Ayant recueilli un assez grand nombre de coques problématiques qui contenaient des Sitaris adultes, j'eus la satisfaction d'observer à loisir l'issue de l'insecte parfait hors de la coque, l'accouplement et la ponte. La rupture de la coque est facile ; aussi quelques coups de mandibules distribués au hasard, et quelques ruades des pattes, suffisent pour mettre l'insecte hors de sa fragile prison. Dans les flacons où je tenais mes Sitaris, j'ai vu l'accouplement suivre de très près les premiers instants de liberté. J'ai pu même être témoin d'un fait qui témoigne hautement combien est impérieuse, pour l'insecte parfait, la nécessité de se livrer, sans retard, à l'acte qui doit assurer la conservation de sa race. Une femelle, la tête déjà hors de la coque, se démène avec anxiété pour achever de se libérer ; un mâle, libre depuis une paire d'heures, monte sur cette coque, et, tiraillant en tous sens la fragile enveloppe avec les mandibules, s'efforce de débarrasser la femelle de ses entraves. Ses efforts sont bientôt couronnés de succès ; une rupture se déclare vers l'extrémité anale de la coque, et, bien que la femelle soit encore aux trois quarts ensevelie dans ses langes, l'accouplement a immédiatement lieu. Le rapprochement dure une minute à peu près. Pendant cet acte, le mâle se tient immobile sur le dos de la coque ou bien sur le dos de la femelle, si celle-ci est entièrement libre. J'ignore si, dans les circonstances ordinaires, le mâle aide ainsi parfois la femelle à se mettre en liberté ; pour cela, il lui faudrait pénétrer dans une cellule renfermant une femelle, ce qui lui est après tout possible, puisqu'il a su s'échapper de la sienne. Toutefois, sur les lieux mêmes l'accouplement s'opère en général à l'entrée des galeries des Anthophores ; et alors ni l'un ni l'autre des deux sexes ne traîne après lui le moindre lambeau de la coque d'où il est sorti. Après l'accouplement, les deux Sitaris se mettent à lustrer leurs pattes et leurs antennes en les passant entre les mandibules, puis chacun s'éloigne de son côté. Le mâle va se tapir dans un pli du mur de terre, y languit deux ou trois jours, et périt. La femelle, elle aussi, après la ponte qui s'opère sans aucun retard, meurt à l'entrée du couloir où elle a déposé ses oeufs. Telle est l'origine de tous ces cadavres appendus aux toiles d'Araignée qui tapissent le voisinage des demeures de l'Anthophore.
Les Sitaris ne vivent donc, à l'état parfait, que le temps nécessaire pour s'accoupler et pondre. Je n'en ai pas encore vu un seul autre part que sur le théâtre de leurs amours et en même temps de leur mort, je n'en ai pas surpris un seul pâturant sur les plantes voisines ; de sorte que, bien qu'ils soient pourvus d'un appareil digestif normal, j'aurais quelques raisons de douter s'ils prennent réellement la moindre nourriture.
Une fois fécondée, la femelle inquiète se met aussitôt à la recherche d'un lieu favorable pour y déposer les oeufs. Il importait de constater en quel lieu précis s'effectue la ponte. La femelle va-t-elle, de cellule en cellule, confier un oeuf aux flancs succulents de chaque larve, soit de l'Anthophore, soit d'un parasite de cette dernière, comme le porte à croire la coque énigmatique d'où sort le Sitaris ? Ce mode de dépôt des oeufs, un à un dans chaque cellule, paraît être de toute nécessité pour expliquer les faits déjà connus. Mais alors comment se fait-il que les cellules usurpées par les Sitaris ne gardent pas la plus légère trace de l'effraction indispensable à cette opération ? Et comment encore peut-il se faire que, malgré de longues recherches où ma persévérance a été soutenue par le plus vif désir de jeter quelque jour sur tous ces mystères, comment, dis-je, peut-il se faire qu'il ne me soit pas tombé sous la main un seul des parasites présumés auxquels la coque pourrait être rapportée, puisque cette dernière paraît être étrangère à un Coléoptère ? Je désespère de pouvoir faire comprendre combien mes faibles connaissances en entomologie ont été bouleversées par cet inextricable dédale de faits contradictoires. Mais patience, le jour se fera peut-être. Constatons d'abord en quel lieu précis les oeufs sont déposés. Une femelle vient d'être fécondée sous mes yeux ; elle est aussitôt, dans un large flacon, où j'introduis en même temps des mottes de terre renfermant plusieurs cellules d'Anthophore. Ces cellules sont occupées en partie par les larves et en partie par des nymphes encore toutes blanches ; quelques-unes d'entre elles sont légèrement ouvertes, et laissent entrevoir leur contenu. Enfin je pratique à la face intérieure du bouchon de liège qui ferme le flacon un conduit cylindrique terminé en cul-de-sac, et du diamètre des couloirs de l'Anthophore. Pour que l'insecte puisse pénétrer dans ce couloir artificiel, s'il le désire, le flacon est couché horizontalement. La femelle, traînant avec peine son volumineux abdomen, parcourt tous les coins et recoins de son logis improvisé, et les explore avec ses palpes qu'elle promène partout. Après une demi-heure de tâtonnement et de recherches soigneuses, elle finitpar choisir le puits horizontal creusé dans le bouchon. Elle enfonce l'abdomen dans cette cavité, et, la tête pendante au dehors, elle commence sa ponte. Ce n'est que trente-six heures après que l'opération a été terminée, et pendant cet incroyable laps de temps, le patient animal s'est tenu dans une immobilité des plus complètes.
Les oeufs sont blancs, en forme d'ovale, et très petits. Leur longueur atteint à peine les deux tiers de 1 millimètre. Ils sont faiblement agglutinés entre eux et amoncelés en un tas informe qu'on pourrait comparer à une forte pincée de semences non mûres de quelque Orchidée. Quant à leur nombre, j'avouerai qu'il a infructueusement fatigué ma patience. Je ne crois pas cependant l'exagérer en l'évaluant au moins à deux milliers. Voici sur quelles données je base ce chiffre. La ponte, ai-je dit, dure trente-six heures ; et mes fréquentes visites à la femelle, livrée à cette opération dans la cavité du bouchon, m'ont convaincu qu'il n'y a pas d'interruption notable dans le dépôt successif des oeufs. Or, moins d'une minute s'écoule entre l'arrivée d'un oeuf et celle du suivant ; le nombre de ces oeufs ne saurait donc être inférieur au nombre de minutes contenues dans trente-six heures ou à 2,160. Mais peu importe ce nombre exact, il suffit de constater qu'il est fort grand ; ce qui suppose, pour les jeunes larves qui en proviendront, de bien nombreuses chances de destruction, puisqu'une telle prodigalité de germes est nécessaire au maintien de l'espèce dans les proportions voulues.
Averti par la précédente observation et renseigné sur la forme, le nombre et l'arrangement des oeufs, j'ai recherché, dans les galeries des Anthophores, ceux que les Sitaris y avaient déposés ; et je les ai invariablement trouvés groupés en tas dans l'intérieur des galeries, à 1 pouce ou 2 au plus de leur orifice toujours ouvert à l'extérieur. Ainsi, contrairement à ce qu'on avait quelque droit de supposer, les oeufs ne sont pas pondus dans les cellules de l'abeille-maçonne ; ils sont simplement déposés, en un seul tas, dans le vestibule de son logis. Bien plus, la mère n'exécute pour eux aucun travail protecteur ; elle ne prend aucun soin pour les abriter contre les rigueurs de la mauvaise saison ; elle n'essaie pas même, en bouchant tant bien que mal le vestibule où elle les a pondus à une très faible profondeur, de les préserver des mille ennemis qui les menacent ; car, tant que les froids de l'hiver ne sont pas venus, dans ces galeries ouvertes circulent des Araignées, des Acarus, des larves d'Anthrêne, et autres ravageurs, pour qui ces oeufs, ou les jeunes larves qui vont en provenir, doivent être une friande curée. Par suite de l'incurie de la mère, ce qui échappe à tous ces giboyeurs voraces et aux intempéries de l'hiver doit se trouver en nombre singulièrement réduit. De là, peut-être, la nécessité où est la mère de suppléer par sa fécondité à la nullité de son industrie.
L'éclosion a lieu un mois après, vers la fin de septembre ou le commencement d'octobre. La saison encore propice m'a porté àcroire que les jeunes larves devaient immédiatement se mettre en marche et se disperser pour tâcher de gagner chacune une cellule d'Anthophore, grâce à quelque imperceptible fissure. Cette prévision s'est trouvée complètement fausse. Dans les boîtes où j'avais mis les oeufs pondus par mes captifs, les jeunes larves, imperceptibles bestioles noires de 1 millimètre tout au plus de longueur, n'ont pas changé de place, quoique pourvues de vigoureuses pattes ; elles sont restées pêle-mêle avec les dépouilles blanches des oeufs d'où elles étaient sorties. Vainement j'ai mis à leur portée des blocs de terre renfermant des nids d'Anthophore, des cellules ouvertes, des larves, des nymphes de l'Abeille-Maçonne : rien n'a pu les tenter, et elles ont continué à former, avec les téguments des oeufs, un tas pulvérulent pointillé de blanc et de noir. Ce n'est qu'en promenant la pointe d'une aiguille dans cette pincée de poussière animée que je pouvais y provoquer un grouillement actif. Hors de là, tout était en repos. Si j'éloignais forcément quelques larves du tas commun, elles y revenaient aussitôt avec précipitation, pour s'y enfouir au milieu des autres. Peut-être que, ainsi groupées et abritées sous les téguments des oeufs, elles ont moins à craindre du froid. Quel que soit le motif qui les porte à se tenir ainsi amoncelées j'ai reconnu qu'aucun des moyens que je pouvais imaginer ne réussissait à leur faire abandonner la petite masse spongieuse que forment les dépouilles des oeufs faiblement agglutinées entre elles. Enfin, pour mieux m'assurer qu'en liberté les larves ne se dispersent pas après l'éclosion, je me suis rendu pendant l'hiver à Carpentras, et j'ai visité la grotte de Fauconnette. J'ai trouvé là, comme dans mes boîtes, les larves amoncelées en tas, pêle-mêle avec les dépouilles des germes.
Jusque vers la fin du mois d'avril suivant, rien de nouveau ne se passe. Je profiterai de ce long repos, pour mieux faire connaître la jeune larve dont voici la description (figure 2).
Longueur, 1 millimètre ou un peu moins. Coriace, d'un noir verdâtre luisant, convexe en dessus, plane en dessous, allongée, augmentant graduellement de diamètre de la tête au bord postérieur du métathorax, puis diminuant rapidement. Tête un peu plus longue que large, légèrement dilatée vers sa base, roussâtre vers la bouche, et plus foncée vers les ocelles.
Labre en segment de cercle, roussâtre, bordé d'un petit nombre de cils roides et très courts. Mandibules fortes, rousses, courbes, aiguës, se joignant sans se croiser dans le repos. Palpes maxillaires assez longs, formés de deux articles cylindriques, égaux ; le dernier terminé par un cil très court. Mâchoires et lèvre inférieure trop peu visibles pour pouvoir être décrites avec certitude.
Antennes de deux articles cylindriques, égaux, peu nettement séparés, à peu près de même longueur que ceux des palpes ; le dernier surmonté d'un cirrhe dont la longueur atteint jusqu'à trois fois celle de la tête, et qui va en s'effilant jusqu'à devenir invisible à une forte loupe. En arrière de la base de chaque antenne, deux ocelles inégaux, presque contigus l'un à l'autre.
