C'est vers la fin du mois de juillet que le Sphex flavipennis déchire le cocon qui l'a protégé jusqu'ici, et s'envole de sa demeure souterraine. Pendant tout le mois d'août, on le voit communément voltiger, à la recherche de quelque gouttelette mielleuse, autour des capitules épineux de l'Eryngium campestre, la plus commune des plantes robustes qui bravent impunément les feux caniculaires de ce mois. Mais cette vie insouciante est de courte durée ; la conservation de sa race exige le sacrifice du petit nombre de jours qu'il a encore à vivre, et, dès les premiers jours de septembre, le Sphex est à sa rude tâche de pionnier et de chasseur. C'est ordinairement quelque plateau de peu d'étendue, sur les berges élevées des chemins, qu'il choisit pour l'établissement de son domicile, pourvu qu'il y trouve deux choses indispensables : un sol aréneux facile à creuser et du soleil. Du reste, aucune précaution n'est prise pour abriter le berceau qu'il va peupler contre les pluies de l'automne et les frimas de l'hiver. Un emplacement horizontal, sans abri, battu par la pluie et les vents, lui convient à merveille, avec la condition cependant d'être exposé au midi. Aussi, lorsqu'au milieu de ses travaux de mineur, une pluie abondante survient, c'est pitié de voir, le lendemain, les galeries en construction bouleversées, obstruées de sable, et finalement abandonnées. Le Sphex albisecta et les Ammophiles ne se montrent guère plus difficiles ; cependant le sol qu'ils choisissent est plus compacte, car c'est le plus souvent sur quelque corniche de mollasse, ou sur le sol durci des bords des chemins, qu'ils viennent s'établir. Rarement le Sphex flavipennis se livre solitairement à son industrie ; c'est par petites peuplades de dix, vingt pionniers ou davantage que l'emplacement élu est exploité. Il faut avoir passé quelques journées en contemplation devant l'une de ces bourgades, par un temps parfaitement calme et par un soleil brûlant, pour se faire une idée de l'activité fiévreuse, de la prestesse saccadée, de la brusquerie de mouvements de ces laborieux mineurs. Le sol est rapidement attaqué avec les rateaux des pattes antérieures : canis instar, comme dit Linné. En même temps, chaque ouvrier entonne sa joyeuse chanson, qui se compose d'un bruit strident, aigu, interrompu à de très courts intervalles, et modulé par les vibrations du thorax et des ailes. On dirait une troupe de gais compagnons se stimulant au travail par un rythme monotone, mais cadencé. Cependant le sable vole, retombant en fine poussière sur leurs ailes frémissantes, et le gravier trop volumineux arraché grain à grain roule loin du chantier. Sous les efforts redoublés des tarses et des mandibules, l'antre ne tarde pas à se dessiner ; l'animal peut déjà y plonger en entier. C'est alors une vive alternative de mouvements en avant pour détacher de nouveaux matériaux, et de mouvements de recul pour balayer au dehors les déblais. Dans ce va-et-vient précipité, le Sphex ne marche pas ; il s'élance comme poussé par un ressort ; il bondit, l'abdomen palpitant, les antennes vibrantes, tout le corps enfin animé d'une sonore trépidation. Voilà le mineur dérobé aux regards ; on entend encore sous terre son infatigable chanson, tandis qu'on entrevoit, par intervalles, ses jambes postérieures poussant à reculons une ondée de sable jusqu'à l'orifice du terrier. De temps à autre, le Sphex interrompt son travail souterrain, soit pour venir s'épousseter au soleil, se débarrasser des grains de poussière qui, en s'introduisant dans ses fines articulations, gênent la liberté de ses mouvements; soit pour opérer dans les alentours de son établissement une ronde de reconnaissance. Malgré ces interruptions, qui d'ailleurs sont de courte durée, dans l'intervalle de quelques heures la galerie est creusée, et le Sphex vient sur le seuil de sa porte chanter son triomphe, et donner le dernier poli au travail, en effaçant quelques inégalités, en enlevant quelques parcelles raboteuses, que son coup d'oeil clairvoyant peut seul distinguer. Cela fait, la chasse commence.

