilité s'est faite, nouveau refoulement du tube et nouveau passage des insectes dans les parties supérieures, à la lumière. Ils abandonnent leur gîte inférieur, actuellement obscur, et reviennent, avec le même empressement au bout supérieur, éclairé. Ces migrations tour à tour dans le haut et le bas du tube émergeant de l'étui opaque, sont indéfiniment répétées avec un égal succès de ma part et une égale persévérance du parasite.
La direction du tube, qui est verticale, serait-elle pour quelque chose dans ces résultats ; l'ascension, la descente entreraient-elles dans les habitudes de l'insecte ? Le tube est déposé horizontalement, avec chacune de ses extrémités à tour de rôle éclairée. Le résultat reste le même. Les parasites accourent là où est la lumière et s'y tiennent immobiles une fois engagés dans l'ouate. Aucun doute, par conséquent, au sujet de la conclusion : les jeunes phylloxeras, abandonnant leur radicule desséchée, se dirigent vers la lumière.
Une vie souterraine, dans une continuelle et profonde obscurité ferait supposer l'absence des organes de la vision ; cependant, si l'on examine le phylloxera au microscope, on lui reconnaît de chaque côté de la tête trois points oculaires, deux antérieurs juxtaposés, le troisième isolé et postérieur. Ces points, sans présenter la savante structure
des yeux de l'insecte destiné à vivre en pleine lumière, sont du moins analogues aux taches oculaires des Myriapodes. Le Phylloxera, dès l'issue de l'oeuf, est donc suffisamment organisé pour se diriger vers la lumière lorsque son instinct le lui commande.
Que cherchent-ils en venant au grand jour ? Mes premiers soupçons se sont portés sur les parties aériennes de la vigne, feuilles, rameaux, écorce. Dans un tube, cette fois-ci exposé en plein à la lumière diffuse, devant ma fenêtre, j'ai introduit un fragment de feuille. Les pucerons errants ne s'y sont pas fixés, pas même parmi le duvet de la face inférieure. Après vingt-quatre heures d'attente, je les ai trouvés engagés dans le tampon d'ouate.
Un lambeau d'écorce n'a pas eu plus de succès ; mais une radicelle extraite de terre, a fini, non sans longues hésitations de la part de l'insecte, par attirer la vagabonde population. Au bout d'une paire de jours, mes captifs étaient fixés sur la racine, le suçoir implanté dans la tendre écorce. D'où cette autre conclusion qui me semble aussi précise que la première : les jeunes parasites, abandonnent la radicelle natale, comme trop aride, impuissante à les nourrir, émigrent en venant à la lumière, à la surface du sol, pour gagner une autre racine dans le voisinage, au moyen des crevasses du sol apparemment.
La persistance du phylloxera à s'insinuer aussi avant que possible dans l'ouate fermant mes tubes, ou bien dans l'étroit intervalle séparant le bouchon de liège de la paroi de verre, et sans nul doute l'indice des manoeuvres de l'insecte à travers les fissures du sol. Ce tampon d'ouate est pour l'animal expérimenté ce qui serait le sol plus ou moins meuble pour l'animal agissant dans les conditions naturelles. C'est l'obstacle qu'il faut traverser pour arriver à la surface.
J'ajoute que les parasites parvenus à leur complet développement, trop lourds apparemment, trop obèses pour semblables migrations ne m'ont rien montré de pareil. Sur leur racine se desséchant ou pourrissant, je les ai vus inactifs et se laissant dépérir sans tentatives bien manifestes d'aller chercher emplacement meilleur.
Un fait était donc à constater dans les conditions naturelles, fait d'importance majeure : celui des migrations du phylloxera venant à la surface du sol pour redescendre en terre et gagner des racines fraîches. Je sais bien que semblables voyages ont été constatés par les observateurs qui m'ont précédé dans cette voie, mais je me suis imposé, comme je l'ai toujours fait dans mes diverses recherches entomologiques, la loi formelle d'agir comme si j'ignorais tout. On a ainsi, à mon humble avis, la liberté d'esprit et la franchise d'allures que réclament les minutieux problèmes des moeurs d'un insecte.