Segments thoraciques égaux en longueur et augmentant graduellement de largeur d'avant en arrière. Prothorax plus large que la tête, plus étroit antérieurement qu'à la base, légèrement arrondi sur les côtés. Pattes de médiocre longueur, assez robustes, terminées par un ongle puissant, long, aigu, et très mobile. Sur la hanche et sur la cuisse de chaque patte, un long cirrhe pareil à celui des antennes, presque aussi long que la patte entière, et dirigé perpendiculairement au plan de locomotion quand l'animal se meut. Quelques cils roides sur les jambes. Abdomen de neuf segments sensiblement de même longueur entre eux, mais moindres que ceux du thorax et diminuant très rapidement de largeur jusqu'au dernier. Sous la dépendance du huitième segment, ou plutôt sous celle de l'intervalle membraneux séparant ce segment du dernier, se montrent deux pointes un peu arquées, courtes, mais fortes, aiguës, dures à leur extrémité, et placées l'une à droite, l'autre à gauche de la ligne médiane. Ces deux appendices peuvent, par mécanisme qui rappelle en petit celui des tentacules du colimaçon, rentrer en eux-mêmes par suite de l'état membraneux de leur base. Ils peuvent, en outre, s'abriter sous le huitième segment, entraînés qu'ils sont par le segment anal, lorsque ce dernier, en se contractant, rentre dans le huitième. Enfin, le neuvième segment, ou segment anal, porte à son bord extérieur deux longs cirrhes pareils à ceux des pattes et des antennes, et se recourbant de haut en bas. En arrière de ce dernier segment, se montre un mamelon charnu, plus ou moins saillant : c'est l'anus.
J'ignore la position des stigmates ; ils se sont dérobés à mes investigations, bien que faites à l'aide du microscope. Lorsque la larve est en repos, les divers segments sont régulièrement imbriqués et les intervalles membraneux, correspondant aux articulations, ne sont pas visibles. Mais si la larve marche, toutes les articulations, surtout celles des segments abdominaux, se distendent, et finissent par occuper presque autant de place que les arceaux cornés. En même temps, le segment anal sort de l'étui formé par le huitième ; l'anus, à son tour, s'allonge en mamelon et les deux pointes de l'avant-dernier anneau surgissent d'abord lentement, puis se dressent tout à coup par un mouvement brusque comparable à celui que produit un ressort en se détendant, et divergent en cornes de croissant. Une fois cet appareil complexe déployé, l'animalcule est en mesure de marcher sur la surface la plus glissante. Le dernier segment et son bouton anal se recourbent à angle droit avec l'axe du corps, et l'anus vient s'appliquer sur le plan de locomotion où il déverse une gouttelette d'un liquide hyalin et filant qui englue la bestiole et la maintient solidement en place, appuyée sur une espèce de trépied que forment le bouton anal et les deux cirrhes du dernier segment. Si l'on observe le mode de locomotion de l'animal sur une lame de verre, on peut tenir la lame dans une position verticale, la renverser même sens dessus dessous, et la secouer légèrement sans que la larve se détache et tombe, retenue qu'elle est par l'humeur agglutinative transsudée par le bouton anal. S'il faut avancer sur un plan où une chute n'est pas à craindre, la microscopique bête emploie un autre procédé. Elle recourbe l'abdomen, et lorsque les deux pointes du huitième segment, alors pleinement étalées, ont trouvé un point d'appui solide en labourant, pour ainsi dire, le plan de locomotion, elle s'appuie sur cette base et se porte en avant, en dilatant les diverses articulations abdominales. Ce mouvement en avant est d'ailleurs favorisé par le jeu des pattes qui sont loin de rester inactives. Cela fait, elle jette l'ancre avec les puissants onglets de ses pattes ; l'abdomen se contracte, ses divers anneaux se resserrent, et l'anus, tiré en avant, prend de nouveau appui, à l'aide des deux pointes, pour commencer la seconde de ces curieuses enjambées. Au milieu de ces manoeuvres, les cirrhes des hanches et des cuisses traînent sur le plan d'appui, et par leur longueur et par leur élasticité ne paraissent propres qu'à entraver la marche. Mais une inconséquence, si légère qu'elle soit, n'étant jamais commise par la nature, même dans ses moindres oeuvres toujours admirablement appropriées à leurs conditions d'existence, il est à croire que ces filaments ont leur destination, et que, dans les circonstances normales où doit vivre l'animal, loin de l'entraver dans sa marche, ils doivent lui être de quelque secours. La jeune larve de Sitaris n'est donc pas appelée à se mouvoir sur une surface ordinaire ; en outre, le lieu, quel qu'il soit, où doit vivre plus tard la larve, doit offrir de bien nombreuses chances à des chutes périlleuses, puisque, pour les prévenir, elle est non-seulement armée d'ongles robustes, très mobiles et d'un croissant acéré, espèce de soc capable de mordre sur le corps le mieux poli, mais encore est munie d'un liquide visqueux, assez tenace pour l'engluer solidement et la maintenir en place sans le secours des autres appareils. En vain je me suis mis l'esprit à la torture pour soupçonner quel pouvait être le corps si mobile, si vacillant, si dangereux, que doivent habiter les jeunes Salants ; rien n'a pu m'expliquer la nécessité de l'organisation que je viens de décrire. Convaincu d'avance, par l'étude attentive de cette organisation, que je serais témoin de singulières moeurs, j'ai attendu, avec une vive impatience, le retour de la belle saison, ne doutant pas qu'à l'aide d'une observation persévérante, le mystère ne me fût dévoilé au printemps suivant. Ce printemps si désiré est enfin venu ; j'ai mis en oeuvre tout ce que je peux posséder de patience, d'imagination, de clairvoyance ; mais, à ma grande honte, et à mon regret plus grand encore, le secret m'a échappé. Heureux ceux qui, cultivant les sciences physiques, peuvent à toute heure rallumer leurs fourneaux, disposer leurs appareils, et provoquer à volonté les phénomènes qu'ils désirent approfondir. Pour nous, il nous faut épier le jour, l'heure, l'instant propice, et cet instant passé il ne nous est plus permis jusqu'à l'année suivante à la même époque, d'être témoins du phénomène qui pendant douze mois mortels nous tient ainsi dans les tourments de l'indécision.
Mes observations faites dans le courant du printemps 1856, quoique purement négatives, ont cependant leur intérêt, parce qu'elles démontrent fausses quelques suppositions qu'amène naturellement le parasitisme incontestable des Sitaris. J'en dirai donc quelques mots. Vers la fin d'avril, les jeunes larves, jusque-là immobiles et blotties dans le tas spongieux des enveloppes des oeufs sortent de leur immobilité, se dispersent et parcourent en tout sens les boîtes ou les flacons où elles ont passé l'hiver. A leur démarche précipitée, à leurs infatigables évolutions, on devine aisément qu'elles recherchent quelque chose qui leur manque. Cette chose, que peut-elle être, si ce n'est de la nourriture ? N'oublions pas en effet que ces larves sont écloses à la fin de septembre, et que depuis cette époque, c'est-à-dire pendant sept mois complets, elles n'ont pris aucune nourriture, bien qu'elles aient passé cet énorme laps de temps avec toute leur vitalité, ainsi que j'ai pu m'en convaincre tout l'hiver en les irritant, et non dans une léthargie, une torpeur analogue à celle des animaux hibernants. Aussitôt écloses, elles sont condamnées, quoique pleines de vie, à une abstinence absolue de la durée de sept mois ; il est donc naturel de supposer, en voyant leur agitation actuelle, qu'une faim impérieuse les met ainsi en mouvement. La nourriture désirée ne saurait être que le contenu des cellules de l'Anthophore, puisque plus tard on trouve les Sitaris dans ces cellules. Or, ce contenu se borne ou à du miel ou à des larves. J'ai conservé précisément des cellules d'Anthophore occupées par des nymphes ou par des larves. J'en mets quelques-unes, soit ouvertes, soit fermées, à la portée des jeunes Sitaris, comme je l'avais déjà fait immédiatement après l'éclosion. J'introduis même les Sitaris dans les cellules, je les dépose sur les flancs de la larve douillette, je m'y prends de toutes les manières pour tenter leur appétit ; et après avoir épuisé mes combinaisons toujours infructueuses, je reste convaincu que ce n'est ni larves ni nymphes d'Anthophore que recherchent mes bestioles affamées. Essayons maintenant le miel. Il faut employer évidemment du miel élaboré par la même espèce d'Anthophore que celle aux dépens de laquelle vivent les Sitaris. Mais cette Anthophore n'est pas fort commune dans les environs d'Avignon, et mes occupations ne me permettent pas de m'absenter pour me rendre à Carpentras où elle est si abondante. Je perds ainsi, à la recherche de cellules approvisionnées de miel, une bonne partie du mois de mai ; je finis cependant par en trouver de fraîchement closes et appartenant en toute certitude à l'Anthophore voulue. J'ouvre ces cellules avec l'impatience fébrile du désir longtemps mis à l'épreuve. Tout va bien : elles sont à demi-pleines d'un miel coulant, noirâtre, nauséabond, à la surface duquel flotte la jeune larve de l'Hyménoptère récemment éclose. Cette larve est enlevée, et, avec mille précautions, je dépose à la surface du miel un ou plusieurs Sitaris. Dans d'autres cellules, je laisse la larve de l'Hyménoptère et j'y introduis des Sitaris que je dépose tantôt sur le miel, tantôt sur la paroi interne de la cellule, ou simplement à son entrée. Enfin, toutes ces cellules, ainsi préparées, sont mises dans des tubes de verre qui me permettront une observation facile, sans crainte de troubler, dans leur repas, mes convives affamés. Mais que vais-je parler de repas ? Ce repas n'a pas lieu ! Les Sitaris placés à l'entrée des cellules, loin de chercher à y pénétrer, l'abandonnent et s'égarent dans le tube de verre ; ceux qui ont été déposés sur la face intérieure des cellules, à proximité du miel, sortent précipitamment à demi-englués et trébuchant à chaque pas ; ceux enfin que je croyais avoir le plus favorisés, en les déposant sur le miel même, se débattent convulsivement, s'empêtrent dans sa masse gluante et y périssent étouffés. Jamais expérience n'a éprouvé pareille déconfiture. Larves, nymphes, cellules, miel, je vous ai tout offert ; que voulez-vous donc, bestioles maudites ?
Lassé de toutes ces tentatives sans résultat, je finis par où j'aurais dû commencer, je me rendis à Carpentras. Mais il était trop tard : l'Anthophore avait fini ses travaux, et je ne parvins à rien voir de nouveau. Dans le courant de l'année, j'appris de M. L. Dufour à qui j'avais parlé des Sitaris, j'appris, dis-je, que l'animalcule, trouvé par lui sur les Andrènes, et décrit sous le nom générique de Triangulinus, avait été reconnu plus tard par M. Newport [ Je n'ai pu me procurer le travail de M. Newport qu'au moment même où j'ai commencé à rédiger ces pages : j'aurais certainement, si j'en avais pris connaissance plus tôt, évité beaucoup de tentatives inutiles ], comme étant la larve d'un Méloé. Or, j'avais trouvé précisément quelques Méloés dans les cellules de la même Anthophore qui nourrit les Sitaris. Les Sitaris se comporteraient-ils en tout comme les Méloés ? Ce fut pour moi un trait de lumière ; mais j'eus tout le temps de mûrir mes projets, il me fallut encore attendre une année.
Au mois d'avril dernier, mes larves de Sitaris se sont mises, comme à l'ordinaire, en mouvement. Le premier Hyménoptère venu, une Osmie, a été jeté vivant dans un flacon contenant un petit nombre de ces larves, et au bout d'un quart d'heure de séjour, je l'ai visité à la loupe. Cinq Sitaris étaient implantés dans la toison de son thorax. Le problème est enfin résolu. Les larves des Sitaris, comme celles des Méloés, se cramponnent à la toison de leur amphitryon et se font voiturer par lui jusque dans sa cellule. Dix fois je recommence la même épreuve avec les divers Hyménoptères qui viennent butiner sur les lilas en fleurs devant ma fenêtre, et en particulier avec des Anthophores mâles ; le résultat est toujours le même, les larves s'implantent au milieu des poils de leur thorax. Mais après tant de désappointements, on devient méfiant, aussi convient-il d'aller observer le fait sur les lieux mêmes ; les vacances scholaires de Pâques arrivent d'ailleurs fort à propos pour faire à loisir ces observations.
J'avouerai que ce ne fut pas sans quelques battements de coeur plus précipités qu'à l'ordinaire que je me trouvai de nouveau en face des talus à pic où niche l'Anthophore. Que va décider l'expérience ? Va-t-elle encore une fois me couvrir de confusion ? Le temps est froid, pluvieux ; aucun Hyménoptère ne se montre sur le petit nombre de fleurs printanières épanouies. A l'entrée des galeries sont blotties de nombreuses Anthophores immobiles et transies. A l'aide de pinces, je les sors une à une de leur cachette pour les examiner à la loupe. La première a des larves de Sitaris sur le thorax, la seconde en a également, la troisième, la quatrième de même, et ainsi de suite, aussi loin que je désire pousser cet examen. Je change de galerie dix, vingt fois ; le résultat est invariable. Il y eut là pour moi un de ces moments comme en ont ceux qui, après avoir pendant quelques années tourné et retourné une idée de toutes les manières, peuvent enfin s'écrier : Euréka !
Les journées suivantes, un ciel tiède et serein permit aux Anthophores de quitter leurs retraites pour se répandre dans la campagne et butiner sur les fleurs. Je recommençai mon examensur ces Anthophores volant sans relâche d'une fleur à l'autre, soit dans le voisinage des lieux où elles étaient nées, soit à de grandesdistances de ces mêmes lieux. Quelques-unes se trouvèrent sans larves de Sitaris, d'autres, en plus grand nombre, en avaient deux, trois, quatre, cinq, ou davantage entre les poils du thorax. A Avignon où je n'ai pas encore vu le Sitaris humeralis, la même espèce d'Anthophore observée à peu près à la même époque, tandis qu'elle butinait sur les lilas fleuris, s'est toujours trouvée exempte de jeunes larves de Sitaris ; à Carpentras, au contraire, où on ne rencontre pas un domicile d'Anthophores sans Sitaris, presque les trois quarts des individus que j'ai visités avaient quelques-unes de ces larves au milieu de leur toison. Par contre, si l'on recherche ces larves dans les vestibules où elles se trouvaient quelques jours avant, amoncelées en tas, on n'en trouve plus. Par conséquent, lorsque les Anthophores, ayant brisé leurs cellules, s'engagent dans les galeries pour en atteindre l'orifice et s'envoler ; ou bien, lorsque le mauvais temps et la nuit les y ramènent momentanément, les jeunes larves de Sitaris tenues en éveil dans ces mêmes galeries par l'irrésistible stimulant de l'instinct, s'attachent à ces Hyménoptères, se glissent dans leur fourrure, et s'y cramponnent d'une manière assez solide pour ne pas avoir à craindre une chute dans les lointaines pérégrinations de l'insecte qui les porte. En s'attachant ainsi aux Anthophores, les jeunes Sitaris ont évidemment pour but de se faire transporter, et au moment opportun, dans les cellules approvisionnées. On pourrait croire même tout d'abord qu'ils vivent quelque temps sur le corps de l'Anthophore, comme les parasites ordinaires, les Philoptères, les Poux, sur le corps de l'animal qui les nourrit. Il n'en est rien cependant. Les jeunes Sitaris, implantés au milieu des poils, perpendiculairement au corps de l'Anthophore, la tête en dedans, l'anus en dehors, ne remuent plus du point qu'ils ont choisi et qui se trouve dans le voisinage des épaules de l'Abeille. On ne les voit pas errer d'un point à un autre pour explorer le corps de l'Anthophore et en rechercher les parties où les téguments ont plus de délicatesse, comme ils ne manqueraient pas de le faire, si réellement ils puisaient quelque nourriture dans les sucs de l'Hyménoptère. Au contraire, presque toujours fixés sur la partie la plus résistante, la plus dure du corps de l'Abeille, sur son thorax, un peu au-dessous de l'insertion des ailes, ou plus rarement sur sa tête, ils gardent une complète immobilité, et se tiennent fixés au même poil, à l'aide des mandibules, des pattes, du croissant fermé du huitième segment, et enfin à l'aide de la glu du bouton anal. S'ils viennent à être troublés dans cette position, ils gagnent à regret un autre point du thorax, en s'ouvrant un passage à travers sa fourrure, et finissent par se fixer à un autre poil, comme ils l'étaient avant. Pour mieux me convaincre encore que les jeunes larves de Sitaris ne se nourrissent pas aux dépens du corps de l'Anthophore, j'ai mis quelquefois àleur portée, dans un flacon, des Hyménoptères morts depuis longtemps et par suite parfaitement desséchés. Sur ces cadavres arides, bons tout au plus ronger, mais où il n'y avait assurément rien à sucer, les larves de Sitaris ont gagné la position ordinaire et y sont restées immobiles comme sur l'insecte vivant. Elles ne puisent donc rien dans le corps de l'Anthophore ; mais peut-être rongent-elles sa toison, comme les Philoptères rongent les plumes des oiseaux ? Pour cela, il leur faudrait un appareil buccal d'une certaine complication, en particulier des mâchoires cornées et robustes, tandis que ces mâchoires sont si exiguës qu'un examen microscopique minutieux n'a pu me les montrer. Les larves sont, il est vrai, pourvues de fortes mandibules ; mais ces mandibules aiguës, recourbées, et excellentes pour tirailler, pour déchirer la nourriture, ne sauraient servir à la broyer, à la ronger. Enfin, une dernière preuve en faveur de l'état passif des larves de Sitaris sur le corps des Anthophores, c'est que ces dernières ne paraissent nullement incommodées de leur présence, puisqu'on ne les voit pas chercher à s'en débarrasser. Des Anthophores exemptes de ces larves, et d'autres, en portant cinq ou six sur le corps, ont été mises séparément dans des flacons. Quand le premier trouble résultant de la captivité a été calmé, je n'ai pu rien voir de particulier sur celles qu'occupaient les jeunes Sitaris. Et si toutes ces raisons ne suffisaient pas, j'ajouterais qu'un animalcule qui a pu déjà passer sept mois sans nourriture, et qui dans peu de jours va s'abreuver d'une substance fluide et hautement savoureuse, commettrait une singulière inconséquence, en se mettant à ronger le duvet aride d'un Hyménoptère. Il me paraît donc indubitable que les jeunes Sitaris ne s'établissent sur le corps de l'Anthophore que pour se faire transporter par elle dans les cellules dont la construction ne tardera pas à commencer. Mais jusque-là, il faut que les parasites futures se maintiennent solidement dans la toison de leur amphitryon, malgré ses rapides évolutions au milieu des fleurs, malgré le frottement de son corps contre les parois des galeries quand il y pénètre pour s'y abriter, et surtout malgré les coups de brosse qu'il doit se donner de temps en temps avec les pattes pour s'épousseter, pour se lustrer. De là, sans doute, la nécessité de cet appareil étrange qu'une station et une locomotion sur des surfaces ordinaires ne saurait expliquer, comme il a été dit plus haut, lorsqu'on s'est demandé quel pouvait être le corps si mobile, si vacillant, si plein de dangers où la larve devait s'établir plus tard. Ce corps, c'est un poil d'un Hyménoptère qui exécute mille courses rapides, qui tantôt plonge dans ses étroites galeries, tantôt pénètre avec violence dans la gorge étranglée d'une corolle, et ne reste en repos que pour se brosser avec les pattes et se débarrasser des grains invisibles de poussière recueillis par le duvet qui le recouvre. On comprend très bien maintenant l'utilité du croissant exsertile dont les deux cornes, en se rapprochant, peuvent saisir un poil mieux que ne le ferait la pince la plus délicate ; on voit toute l'opportunité de la glu tenace qu'au moindre danger l'anus distille pour arrêter l'animalcule dans une chute imminente, on se rend compte enfin du rôle utile que peuvent jouer ici les cirrhes élastiques des hanches et des pattes, véritable superfluité très embarrassante pour la marche sur un plan uni, mais qui, dans le cas actuel, pénètrent comme autant de sondes dans l'épaisseur du duvet de l'Anthophore, et servent à maintenir la larve de Sitaris pour ainsi dire à l'ancre. Plus on réfléchit à cette organisation modelée en apparence par un caprice aveugle, lorsque la larve se traîne péniblement sur un plan uni, et plus on reste pénétré d'admiration devant les moyens aussi efficaces que variés prodigués à la débile créature pour conserver son miraculeux équilibre, au milieu de tous les dangers qui le menacent.
Avant de raconter ce que deviennent les larves de Sitaris en abandonnant le corps des Anthophores, je ne saurais passer sous silence une particularité fort remarquable. Tous les Hyménoptères envahis par ces larves, et observé jusqu'ici, se sont trouvés, sans une seule exception, des Anthophores mâles. Ce sont des mâles que j'ai retirés de leurs cachettes, ce sont des mâles que j'ai saisis sur les fleurs ; et malgré des recherches actives, je nai pu trouver une seule femelle en liberté. La cause de cette absence totale des femelles est facile à constater. En abattant quelques mottes de terre de la nappe occupée par les nids, on voit que si tous les mâles ont déjà ouvert et abandonné leurs cellules, les femelles, au contraire, y sont encore incluses, mais sur le point de prendre bientôt l'essor. Cette apparition des mâles un mois presque avant la sortie des femelles, n'est pas particulière aux Anthophores ; je l'ai également constatée chez beaucoup d'autres Hyménoptères, et en particulier chez l'Osmia tricornis qui habite les mêmes emplacements que l'Anthophora pilipes. Les mâles de l'Osmie apparaissent même avant ceux de l'Anthophore, et à une époque si précoce, qu'alors les jeunes larves de Sitaris ne sont peut-être pas encore excitées par la secrète impulsion qui les met en activité. C'est, sans aucun doute, à leur réveil précoce que les mâles de l'Osmie doivent de pouvoir traverser impunément les corridors oùsont entassées les jeunes larves de Sitaris, sans que ces dernières s'attachent à leur toison ; du moins, je ne saurais expliquer autrement l'absence de ces larves sur le dos des Osmies mâles, puisque, quand on les met artificiellement en présence de ces Hyménoptères, elles s'y attachent aussi volontiers qu'aux Anthophores. La sortie hors de l'emplacement commun commence par les Osmies mâles, se continue par les Anthophores mâles, et se termine par la sortie à peu près simultanée des Osmies et des Anthophores femelles. J'ai pu aisément constater ces faits, en observant chez moi, au premier printemps, pour l'une et l'autre espèce, l'époque de rupture des cellules que j'avais recueillies dans le précédent automne.