Témoin des faits que je viens d'exposer, j'avais la conviction, en agissant à temps, de surprendre l'insecte dans ses migrations sur le terrain. De la patience et des yeux auxiliaires s'adjoignant aux miens, devaient suffire pour faire de soupçons certitude. Sans tarder, je me suis mis en observation, ayant pour aides mon fils Emile et mon gendre Mr Roux, professeurde physique, alors en vacances chez moi. Tous les trois, munis de loupes, couchés à plat ventre, la tête dans le fourré de feuillage qui nous protégeait contre l'insolation, nous avons examiné le sol autour des ceps, dans les vignes du voisinage, notamment dans celles qui m'avaient fourni les sujets d'expérimentation. Nos tentatives se sont répétées à toute heure du jour, dans des conditions atmosphériques très variées, et cela à des intervalles rapprochés pendant tout le mois d'août et la majeure partie de septembre. Notre patience, notre assiduité n'ont abouti à rien : aucun de nous trois n'est arrivé à voir un seul puceron à la surface du sol, je dis littéralement un seul. Les fouilles cependant nous les montraient en abondance, jeunes et vieux, sur les racines des mêmes ceps.
Au résultat négatif s'en adjoint un autre ; et des deux négations nous allons voir s'élever un soupçon qui ne manquerait pas d'intérêt si l'avenir le confirmait. Voici d'abord l'exposé des choses. Mes éducations en laboratoire se faisaient partie dans des tubes de verre comme on vient de le voir, partie dans des flacons et dans des boîtes en fer blanc, où je terrais, au milieu de terre convenablement fraîche, des fragments de racines riches en parasites. Mes appareils, assez nombreux, devaient bien contenir en tout un millier d'insectes, à tous les degrés de développement depuis l'oeuf. Je ne parle, bien entendu, que de la forme aptère.
Ce que je surveillais avec le plus d'assiduité, c'était l'apparition de la forme ailée, qui est la forme disséminatrice à de grandes distances. Suivre les moeurs de l'insecte apte à voler s'imposait à mon attention comme l'un des points les plus importants du problème. C'est dire que les visites à mes appareils étaient quotidiennes et renouvelées souvent le même jour, en saison favorable, c'est à dire en août et septembre.
D'après mes prédécesseurs, en qui j'ai confiance entière, l'observation de la forme ailée n'a rien de difficultueux ; et m'en rapportant à ce qu'ils ont vu, j'attendais, dans mes bocaux, des phylloxeras ailés en quantité considérable. Mon attente a été complètement déçue. Dans la première quinzaine d'août, toutes mes investigations n'ont abouti qu'à reconnaître de bien rares nymphes et finalement de bien rares insectes parfaits. Leur nombre est présent à ma mémoire : c'est trois, quatre tout au plus. Le mois d'août s'est écoulé sans m'en montrer davantage ; en septembre, je n'en ai pas vu un seul. J'ai renoncé alors à poursuivre semblable recherche, la jugeant inutile.
Est-ce maladresse de ma part ? Mes prédécesseurs ont vu, parfaitement vu, et en grand nombre, à ces mêmes époques d'août et de septembre, ces pucerons ailés dont je parviens à peine à voir trois ou quatre. Ayant quelque habitude de recherches analogues, dans un monde parfois encore plus petit, je ne peux croire que mon insuccès ait pour cause l'impéritie. Toute idée d'amour propre franchement écartée, je pense que si je n'en ai pas vu davantage dans mes bocaux, c'est qu'il n'y en avait pas en plus grand nombre. L'insecte, avec ses fines ailes irisées, ses gros yeux noirs, sa livrée jaune, ne pouvait guère échapper à un regard habitué à la loupe. D'où provient alors cette énorme différence entre les résultats de mes observations et les résultats de mes prédécesseurs ?
La même question reparaît au sujet de mes vaines tentatives pour trouver le phylloxera ailé sur le terrain des vignobles. Averti de l'époque favorable par les rares apparitions qui avaient lieu dans mes appareils, guidé d'ailleurs dans mes recherches par les observateurs qui m'ont précédé, j'ai cherché, en compagnie de mes collaborateurs, la forme ailée au pied des ceps, sur le sol, à la face inférieure des feuilles, au soleil et à l'ombre, par un temps superbe ou par un ciel couvert ; j'ai mis à cette recherche tout le temps, toute la patience, tous les soins désirables ; et ni moi, ni mes deux aides, ne sommes parvenus à trouver au milieu des vignes un seul phylloxera pourvu d'ailes. D'après les mémoires que je consulte, l'observation cependant n'a rien de difficultueux en saison propice ; la forme ailée n'est pas rare au point d'être introuvable pour qui désire bien les trouver ? me demanderai-je encore une fois.