Au moment de leur sortie, les Anthophores mâles traversant les galeries où attendent en plein éveil les larves de Sitaris, doivent en prendre un certain nombre ; et ceux d'entre eux qui, s'engageant dans les couloirs déserts, échappent ainsi une première fois à l'ennemi, ne lui échapperont pas longtemps, puisque la pluie, l'air froid et la nuit les ramènent à leurs anciennes demeures où ils s'abritent, tantôt dans une galerie, tantôt dans une autre, pendant une grande partie du mois d'avril. Ces allées et venues des mâles dans les vestibules de leurs habitations, le séjour prolongé que le mauvais temps les contraint souvent d'y faire, fournissent aux Sitaris l'occasion la plus favorable pour se glisser dans leur fourrure et y prendre position. Aussi, après un mois environ d'un pareil manège, il ne doit pas rester, ou il ne reste que fort peu de larves errant encore sans avoir atteint leur but. A cette époque, je n'ai pu réussir à en trouver, si ce n'est sur le corps des Anthophores mâles. Il est donc extrêmement probable qu'à leur sortie, ayant lieu à l'approche du mois de mai, les Anthophores femelles ne prennent pas des larves de Sitaris dans les couloirs, ou n'en prennent qu'un nombre qui ne peut soutenir la comparaison avec celui que portent les mâles. En effet, les premières femelles que j'ai pu observer à la fin d'avril dans le voisinage même des nids étaient exemptes de ces larves. Cependant, c'est sur les femelles que les jeunes Sitaris doivent finalement s'établir ; les mâles sur lesquels ils sont en ce moment n'étant pas capables de les introduire dans les cellules, puisqu'ils ne prennent aucune part à leur construction et à leur approvisionnement. Il y a donc, à un certain moment, passage des larves de Sitaris des Anthophores mâles sur les Athophores femelles ; et ce passage s'effectue, sans aucun doute, lors du rapprochement des deux sexes. Chose étrange : la femelle trouve à la fois dans les embrassements du mâle, et la vie et la mort de sa progéniture ; au moment où elle se livre au mâle pour la conservation de sa race, les parasites vigilants passent du mâle sur la femelle pour l'extermination de cette même race. Pour constater expérimentalement si ces déductions sont bien l'expression de la vérité, voici un essai qui me paraît assez concluant alors même qu'il ne réalise que grossièrement les circonstances naturelles. Sur une femelle prise dans sa cellule et par conséquent dépourvue de Sitaris, je place un mâle qui en est pourvu, et je maintiens les deux sexes en contact, en maîtrisant autant que possible leurs mouvements désordonnés. Après quinze ou vingt minutes de ce rapprochement forcé, la femelle se trouve envahie par une ou plusieurs des larves qui étaient d'abord sur le mâle. Il est vrai qu'on ne réussit pas toujours; mais aussi comment réaliser les préludes de l'accouplement, et les frottements passionnés, et les étreintes intimes, et la fusion pour ainsi dire des deux corps en un seul ?
En surveillant à Avignon les rares Anthophores que j'ai pu découvrir, il m'a été possible de saisir l'instant précis de leurs travaux ; et le jeudi suivant, 21 mai, je me suis rendu en toute hâte à Carpentras pour assister, s'il était possible, à l'entrée des Sitaris dans les cellules de l'Abeille. Je ne me suis pas trompé, les travaux sont en pleine activité.
Devant une haute nappe de terre, s'agite, comme dans un ballet-démence, un essaim stimulé par le soleil qui l'inonde de lumière et de chaleur. C'est une nuée d'Anthophores de quelques pieds d'épaisseur et d'une étendue mesurée sur celle de l'espèce de façade que forme le sol à pic. Du sein tumultueux de la nuée s'élève un monotone et menaçant murmure, tandis que le regard s'égare, sans pouvoir se retrouver, au milieu des inextricables évolutions de l'ardente cohue. Avec la rapidité de l'éclair, des milliers d'Anthophores s'éloignent incessamment et se dispersent dans la campagne pour butiner ; incessamment aussi des milliers d'autres arrivent, chargées de miel ou de mortier, et maintiennent l'essaim dans les mêmes redoutables proportions. Malheur à l'imprudent qui pousserait l'audace jusqu'à pénétrer au coeur de l'essaim, et surtout jusqu'à porter une main téméraire sur les demeures en construction. Aussitôt enveloppé par la foule en furie, il expierait sa folle entreprise sous mille coups d'aiguillon. A cette pensée rendue encore plus alarmante par le souvenir de certaines mésaventures dont j'ai été victime en voulant observer de trop près les gâteaux des Frelons (Vespa Crabro), je sens un frissond'appréhension me courir sur le corps. Et cependant, pour mettre en tout son jour la question qui m'amène ici, il faut nécessairement pénétrer dans le redoutable essaim ; il me faut me tenir des heures entières, tout le jour peut-être, en observation devant les travaux que je vais bouleverser ; et, la loupe à la main, scruter patiemment, au milieu du tourbillon furieux, ce qui se passe dans les cellules. L'emploi d'un masque, de gants, d'enveloppes quelconques, n'est pas d'ailleurs possible, car toute la dextérité des doigts et toutela liberté de la vue sont nécessaires pour les recherches que j'ai à faire. N'importe ; devrais-je sortir de ce guêpier le visage tuméfié, méconnaissable, il me faut aujourd'hui une solution décisive au problème qui m'a trop longtemps préoccupé. Quelques coups de filet donnés, en dehors de l'essaim, sur des Anthophores se rendant à la récolte ou en revenant, m'ont bientôt appris que les larves de Sitaris sont campées sur leur thorax, comme je m'y attendais, et y occupent la même place que sur les mâles. Les circonstances sont donc on ne peut plus favorables, et sans plus de retard visitons les cellules. Mes dispositions sont aussitôt prises : je serre étroitement mes habits, pour ne laisser aux Abeilles que le moins de prise possible, et je m'engage au milieu de l'essaim. Quelques vigoureux coups de pioche qui éveillent dans le murmure des Anthophores un crescendo peu rassurant, m'ont bientôt mis en possession d'une motte de terre, et je fuis à la hâte tout étonné de me trouver encore sain et sauf et de ne pas être poursuivi. Mais la motte de terre que je viens de détacher est trop superficielle, elle ne contient que des cellules d'Osmie où je n'ai rien à voir pour le moment. Une seconde expédition a lieu, plus longue que la première, et quoique ma retraite se soit opérée sans grande précipitation, aucune Anthophore ne m'a atteint de son dard, ne s'est pas même montrée disposée à se précipiter sur l'agresseur. Ce succès m'enhardit ; je reste en permanence devant les constructions, abattant sans relâche des mottes pleines de cellules, et au milieu du désordre inévitable, répandant à terre le miel liquide, éventrant des larves, écrasant des Anthophores occupées dans leurs nids. Toutes ces dévastations n'arrivent qu'à éveiller dans l'essaim un murmure plus sonore, sans être suivies d'aucune démonstration hostile de sa part. Les Anthophores dont les cellules ne sont pas atteintes s'occupent de leurs travaux comme si rien d'extraordinaire ne se passait à côté ; celles dont les habitations sont bouleversées tâchent de les réparer, ou planent éperdues devant l'emplacement de leurs cellules absentes ; mais aucune ne paraît vouloir fondre sur la cause du dégât ; tout au plus quelques-unes plus irritées me viennent, de temps à autre, planer devant le visage, face à face, et à une paire de pouces de distance, puis s'envolent après quelques instants de ce curieux examen. Malgré le choix d'un emplacement commun pour leurs nids, qui ferait croire à un commencement de communauté d'intérêts entre les Anthophores, ces Hyménoptères obéissent donc en réalité à la loi égoïste de chacun pour soi, et ne savent pas se liguer pour repousser un ennemi qui les menace tous. Chaque Anthophore prise isolément ne sait pas même se précipiter sur l'ennemi qui ravage ses cellules et l'écarter à coups d'aiguillon : la pacifique bête quitte à la hâte sa demeure ébranlée par la sape, fuit éclopée, quelquefois même blessée mortellement, sans songer à faire usage de son dard venimeux, si ce n'est lorsqu'on le saisit. N'y aurait-il donc que les Hyménoptères sociaux qui sachent combiner une défense commune, ou bien qui osent fondre isolément sur l'agresseur pour en tirer une vengeance individuelle ?
Grâce à cette bénignité inattendue de l'Abeille maçonne, j'ai pu des heures entières poursuivre à loisir mes recherches, assis sur une pierre au milieu de l'essaim murmurant et éperdu, sans recevoir un seul coup d'aiguillon, bien que je n'eusse puis aucune précaution pour m'en préserver. Des gens de la campagne venant à passer et me voyant assis impassible au milieu du tourbillon furieux d'Abeilles, se sont arrêtés ébahis pour me demander si je les avais conjurées, ensorcelées, puisque je paraissais n'avoir rien à en redouter. Mé moun bel ami, li-z-avé doun escunjurado que vou pougnioun pa, canèu de sor ! Mes divers engins répandus à terre, boîtes, flacons, tubes de verre, pinces, loupes, ont été certainement pris par ces bonnes gens pour les instruments de mes maléfices.
Procédons maintenant à l'examen des cellules. Les unes sont encore ouvertes et ne contiennent qu'une provision plus ou moins complète de miel. Les autres sont hermétiquement fermées avec un couvercle ou rondelle de terre. Le contenu de ces dernières est fort variable. Tantôt c'est une larve d'Hyménoptère ayant achevé sa pâtée ou étant sur le point de l'achever ; tantôt une larve blanche comme la précédente, mais plus ventrue, et de forme fort différente ; tantôt enfin, c'est du miel avec un oeuf flottant à sa surface. Le miel est liquide, gluant, d'une couleur brunâtre et d'une odeur forte, repoussante. L'oeuf est d'un beau blanc, cylindrique, un peu courbé en arc, d'une longueur de 4 à 5 millimètres, sur une largeur qui n'atteint pas tout à fait 1 millimètre ; c'est l'oeuf de l'Anthophore. Dans quelques cellules, cet oeuf nage seul à la surface du miel ; dans d'autres, fort nombreuses, on voit juchée sur l'oeuf de l'Anthophore, comme sur une espèce de radeau, une jeune larve de Sitaris avec la forme et les dimensions que j'ai décrites plus haut, c'est-à-dire avec la forme et les dimensions que possède l'animalcule au sortir de l'oeuf. Voilà l'ennemi dans le logis ; quand et comment s'y est-il introduit ? Dans aucune des cellules où je l'observe, il ne m'est possible de distinguer la moindre fissure qui lui ait permis de s'y introduire ; elles sont toutes closes de la manière la plus irréprochable. Le parasite s'est donc établi dans le magasin de miel avant que ce magasin fût fermé ; d'autre part, les cellules ouvertes et pleines de miel, mais encore sans l'oeuf de l'Anthophore, sont constamment sans parasite. C'est donc pendant la ponte ou après la ponte, quand l'Antophore est occupée à maçonner la porte de la cellule, que la jeune larve s'y introduit. Il est impossible de décider expérimentalement à laquelle de ces deux époques il faut rapporter l'introduction du Sitaris dans la cellule ; car, quelque pacifique que soit l'Anthophore, il est bien évident qu'on ne peut songer à être témoin de ce qui se passe dans sa cellule au moment où elle y dépose un oeuf, ou au moment où elle en construit le couvercle. Mais quelques essais nous auront bientôt convaincus que le seul instant qui puisse permettre au Sitaris de s'établir dans la demeure de l'Hyménoptère est l'instant même où l'oeuf est déposé à la surface du miel.
Prenons une cellule d'Anthophore pleine de miel et munie d'un oeuf, et, après en avoir enlevé le couvercle, déposons-la dans un tube de verre avec quelques larves de Sitaris. Les larves ne paraissent nullement affriandées par ce trésor de nectar qu'on vient de mettre à leur portée ; elles errent au hasard dans le tube, parcourent le dehors de la cellule, arrivent parfois sur le bord de son orifice, et très rarement s'aventurent dans son intérieur, sans y plonger bien avant et pour ressortir aussitôt. Si quelqu'une arrive jusqu'au miel qui ne remplit qu'à demi la cellule, elle cherche à fuir dès qu'elle a éprouvé la mobilité du sol gluant sur lequel elle allait s'engager ; mais trébuchant à chaque pas, par suite de la viscosité qui s'est attachée à ses pattes, elle finit souvent par retomber dans le miel où elle périt étouffée. On peut encore expérimenter de la manière suivante : après avoir préparé une cellule pareille à la précédente, on dépose, avec tout le soin possible, une larve sur sa paroi interne, ou bien à la surface même des provisions. Dans le premier cas, la larve se hâte de sortir, et ne rentre plus dans la cellule ; dans le second cas, elle se débat quelque temps à la surface du miel, et finit par s'y empêtrer tellement, qu'après mille efforts pour gagner la rive, elle est étouffée dans le lac visqueux. En somme, toutes les tentatives pour faire établir la larve de Sitaris dans une cellule d'Anthophore approvisionnée de miel et munie d'un oeuf n'obtiennent pas plus de succès que celles que j'ai faites avec des cellules, dont la provision de miel était déjà entamée par la jeune larve de l'Hyménoptère, comme je l'ai dit plus haut. Il est donc certain que la larve de Sitaris n'abandonne pas la toison de l'Abeille maçonne, lorsque celle-ci est dans sa cellule ou à son entrée, pour se porter elle-même au devant du miel convoité ; car ce miel causerait inévitablement sa perte si, par malheur, elle venait à toucher, simplement du bout des tarses, sa dangereuse surface. Puisqu'on ne peut pas admettre qu'au moment où l'Anthophore bâtit sa porte, la larve de Sitaris quitte la corselet velu de son amphitryon pour pénétrer inaperçue dans la cellule, dont l'ouverture n'est pas encore entièrement murée, il ne reste plus que l'instant de la ponte à examiner. Rappelons d'abord que le jeune Sitaris, qu'on trouve dans une cellule close, est toujours placé sur l'oeuf de l'Abeille. Nous allons voir dans quelques instants que cet oeuf ne sert pas simplement de radeau à l'animalcule flottant sur un lac très perfide, mais encore constitue sa première et indispensable nourriture. Pour arriver jusqu'à cet oeuf placé au centre du lac de miel, pour atteindre de toute nécessité ce radeau, cette première ration, la jeune larve a évidemment quelque moyen d'éviter le contact mortel du miel ; et ce moyen ne saurait être fourni que par les manoeuvres de l'Hyménoptere même. En second lieu, des observations multipliées à satiété m'ont démontré qu'à aucune époque, on ne trouve dans chaque cellule envahie qu'un seul Sitaris sous l'une ou l'autre des formes multiples qu'il revêt successivement. Et cependant, dans le fourré soyeux du thorax de l'Hyménoptère, sont établies plusieurs jeunes larves, toutes surveillant avec ardeur l'instant propice pour pénétrer dans le domicile où elles doivent poursuivre leur développement. Comment se fait-il donc que ces larves, aiguillonnées par un appétit comme doivent en faire supposer sept ou huit mois d'abstinence absolue, au lieu de se ruer toutes ensemble dans la première cellule à leur portée, pénètrent au contraire une à une et avec un ordre parfait dans les diverses cellules qu'approvisionne l'Hyménoptère. Il doit y avoir encore là quelque manoeuvre en jeu indépendante des Sitaris. Pour satisfaire à ces deux conditions indispensables, l'arrivée de la larve sur l'oeuf sans passer sur le miel, et l'introduction d'une seule larve, parmi toutes celles qui attendent dans la toison de l'Abeille, il ne peut y avoir que l'explication suivante : c'est de supposer qu'au moment où l'oeuf de l'Anthophore s'échappe à demi de l'oviducte, parmi les Sitaris accourus du thorax à l'extrémité de l'abdomen, un, plus favorisé par sa position, se campe à l'instant sur l'oeuf, pont trop étroit pour deux, et arrive avec lui à la surface du miel. L'impossibilité de remplir autrement les deux conditions que je viens de signaler donne à l'explication que je propose un degré de certitude presque équivalent à celui que fournirait l'observation directe, malheureusement impraticable ici. Cela suppose, il est vrai, dans la microscopique bestiole, appelée à vivre en un lieu où tant de dangers la menacent d'abord ; cela suppose, dis-je, une inspiration étonnamment rationnelle, et appropriant les moyens au but avec une logique qui nous confond. Mais n'est-ce pas là l'invariable conclusion où nous amène toujours l'étude de l'instinct ?
En laissant tomber son oeuf sur le miel, l'Anthophore vient donc de déposer en même temps dans la cellule l'ennemi mortel de sa race ; elle maçonne avec soin le couvercle qui en forme l'entrée, et tout est fait. Une seconde cellule est construite à côté pour avoir probablement le même fatale destination, et ainsi de suite, jusqu'à ce que les parasites, plus on moins nombreux qu'abrite son duvet, soient tous logés. Laissons la malheureuse mère poursuivre son infructueux travail, et portons notre attention sur la jeune larve qui vient de se procurer le vivre et le couvert d'une si adroite manière. En ouvrant des cellules dont le couvercle est encore frais, on finit par en trouver où l'oeuf pondu depuis peu porte un jeune Sitaris. Cet oeuf est intact, et dans un état irréprochable. Mais voici que la dévastation commence ; la larve, petit point noir qu'on voit courir sur la surface blanche de l'oeuf, s'arrête enfin, s'équilibre solidement sur ses six pattes, puis saisissant, avec les crocs aigus de ses mandibules, la peau délicate de l'oeuf, elle la tiraille violemment jusqu'à la rompre, et en fait épancher le contenu dont elle s'abreuve avec avidité. Ainsi le premier coup de mandibule que le parasite donne dans la cellule usurpée a pour but de détruire l'oeuf de l'Hyménoptère. Précaution admirable ! La larve de Sitaris doit, comme on va le voir, se nourrir du miel de la cellule ; la larve d'Anthophore qui proviendrait de cet oeuf réclamerait la même nourriture, mais la part est trop petite pour toutes les deux; donc, vite un coup de dent sur l'oeuf et la difficulté sera levée. Le récit de pareils faits n'a pas besoin de commentaires. Cette destruction de l'oeuf embarrassant est d'autant plus inévitable, que des goûts providentiellement imposés portent la jeune larve de Sitaris à en faire sa première nourriture. On voit d'abord, en effet, la larve s'abreuver avec avidité des sucs que laisse écouler l'enveloppe lacérée de l'oeuf ; et pendant plusieurs jours, on peut l'observer tantôt immobile sur cette enveloppe qu'elle fouille par intervalles avec la tête, tantôt la parcourant d'un bout à l'autre pour l'éventrer encore, et en faire sourdre quelques sucs de jour en jour plus rares ; mais on ne la surprend jamais à puiser dans le miel qui l'environne de toutes parts. Il est d'ailleurs facile de se convaincre qu'à l'office d'appareil de sauvetage, l'oeuf réunit celui de première ration. J'ai déposé à la surface du miel d'une cellule une bandelette de papier ayant les dimensions de l'oeuf ; et sur ce radeau, j'ai placé une larve de Sitaris. Malgré tous les soins, mes essais, plusieurs fois réitérés, ont constamment échoué. La larve, déposée au centre de l'amas de miel sur un esquif de papier, se comporte comme dans les expérimentations précédentes : ne trouvant pas ce qui lui convient, elle cherche à s'échapper, et périt engluée, dès qu'elle a abandonné le sol de la bandelette de papier, ce qui ne tarde pas arriver. En prenant, au contraire, des cellules d'Anthophore non envahies par le parasite, et dont l'oeuf n'est pas encore éclos, on peut aisément élever les larves de Sitaris. Il suffit de happer une de ces larves avec le bout mouillé d'une aiguille, et de la poser délicatement sur l'oeuf; il n'y a plus alors la moindre tentative d'évasion. Après avoir exploré l'oeuf pour s'y reconnaître, la larve l'éventre, et de plusieurs jours ne change pas de place. Son évolution s'effectue dès lors sans aucune. entrave, pourvu que la cellule soit à l'abri d'une évaporation trop prompte qui en dessécherait le miel, et le rendrait impropre à sa nutrition. L'oeuf de l'Anthophore est donc absolument nécessaire à la larve de Sitaris, non pas simplement comme esquif, puisqu'une bandelette de papier ne peut le remplacer, mais encore comme première nourriture. C'est là tout le secret qui, faute de m'être connu, avait jusqu'ici rendu vaines mes tentatives pour élever les larves écloses dans mes flacons.
Au bout de huit jours, l'oeuf épuisé par le parasite ne forme plus qu'une pellicule aride. Le premier repas est achevé. La larve de Sitaris, dont les dimensions ont à peu près doublé, s'ouvre alors sur le dos ; et, par une fente qui embrasse la tête et les trois segments thoraciques, un corpuscule blanc, seconde forme de cette singulière organisation, s'échappe pour tomber à la surface du miel, tandis que la dépouille abandonnée reste cramponnée au radeau qui a sauvegardé la larve, et l'a nourrie jusqu'ici. Bientôt cette double dépouille du Sitaris et de l'oeuf disparaîtra, submergée sous les flots de miel que va soulever la nouvelle larve. Ici se termine l'histoire de la première des formes qu'affecte la larve des Sitaris. En résumant ce qui précède, on voit que l'étrange animalcule attend, sans nourriture, pendant sept mois, l'apparition des Anthophores, et s'attache enfin aux poils du corselet des mâles qui sortent les premiers, et qui passent inévitablement à sa portée en traversant leurs couloirs. De la toison du mâle, la larve passe, trois ou quatre semaines après, dans celle de la femelle, au moment de l'accouplement ; puis de la femelle sur l'oeuf qui s'échappe de l'oviducte. C'est par cet enchaînement de manoeuvres complexes que la larve se trouve finalement campée sur un oeuf, au centre d'une cellule close et pleine de miel. Ces périlleuses voltiges sur un poil de l'Hyménoptère tout le jour en mouvement ; ce passage d'un sexe sur l'autre ; cette arrivée au centre de la cellule par le moyen de l'oeuf, pont dangereux jeté sur l'abîme gluant, nécessitent surabondamment les appareils d'équilibre dont elle est pourvue, et que j'ai décrits plus haut. Enfin la destruction de l'oeuf exige à son tour des ciseaux acérés, et telle est la destination de ses mandibules aiguës et recourbées. Ainsi la forme primitive des Sitaris a pour rôle unique de se faire transporter par l'Anthophore dans sa cellule, et d'en éventrer l'oeuf. Cela fait, l'organisation se transfigure à tel point, qu'il faut les observations les plus multipliées pour ajouter foi au témoignage de ses yeux.