Ici trouve place le soupçon que j'ai fait pressentir. Dans le cours de mes études, j'ai fréquemment interrogé les viticulteurs pour savoir d'eux la marche du fléau dans leurs propriétés, car ici on ne se lasse pas de replanter malgré tous les échecs. Or il résulte de leur dire à peu près unanime que la propagation phylloxérienne marche aujourd'hui incomparablement moins vite qu'autrefois. Au début, une vigne attaquée en un point était, l'année suivante, entièrement détruite. Le mal était, pour ainsi dire, foudroyant. Aujourd'hui les conditions paraissent changées. Le centre d'attaque s'étend avec lenteur, et le parasite met des années pour se propager dans un rayon de peu d'étendue. J'ai particulièrement en souvenir une vigne dont le point phylloxéré n'a depuis trois ou quatre ans presque pas progressé. En somme les cultivateurs paraissent reconnaître un ralentissement formel dans la diffusion du mal.
Trop nouveau dans Sérignan pour juger moi-même de la marche du fléau en ce pays, je passerai sous silence ces appréciations des gens de la campagne jusqu'à vérification de ma part, si elles ne concordaient avec mes résultats négatifs. A trois, nous n'avons pu réussir à voir sur le terrain ces migrations dont les éducations en tubes me fournissaient les indices ; à trois, nous n'avons pas vu dans la campagne un seul phylloxera ailé ; dans mes bocaux, j'ai obtenu au plus quatre ailés en des conditions où mes prédécesseurs en ont constaté par centaines. Les migrations, soit par des insectes aptères mais agiles, soit par des insectes pourvus d'ailes seraient donc devenues plus difficultueuses ; et de là résulterait le ralentissement reconnu par les viticulteurs.
Est-ce une concordance fortuite, basée sur des circonstances qui m'échappent ? Ou bien le ravageur de la vigne s'acheminerait-il réellement vers la décadence parce que ses formes disséminatrices ne sont plus dans des conditions de prospérité ?Mes recherches ultérieures, la saison favorable revenue, dissiperont un peu, je l'espère, l'épais nuage du problème qui surgit au début de mes études, et des soupçons que font naître mes résultats.
Sur les recommandations de l'Académie, j'avais à m'occuper d'autre part des parasites que peut avoir le phylloxera, soit dans le règne végétal, soit dans le règne animal. Je n'ai rien constaté, dans la végétation infime des Mycètes, qui puisse être de nature à nuire au parasite de la vigne. Quant au règne animal, un moment, j'ai eu de l'espoir.
A diverses reprises, j'ai surpris, au milieu des colonies de phylloxeras, un acarien transparent comme du cristal et un peu plus petit que son commensal de la radicelle. Je l'ai vu s'insinuer dans les tas de pucerons, bouleverser les amas d'oeufs, mais sans parvenir à le surprendre plongeant son rostre soit dans les uns soit dans les autres. Etait-ce un parasite du phylloxera ? Quelque temps je l'ai cru, et d'autant plus volontiers qu'il venait d'être question à l'Académie, d'un autre acarus, un Trombidium,qui logerait ses oeufs dans les galles du phylloxera et qui paraîtrait se nourrir en suçant le corps de ce puceron.
J'ai donc attentivement surveillé l'acarus hyalin pour savoir de quoi il se nourrit, sans parvenir à lui voir faire usage de son rostre lorsqu'il dérange en passant les tas d'oeufs ou de pucerons. Mon attente est enfin devenue désappointement complet, car je suis parvenu à élever l'acarus sur une radicelle à demie pourrie, dépourvue d'oeufs ainsi que de phylloxeras. L'arachnide s'y est établi et y a prospéré, bientôt entouré de nombreuse lignée. L'acarus en question est donc un simple commensal du phylloxera et non une parasite ; il s'établit parfois sur la même radicelle que le puceron, et s'y nourrit de matières décomposées. Je n'en parle que pour épargner à d'autres peut-être mon propre désappointement. En somme, pour ce qui concerne les parasites présumés du phylloxera, mes observations sont restées jusqu'ici sans résultat.
9 novembre 1880
Jean-Henri FABRE
source : © Académie des Sciences, Paris.