La destruction immédiate de l'oeuf de l'Anthophore par le parasite qui vient d'arriver dans la cellule me suggère quelques réflexions sur le mode que peuvent employer les Hyménoptères parasites pour établir leurs oeufs dans des cellules étrangères, sans avoir à craindre que la provision de miel soit partagée par la larve maîtresse du logis. Je me permettrai donc une courte digression sur ce sujet, avant de continuer l'histoire des Sitaris. On admet [ Lepelletier de Saint-Fargeau, Hist. des Hymén., t.,II, p. 417 ] que l'oeufde l'Hyménoptère parasite est pondu dans une cellule non encore entièrement approvisionnée. Quand l'approvisionnement est fini, la propriétaire du nid pond à son tour dans la cellule qui renferme ainsi deux oeufs, celui de la propriétaire et celui de l'étrangère. On admet, en outre, que la larve du parasite éclose la première, comme restant moins longtemps sous la forme d'oeuf, dévore, avant la naissance de l'enfant de la maison, la nourriture préparée uniquement pour ce dernier. Quelque ingénieuse que soit l'hypothèse de M. Lepelletier, des doutes m'étaient survenus au sujet de cette manière de voir, parce que, ayant élevé fréquemment ab ovo des larves appartenant à diverses espèces d'Hyménoptères se nourrissant soit de miel, soit de proie animale, j'avais toujours vu l'éclosion arriver de quatre à six jours après la ponte. D'autre part, ces larves, pour achever leurs provisions, mettent d'ordinaire une dizaine de jours. Il faudrait donc supposer que la larve du parasite est capable de dévorer en quatre ou six jours ce que les autres larves n'achèvent que dans un espace de temps double, et encore faudrait-il admettre pour cette larve une éclosion très prématurée. Tout cela n'est guère vraisemblable ; on pourrait croire alors que la larve du parasite, plus précoce que l'autre, dévore tôt ou tard cette dernière. Mais, dans ce cas, on devrait trouver parfois deux larves dans une même cellule, ce que personne, je crois, n'a encore observé ; et puis comment admettre qu'une larve destinée à se nourrir de miel puisse, sans changer d'organisation, dévorer une autre larve ? Au moment où je sapais les constructions des Anthophores en pleine activité, pour surprendre les Sitaris à leur arrivée dans les cellules, une excellente occasion s'est présentée de voir jusqu'à quel point mes doutes étaient fondés ; et tout en portant principalement mon attention sur les Sitaris, j'ai pu faire quelques observations sur un Hyménoptère, parasite de l'Anthophore, sur le Melecta armata. Lorsqu'on ouvre les cellules de l'Anthophore vers la fin de l'hiver, on trouve qu'une bonne partie de ces cellules est occupée par des Sitaris, et que le reste se partage à peu près également entre la Mélecte et l'Anthophore, en tenant compte des rares cellules occupées par des Méloés, des Clairons et des Chalcidiens. Les Mélectes jouent donc un grand rôle dans les demeures de l'Anthophore. En effet, au mois de mai, on voit, pêle-mêle avec les Abeilles maçonnes de nombreuses Mélectes très affairées, qui, avec le plus grand sang-froid, parcourent en tous sens le talus vertical criblé de trous, et pénètrent sans se presser, sans paraître en rien effrayées, au fond des divers couloirs. Le parasite et l'amphitryonsemblent vivre dans une parfaite intelligence. Je n'ai jamais vu l'Anthophore chasser la Mélecte, ni la Mélecte fuir devant l'Anthophore. L'Abeille maçonne est quelquefois sur sa porte et se lustre le corps : le parasite arrive, se glisse entre ses pattes, et pénètre dans l'habitation, sans que l'Anthophore y paraisse prendre garde. Ou bien encore, la Mélecte sort d'un couloir et s'arrête a son orifice : l'Abeille survient, se fait petite pour passer entre le parasite et la paroi du couloir, s'insinue sous le ventre de la Mélecte et pénètre dans son nid, sans chasser l'effrontée étrangère, sans donner même aucun signe d'inquiétude. Si l'Anthophore est déjà dans sa demeure quand le parasite y pénètre, on voit celui-ci ressortir après un temps assez long, sans se hâter, sans se montrer effarouché, et prouvant ainsi, avec une entière évidence, que rien de grave ne lui est survenu en pénétrant dans un logis où veille le propriétaire. Si l'inverse a lieu, si l'Abeille arrive au fond d'un corridor où la Mélecte a d'abord pénétré, l'Abeille revient pacifique sur le seuil de sa porte, et attend que l'autre se retire. Il y a donc entre les deux Hyménoptères les relations les plus amicales. J'ai vu cette Mélecte et un Coelioxys visiter avec la même familiarité les cellules de l'Anthophora parietina en construction à côté des premières. Mais voici bien une autre chose : qu'une Anthophore pénètre étourdiment dans le corridor d'une autre Anthophore, sa voisine, sa soeur ; qu'elle se montre simplement à sa porte ; aussitôt l'Abeille jalouse se précipite sur l'imprudente, la saisit avec les mandibules, fait jouer son aiguillon, et une lutte acharnée a lieu dans la poussière où se roulent en un peloton commun les deux Abeilles ivres de colère. Le combat est rarement mortel, une aile déchirée ou une antenne tronquée met fin à ces chaudes bourrades. Ineffables harmonies ! L'Anthophore dont la fureur s'allume à la vue, sur le seuil de sa porte, d'une autre Anthophore inoffensive, incapable de dérober à ses trésors une simple gorgée de miel, se montre pacifique, débonnaire, pour la Mélecte, qui ne sait, ne peut élever ses larves, et qui, pour leur procurer le vivre et le couvert, va exterminer à demi la race de l'aveugle mère. Les Mélectes étant fort abondantes dans l'essaim des Anthophores, et leurs visites au fond des couloirs se renouvelant très fréquemment, il est indubitable qu'une bonne partie des cellules doit être envahie par ces parasites, comme le prouve d'ailleurs l'examen de ces demeures à la fin de l'hiver, ainsi que je viens de le dire. Par conséquent, si l'explication de M. Lepelletier est fondée, on doit, en ouvrant un nombre convenable de cellules depuis peu terminées, en trouver qui renferment deux oeufs, celui de l'Abeille et celui du parasite. Eh bien ! parmi les décombres des travaux des Anthophores dont les cellules récemment closes se comptaient par milliers, il ne m'est pas arrivé, d'en trouver une seule pourvue de deux oeufs. Un oeuf, un seul, ayant toujours la même forme, la même couleur, les mêmes dimensions, nage invariablement à la surface du miel de chaque cellule. Rien de particulier ne se montre dans aucune demeure, si ce n'est de temps à autre une jeune larve de Sitaris établie sur l'oeuf ; et si les Mélectes ne rôdaient nombreuses aux portes des couloirs, on ne pourrait soupçonner que, parmi ces cellules, il y en a qu'elles ont envahies. Dans les cellules usurpées, qu'est devenu l'oeuf de l'Abeille maçonne, car on ne peut douter qu'il y ait été pondu ? Supposons à la Mélecte cette inspiration prévoyante qui fait détruire tout d'abord par la jeune larve de Sitaris l'oeuf que l'Anthophore vient de déposer, généralisons l'admirable précaution que la clairvoyante larve vient de nous révéler, et toute difficulté sera levée. Je crois donc que, pendant que l'Anthophore est occupée à maçonner la porte de la cellule où elle a pondu son oeuf, la Mélecte profite de ses courses à la recherche du mortier pour détruire cet oeuf d'un coup de mandibule, pour en rejeter les débris dehors, dans le couloir, et pour déposer à sa place son oeuf pareil au premier. Abusée par cette similitude, l'Anthophore mure soigneusement l'entrée de la cellule où la larve du parasite sera désormais seule en possession de la pâtée de miel. D'autres parasites, les Chrysidiens, les Mutilles, au lieu de s'attaquer à la provision de miel, dévorent la larve de l'Hyménoptère récoltant, quand cette larve a achevé ses vivres et même a tissé son cocon. Dans ce cas, les manoeuvres de la mère parasite sont fort différentes de celles de la Mélecte. J'espère pouvoir un jour les raconter. Pour le moment, j'ai lieu de croire que les divers Hyménoptères parasites qui convoitent simplement les provisions d'une cellule, emploient la tactique de la larve de Sitaris ; et avant de déposer leur oeuf sur ces provisions, détruisent préalablement celui pour lequel elles avaient été amassées.
Revenons maintenant à la larve de Sitaris. J'ai dit que, au bout de huit jours, l'oeuf de l'Anthophore est épuisé et se réduit à l'enveloppe, mince nacelle qui préserve la larve du contact mortel du miel. C'est sur cette nacelle que s'opère la première métamorphose de l'animalcule. Après cette transformation, la larve étant organisée pour vivre dans un milieu gluant, se laisse choir du radeau dans le lac de miel, et abandonne, accrochée à l'enveloppe de l'oeuf, sa dépouille fendue sur le dos. On voit alors flotter, immobile sur le miel, un corpuscule d'un blanc laiteux, ovalaire, aplati, et d'une paire de millimètres de longueur. C'est la larve de Sitaris sous sa nouvelle forme. A l'aide d'une loupe, on distingue les fluctuations du tube digestif qui se gorge de miel, et sur le pourtour du dos plat et elliptique, on aperçoit un double cordon de points stigmatiques qui par leur position ne peuvent être obstrués que par le fluide visqueux. Pour décrire en détail cette larve, attendons qu'elle ait acquis tout son développement, ce qui ne saurait tarder, car les provisions diminuent avec rapidité. Cette rapidité toutefois n'est pas comparable à celle que mettent les larves gloutonnes de l'Anthophore à achever les leurs. Ainsi, en visitant une dernière fois les habitations des Anthophores, le 25 juin, j'ai trouvé que les larves de l'Abeille avaient toutes achevé leurs provisions et atteint leur complet développement ; tandis que celles des Sitaris, encore plongées dans le miel, n'avaient, pour la plupart, que la moitié du volume qu'elles doivent finalement acquérir. Nouveau motif pour les Sitaris de détruire un oeuf qui, s'il se développait, produirait une larve vorace capable de les affamer en fort peu de temps. En élevant moi-même les larves dans des tubesde verre, j'ai reconnu que celles des Sitaris mettent de trente-cinq à quarante jours pour achever leur pâtée de miel, et que celles des Anthophores emploient moins de deux semaines pour le même repas. C'est dans la première quinzaine du mois de juillet que les larves de Sitaris atteignent tout le développement qu'elles sont susceptibles d'acquérir. A cette époque, la cellule usurpée par le parasite ne contient plus qu'une larve replète, et, en un coin, un tasde crottins rougeâtres. Cette larve est molle (figure 3), blanche, et mesure de 12 à 13 millimètres en longueur sur 6 millimètres dans sa plus grande largeur. Vue par le dos, comme lorsqu'elle flotte sur le miel, elle est de forme elliptique, atténuée graduellementvers l'extrémité céphalique, et plus brusquement vers l'extrémité anale. Sa face ventrale est fort convexe : sa face dorsale, au contraire, est à peu près plane. Quand la larve flotte sur le miel liquide, elle est comme lestée par le développement excessif de la face ventrale plongeant dans le miel, ce qui lui rend possible un équilibre qui est pour elle de la plus haute importance. En effet, les orifices stigmatiques, rangés sans moyens de protection sur chaque bord du dos presque plat, sont à fleur du liquide visqueux, et au moindre faux mouvement seraient obstrués par cette glu tenace si un lest convenable n'empêchait la larve de chavirer. Jamais abdomen obèse n'a été d'une plus grande utilité ; grâce à cet embonpoint du ventre, la larve est à l'abri de l'asphyxie.
Ses segments sont au nombre de treize, y compris la tête. Celle-ci est pâle, molle, comme le reste du corps, et fort petite relativement au volume de l'animal. Les antennes sont excessivement courtes et composées de deux articles cylindriques. J'ai vainement, à l'aide d'une forte loupe, cherché des yeux. Dans son état précédent, la larve, assujettie à de singulières migrations, a évidemment besoin de la vue, et elle est pourvue de quatre ocelles. Dans l'état actuel, à quoi lui serviraient des yeux au fond d'une cellule d'argile où règne la plus complète obscurité ? Le labre est saillant, non distinctement séparé de la tête, courbé en avant, et bordé de cils pâles et très fins. Les mandibules sont petites, roussâtres vers l'extrémité, obtuses et excavées au côté interne en forme de cuiller. Au-dessous des mandibules, se trouve une pièce charnue, couronnée par deux très petits mamelons. C'est la lèvre inférieure avec ses deux palpes. Elle est flanquée, de droite et de gauche, de deux autres pièces également charnues, étroitement accolées à la lèvre, et portant à l'extrémité un rudiment de palpe formé de deux ou trois très petits articles. Ces deux pièces sont les futures mâchoires. Tout cet appareil, lèvres et mâchoires, est complètement immobile, et dans un état rudimentaire qui met la description en défaut. Ce sont des organes naissants, encore voilés, embryonnaires. Le labre et la lame complexe, formés par la lèvre et les mâchoires, laissent entre elles une étroite fente, dans laquelle jouent les mandibules. Les pattes sont purement vestigiaires, car bien que formées de trois petits articles cylindriques, elles n'ont guère que 1/2 millimètre de longueur. L'animal ne peut en faire aucun usage, non-seulement dans le milieu coulant où il habite, mais encore sur un sol consistant. Si l'on tire la larve de sa cellule pour la mettre sur un corps solide et l'observer plus à l'aise, on voit que la protubérance démesurée de l'abdomen, en tenant le thorax élevé, empêche les pattes de trouver un appui. Couchée sur le flanc, seule station possible, à cause de sa conformation, la larve reste immobile, ou n'exécute que quelques mouvements vermiculaires et paresseux de l'abdomen, sans jamais remuer ses pattes débiles qui ne pourraient d'ailleurs lui servir en aucune manière. Enfin, on compte neuf paires de stigmates : une paire sur le mésothorax et les autres sur les huit premiers segments de l'abdomen. La dernière paire, ou celle du huitième segment abdominal, est formée de stigmates si petits que, pour là découvrir, il faut être averti par les états suivants de la larve et promener une loupe bien patiente sur l'alignement des huit autres paires. Ce ne sont là encore que des stigmates vestigiaires. Les autres stigmates sont assez grands, à péritrème pâle, circulaire et non saillant. Qui reconnaîtrait dans cet animal lourd, mou, aveugle, laidement ventru, n'ayant pour pattes qu'une sorte de moignons sans usage, l'élégante bestiole de tout à l'heure, l'animalcule cuirassé, svelte et pourvu d'organes d'une haute perfection pour exécuter ses périlleux voyages ?
Si, sous sa première forme, la larve de Sitaris est organisée pour agir, pour se mettre en possession de la cellule convoitée, sous sa seconde forme, elle est uniquement organisée pour digérer les provisions conquises. Donnons, par conséquent, un coup d'oeil à son organisation interne, et en particulier à son appareil digestif. Chose étrange : cet appareil où doit s'engouffrer la masse de miel amassée par l'Anthophore est en tout pareil à celui du Sitaris adulte qui ne prend peut-être jamais de nourriture. C'est de part et d'autre le même oesophage très court, le même ventricule chylifique, vide dans l'insecte parfait après la disparition toutefois du ballon transitoire où s'accumule l'acide urique [ Voyez mon Mémoire sur l'instinct et les métamorphoses des Sphégiens (Ann. des sc. nat., 1857 ], distendu dans la larve par une abondante pulpe orangée ; c'est dans l'un et l'autre les mêmes vaisseaux biliaires au nombre de quatre et accolés au rectum par une de leurs extrémités. Ainsi que l'insecte parfait, la larve est dépourvue de glandes salivaires et de tout autre appareil analogue. Son tissu adipeux est formé de lobules blancs, assez gros ; et son appareil d'innervation comprend onze ganglions, en ne tenant compte du collier oesophagien, tandis que dans l'insecte parfait, on n'en trouve plus que sept, trois pour le thorax dont les deux derniers contigus, et quatre pour l'abdomen.
Quand ses provisions sont achevées, la larve reste un petit nombre de jours dans un état stationnaire, en rejetant de temps à autre quelques crottins rougeâtres jusqu'à ce que le tube digestif soit totalement libéré de sa pulpe orangée. Alors l'animal se contracte, se ramasse sur lui-même, et l'on ne tarde pas à voir se détacher de son corps une pellicule transparente, un peu chiffonée, très fine, et formant un sac sans issue, dans lequel vont se passer désormais les morphoses suivantes : Sur ce sac épidermique, sur cette espèce d'outre transparente, formée par la peau de la larve détachée tout d'une pièce sans aucune fissure, on distingue les divers organes externes très bien conservés : la tête avec ses antennes, ses mandibules, ses mâchoires, ses palpes, les segments thoraciques avec leurs pattes vestigiaires, et l'abdomen avec son cordon d'orifices stigmatiques encore reliés l'un à l'autre par des filaments trachéens. Puis sous cette enveloppe, dont la délicatesse peut à peine supporter le toucher le plus circonspect, on voit se dessiner une masse blanche, molle, qui en quelques heures acquiert une consistance solide, cornée, et une teinte d'un fauve ardent. La transformation est alors achevée. Déchirons le sac de fine gaze enveloppant l'organisation qui vient de se former, et portons notre examen sur cette troisième forme de la larve de Sitaris.
C'est un corps inerte (figure 4), segmenté, à contour ovalaire, d'une consistance cornée, en tout pareille à celle des pupes et des chrysalides, et d'une couleur d'un fauve ardent qu'on ne peut mieux comparer qu'à celle des jujubes. Sa face supérieure forme un double plan incliné dont l'arête est très émoussée ; sa face inférieure est d'abord plane, mais devient, par suite de l'évaporation, de jour en jour plus concave, en laissant un bourrelet saillant sur tout son contour ovalaire. Enfin ses deux extrémités ou pôles sont un peu aplaties. Le grand axe de la face inférieure est en moyenne de 12 millimètres, et le petit axe de 6 millimètres. Au pôle céphalique de ce corps se trouve une sorte de masque modelé vaguement sur la tête de la larve ; et au pôle opposé, un petit disque circulaire profondément ridé dans sa partie centrale. Les trois segments qui font suite à la tête, portent chacun une paire de très petits boutons à peine visibles sans le secours de la loupe, et qui sont par rapport aux pattes de la larve dans sa forme précédente ce que le masque céphalique est pour la tête de la même larve. Ce ne sont pas des organes, mais des indices, des traits de repère jetés aux points où doivent plus tard apparaître ces organes. Sur chaque flanc, on compte enfin neuf stigmates placés comme précédemment sur le mésothorax et les huit premiers segments abdominaux. Les huit premiers stigmates sont d'un brun foncé et tranchent nettement sur la couleur fauve du corps. Ils consistent en petits boutons, luisants, coniques, et perforés au sommet d'un orifice rond. Le neuvième stigmate quoique façonné comme les précédents, est incomparablement plus petit. On ne peut le distinguer sans loupe.
Tels sont, en peu de mots, les caractères extérieurs de la larve de Sitaris sous sa troisième forme. L'anomalie, déjà si manifeste dans le passage de la première forme à la seconde, le devient encore ici davantage ; et l'on ne sait de quel nom appeler une organisation sans terme de comparaison, non pas seulement dans l'ordre des Coléoptères, mais dans la classe entière des insectes. Si, d'une part, cette organisation offre de nombreux points de ressemblance avec les pupes des Diptères par sa consistance cornée, par l'immobilité complète de ses divers segments, par l'absence à peu près totale des reliefs qui permettraient de distinguer les parties de l'insecte parfait ; si, d'autre part, elle se rapproche des chrysalides, parce que l'animal, pour arriver à cet état, a besoin de se dépouiller de sa peau, comme le font les Chenilles ; elle diffère de la pupe, parce qu'elle n'a pas pour enveloppe le tégument superficiel et devenu corné de la larve, mais bien un tégument plus interne ; et elle diffère des chrysalides par l'absence des sculptures qui trahissent, dans ces dernières, les appendices de l'insecte parfait. Enfin, elle diffère encore plus profondément, et de la pupe et de la chrysalide, parce que de ces deux organisations dérive immédiatement l'insecte parfait, tandis que ce qui lui succède est simplement une larve pareille à celle qui l'a précédée. Pour une organisation nouvelle, il faut un nom nouveau. J'emploierais volontiers celui de pseudo-larve employé déjà par M. Newport dans un cas analogue, ainsi que je l'exposerai au chapitre des Méloés ; mais cette expression ne rappelle pas le caractère essentiel de cette organisation, la consistance cornée de ses téguments, son apparence de pupe ou de chrysalide ; d'ailleurs, elle s'appliquerait beaucoup mieux à la seconde forme que je viens de décrire, ou bien à la suivante ou la quatrième, car, dans ces deux états, l'animal a vraiment les traits d'une larve, et cette larve n'a aucune ressemblance externe avec la larve primitive ou celle qui est issue de l'oeuf. J'emploierai donc, pour désigner l'organisation actuelle, la dénomination de pseudo-chrysalide, et je réserverai les noms de larve primitive, de seconde larve, de troisième larve, pour désigner, en peu de mots, chacune des trois formes sous lesquelles les Sitaris ont tous les caractères des larves.
Si le Sitaris, en revêtant la forme de pseudo-chrysalide, se transfigure à l'extérieur jusqu'au point de dérouter la science des morphoses entomologiques, il n'en est pas de même à l'intérieur. J'ai, à toutes les époques de l'année, scruté les entrailles des pseudo-chrysalides, qui restent, en général, stationnaires pendant une année entière, et je n'ai jamais observé d'autres formes dans leurs organes que celles qu'on trouve dans la seconde larve. Le système nerveux n'a pas subi de changement. L'appareil digestif est rigoureusement vide, et, à cause de cette vacuité, n'apparaît que comme un mince cordon, perdu, noyé, au milieu des sachets adipeux. L'intestin stercoral a plus de consistance, ses formes sont mieux arrêtées. Les quatre vaisseaux biliaires sont toujours parfaitement distincts. Le tissu adipeux est plus abondant que jamais : il forme à lui seul tout le contenu de la pseudo-chrysalide, en ne tenant compte, sous le rapport du volume, des filaments insignifiants du système nerveux et de l'appareil digestif.
Quelques Sitaris ne restent guère qu'un mois à l'état de pseudo-chrysalide. Leurs autres morphoses s'accomplissent dans le courant du mois d'août ; et au commencement de septembre, ils arrivent à l'état d'insectes parfaits. Mais, en général, l'évolution est plus lente ; la pseudo-chrysalide passe l'hiver, et ce n'est, pour le plus tôt, qu'au mois de juin de la seconde année que s'opèrent les dernières morphoses. Passons sous silence cette longue période de repos, pendant laquelle le Sitaris, sous la forme de pseudo-chrysalide, dort, au fond de sa cellule, d'un sommeil aussi léthargique que le fait un germe dans son oeuf ; et arrivons au mois de juin et de juillet de l'année suivante, époque de ce qu'on pourrait presque appeler une seconde éclosion.
La pseudo-chrysalide est toujours enfermée dans l'outre délicate, formée par la peau de la seconde larve. A l'extérieur, rien de nouveau ne s'est passé ; mais à l'intérieur de graves changements viennent de s'accomplir. J'ai dit que la pseudo-chrysalide présentait une face supérieure voûtée en dos d'âne, et une face inférieure d'abord plane, puis de plus en plus concave. Les flancs du double plan incliné de la face supérieure ou dorsale prennent part aussi à cette dépression occasionnée par l'évaporation des parties fluides, et il arrive un moment où ces flancs sont tellement déprimés, qu'une section de la pseudo-chrysalide, par un plan perpendiculaire à son axe, serait représentée au moyen d'un triangle curviligne, à sommets émoussés, et dont les côtés tourneraient leur convexité en dedans. C'est sous cet aspect que la pseudo-chrysalide se présente pendant l'hiver et le printemps. Mais en ce moment elle a perdu cet aspect flétri ; et elle figure un ballon régulier, un ellipsoïde dont les sections perpendiculaires au grand axe sont des cercles. Un fait beaucoup plus important que cette expansion comparable à celle qu'on obtient en soufflant dans une vessie ridée, vient également de se passer. Les téguments cornés de la pseudo-chrysalide se sont détachés de leur contenu tout d'une pièce, sans rupture, de la même manière que l'avait fait l'année passée la peau de la seconde larve ; et ils forment ainsi une nouvelle enveloppe utriculaire, sans adhérence aucune avec son contenu, et incluse elle-même dans l'outre façonnée aux dépens de la peau de la seconde larve. De ces deux sacs, sans issue, emboîtés l'un dans l'autre, l'extérieur, comme on l'a déjà vu, est transparent, souple, incolore, et d'une excessive délicatesse ; le second est cassant, presque aussi délicat que le premier, mais beaucoup moins translucide à cause de sa coloration fauve qui le fait ressembler à une mince pellicule d'ambre. Sur ce second sac se retrouvent les verrues stigmatiques, les boutons thoraciques, etc., qu'on observait sur la pseudo-chrysalide. Enfin dans sa cavité s'aperçoit quelque chose, dont la forme reporte aussitôt l'esprit à la seconde larve. Et en effet, si l'on déchire la double enveloppe qui protège ce mystère, on reconnaît, non sans étonnement, qu'on a sous les yeux une nouvelle larve (figure 5) pareille à la seconde. Après une transfiguration inconcevable, l'animal est revenu à son point de départ ! Miraculeuse souplesse de l'organisation qui se prête à de pareils changements à vue ! Décrire la nouvelle larve est chose inutile, car elle ne diffère de la précédente que par quelques légers détails. C'est dans les deux la même tête avec ses divers appendices à peine ébauchés ; ce sont les mêmes pattes vestigiaires, les mêmes moignons transparents comme du cristal, etc. La troisième larve ne diffère de la seconde que par un abdomen moins gros, à cause de la vacuité complète de l'appareil digestif, par un double chapelet de coussinets charnus qui règne sur chaque flanc, par le péritrème des stigmates cristallin et légèrement saillant, mais moins que dansla pseudo-chrysalide, par les stigmates de neuvième paire jusqu'ici rudimentaires, et maintenant à peu près aussi gros que les autres, enfin par les mandibules terminées en pointe très aiguë.
Mise hors de son double étui, la troisième larve n'exécute que quelques mouvements très paresseux de contraction et de dilatation, sans pouvoir progresser, sans pouvoir même se tenir dans la station normale, à cause de la débilité de ses pattes. Elle reste ordinairement immobile, couchée sur le flanc ; ou bien elle ne traduit sa somnolente activité que par de faibles mouvements vermiculaires. Au moyen du jeu alternatif de ces contractions et de ces dilatations si paresseuses qu'elles soient, la larve parvient cependant à se retourner bout à bout dans l'espèce de coque que lui forment les téguments pseudo-chrysalidaires, quand accidentellement elle s'y trouve placée la tête en bas ; et cette opération est d'autant plus difficile, que la cavité de la coque est à peu de chose près exactement remplie par la larve. L'animal se contracte, fléchit la tête sous le ventre, et fait glisser sa moitié antérieure sur sa moitié postérieure par des mouvements vermiculaires si lents, que la loupe peut à peine les constater. Dans moins d'un quart d'heure, la larve, d'abord renversée, se retrouve placée la tête en haut. J'admire ce jeu de gymnastique, mais j'ai de la peine à le comprendre, tant l'espace que la larve en repos laisse libre dans sa coque, est peu de chose relativement à ce qu'on est en droit d'attendre pour soupçonner la possibilité d'un pareil retournement. La larve ne jouit pas longtemps de cette prérogative qui lui permet de reprendre dans son habitacle, dérangé dans sa position primitive, l'orientation qu'elle préfère, c'est-à-dire de se trouver la tête en haut.
Deux jours au plus après sa première apparition, elle retombe dans une inertie aussi complète que celle de la pseudo-chrysalide. En la sortant de sa coque d'ambre, on reconnaît que sa faculté de se contracter, ou dilater à volonté, s'est engourdie si complètement, que le stimulant de la pointe d'une aiguille ne peut pas la provoquer, bien que les téguments aient conservé toute leur souplesse, et qu'aucun changement sensible ne soit survenu dans l'organisation. L'irritabilité, suspendue une année entière dans la pseudo-chrysalide, vient donc se réveiller un instant pour retomber aussitôt dans la plus profonde torpeur. Cette torpeur ne doit se dissiper en partie qu'au moment du passage à l'état de nymphe pour reparaître immédiatement après, et se continuer jusqu'a l'arrivée à l'état parfait. Aussi, en tenant dans une position renversée, au moyen de tubes de verre, des larves de troisième forme, ou bien des nymphes incluses dans leurs coques, on ne leur voit jamais reprendre une position droite, quelle que soit la durée de l'expérimentation. L'insecte parfait lui-même, renfermé quelque temps dans la coque, ne peut pas la reprendre, faute d'une souplesse suffisante. Cette absence totale de mouvement dans la troisième larve, âgée de quelques jours, ainsi que dans la nymphe, jointe au peu d'espace qui reste libre dans la coque, amène invariablement, si l'on n'a pas assisté aux premiers moments de la troisième larve, l'intime conviction qu'il est de toute impossibilité à l'animal de se retourner bout à bout. Et maintenant voyez quelles étranges conséquences peut amener ce défaut d'observation faite à l'instant voulu. On recueille des pseudo-chrysalides, qui sont entassées dans un flacon dans toutes les positions possibles. La saison favorable arrive ; et avec un étonnement bien légitime, on constate que, dans un grand nombre de coques, la larve ou la nymphe incluse est dans une orientation inverse, c'est-à-dire qu'elle a sa tête tournée vers l'extrémité anale de la coque. Vainement on épie dans ces corps renversés quelques indices de mouvement ; vainement on place les coques dans toutes les positions imaginables, pour voir si l'animal se retournera bout à bout; et vainement encore on se demande où est l'espace libre qu'exige ce retournement. L'illusion est complète : je m'y suis laissé prendre, et pendant deux ans je me suis perdu en conjectures pour me rendre compte de ce défaut de correspondance entre la coque et son contenu, pour m'expliquer enfin un fait inexplicable lorsque l'instant propice est passé. Sur les lieux mêmes, dans les cellules de l'Anthophore, cette apparente anomalie ne se montre jamais, parce que la seconde larve sur le point de se transformer en pseudo-chrysalide a toujours soin de se disposer la tête en haut, suivant l'axe de la cellule plus ou moins rapproché de la verticale. Mais lorsque les pseudo-chrysalides sont placées, sans ordre, dans une boîte, dans un flacon, toutes celles qui se trouvent dans une position renversée, renfermeront plus tard des larves ou des nymphes retournées.
Après quatre changements de forme aussi complets que ceux que je viens de décrire, on peut raisonnablement s'attendre à trouver quelques modifications dans l'organisation interne. Il n'en est rien cependant ; le système nerveux est le même dans la troisième larve que dans les précédentes. Les organes reproducteurs ne s'y montrent pas encore, et il est superflu de parler de l'appareil digestif, qui se conserve invariable jusque dans l'insecte parfait. La durée de la troisième larve n'est guère que de quatre, ou cinq semaines ; c'est aussi à peu près la durée de la seconde. Dans le mois de juillet, époque où la seconde larve passe à l'état de pseudo-chrysalide, la troisième passe à l'état de nymphe, toujours dans l'intérieur de sa double enveloppe utriculaire. Sa peau se tend en avant sur le dos ; et à l'aide de quelques faibles contractions qui reparaissent en cette circonstance, elle est rejetée en arrière sous forme de petite pelote. Il n'y a donc rien ici qui difffère de ce qui se passe chez les autres Coléoptères.
La nymphe (figure 6) qui succède à cette troisième larve ne présente non plus rien de particulier ; c'est l'insecte parfait au maillot, d'un blanc jaunâtre, avec ses divers organes appendiculaires limpides comme du cristal, et étalés sous l'abdomen. Quelques semaines se passent pendant lesquelles la nymphe revêt en partie la livrée de l'état adulte,et, au bout d'un mois environ, l'animal se dépouille une dernière fois, en suivant le mode ordinaire, pour atteindre sa forme finale. Les élytres sont alors d'un blanc jaunâtre uniforme, ainsi que les ailes, l'abdomen et la majeure partie des pattes ; tout le reste du corps est, à peu de chose près, d'un noir luisant. Dans l'intervalle de vingt-quatre heures, les élytres prennent leur coloration mi-partie fauve et noire ; les ailes s'obscurcissent, et les pattes achèvent de se teindre en noir. Cela fait, l'organisation adulte est parachevée. Cependant le Sitaris séjourne une quinzaine de jours encore dans la coque jusqu'ici intacte, rejetant par intervalles des crottins blancs d'acide urique, qu'il refoule en arrière avec les lambeaux de ses deux dernières dépouilles, celle de la troisième larve et celle de la nymphe. Enfin, vers le milieu du mois d'août, il déchire le double sac qui l'enveloppe, perce, à l'aide des mandibules, le couvercle de la cellule d'Anthophore, s'engage dans un couloir, et apparaît au dehors à la recherche de l'autre sexe.
Professeur d'Histoire naturelle au Lycée d'Avignon
source : Annales des Sciences Naturelles et de Zoologie, Paris, 1857.