Mettons à profit ses courses lointaines, à la recherche du gibier, pour examiner la structure interne de son terrier. L'emplacement général d'une colonie de Sphex est, ai-je dit, un terrain horizontal. Cependant le sol n'y est pas tellement uni, qu'on n'y trouve quelques petits mamelons couronnés d'une touffe de gramenou d'armoise, quelques plis consolidés par les racines de la maigre végétation qui les recouvre ; c'est sur le flanc de ces insignifiantes rides que s'ouvre la galerie du Sphex. Cette galerie se compose donc d'abord d'une portion horizontale de 2 ou 3 pouces de profondeur, et servant d'avenue à la retraite cachée, destinée aux provisions et aux larves. C'est dans ce corridor que le Sphex s'abrite pendant le mauvais temps ; c'est là qu'il se retire la nuit, et qu'il se repose le jour quelques instants, montrant seulement au dehors sa face expressive, ses gros yeux effrontés. A la suite de l'avenue survient un coude brusque, plongeant plus ou moins obliquement à une profondeur de 2 ou 3 pouces encore, et terminé par une cellule ovalaire d'un diamètre un peu plus grand, et dont le grand axe est dirigé horizontalement. Les parois de la cellule ne sont revêtues d'aucun ciment particulier ; mais, malgré leur nudité, on voit qu'elles ont été l'objet d'un travail plus soigné. Le sable y est tassé, égalisé avec soin sur le plancher, sur le plafond et les côtés, pour éviter les éboulements, et pour effacer les aspérités qui pourraient blesser la peau délicate de la larve. Enfin cette cellule communique avec le couloir par une entrée étroite, juste suffisante pour laisser passer le Sphex chargé de sa proie. Quand cette première cellule est munie d'un oeuf et des provisions nécessaires, le Sphex en mure l'entrée, mais il n'abandonne pas encore son terrier. Une seconde cellule est creusée à côté de la première et approvisionnée de la même manière, puis une troisième, et quelquefois enfin une quatrième. C'est seulement alors que le Sphex rejette dans le terrier tous les déblais amassés devant la porte, et qu'il efface complètement les traces extérieures de son travail. Ainsi à chaque terrier, il correspond ordinairement trois cellules, rarement deux, et plus rarement encore quatre. Or, comme l'apprend le scalpel, on peut évaluer à une trentaine le nombre des oeufs pondus par une femelle, ce qui porte à dix le nombre des terriers nécessaires. D'autre part, les travaux ne commencent guère avant septembre et sont achevés avant la fin de ce mois. Par conséquent, le Sphex ne peut consacrer à chaque terrier et à son approvisionnement que deux ou trois jours au plus. On conviendra que l'active bestiole n'a pas un moment à perdre, lorsque, en si peu de temps, elle a à creuser le gîte, à se procurer une douzaine de Grillons, à les transporter quelquefois de loin à travers mille difficultés, à les emmagasiner, et à boucher enfin le terrier, surtout si l'on tient compte des journées où le vent rend la chasse impossible, et des journées pluvieuses, ou même seulement sombres, qui suspendent tout travail. On conçoit d'après cela que le Sphex ne peut donner à ses constructions la solidité séculaire de celles des Cercéris, dont j'ai déjà raconté l'histoire. Ces derniers se transmettent d'une génération à l'autre ces demeures solides, chaque année plus profondément excavées, qui m'ont mis tout en nage lorsque j'ai voulu les visiter, et qui même, le plus souvent, ont impunément résisté aux efforts de mes instruments de fouille. Le Sphex n'hérite pas du travail de ses devanciers; il a tout à faire, et rapidement. Sa demeure est la tente d'un jour, qu'on dresse à la hâte pour la lever le lendemain. Mais, ô ressources infinies de la Providence ! les larves, recouvertes seulement d'une mince couche de sable, savent elles-mêmes suppléer à l'abri que leur mère n'a pu leur créer : elles savent se revêtir d'une triple et quadruple enveloppe imperméable, dont la complication n'étonne plus quand on a sous les yeux l'incroyable luxe de glandes sérifiques dont la nature les a pourvues.

Malgré les imperfections que le travail du Sphex peut présenter au premier coup d'oeil, un examen plus attentif y découvre cependant des particularités parfaitement rationnelles, calculées dans un but exactement prévu. Ces cellules, dont la plus grande dimension est dans le sens horizontal, ne sont-elles pas disposées de la meilleure manière pour que la larve puisse se mouvoir aisément au milieu de ses victimes, poids inerte qui l'aurait évidemment très embarrassée dans le cas d'une cellule verticale. Cette avenue horizontale n'est-elle pas très convenable dans un terrier qui doit rester ouvert plusieurs jours ? Sans elle, des obstructions occasionnées par le moindre vent ne seraient-elles pas à craindre ? Ne faut-il pas d'ailleurs à l'ouvrier un gîte sur le chantier même de son travail ? Voyez, en effet, le Sphex albisecta et les Ammophiles, qui, en une seule séance, creusent et approvisionnent leurs terriers. Ils se contentent de pratiquer un puits vertical d'une paire de pouces de profondeur, avec une seule cellule à l'extrémité, disposée d'ailleurs comme précédemment ; mais l'avenue horizontale manque toujours. Ne creusant qu'une seule cellule, et n'ayant à saisir qu'une seule victime, ils achèvent leur opération en fort peu de temps ; et alors, toute précaution étant superflue, ils suppriment, comme inutiles, cette avenue. J'ajouterai que ces derniers Hyménoptères, loin de rechercher dans leurs travaux la société de leurs pareils, comme le fait le Sphex flavipennis, se livrent solitairement à leur industrie. Cependant les manoeuvres sont les mêmes de part et d'autre ; c'est la même stridulation joyeuse pendant le travail, les mêmes mouvements prestes et saccadés. Les Sphex toutefois mettent dans leurs travaux beaucoup plus d'animation que les Ammophiles.

Mais voicivenir bruyamment un Sphex flavipennis qui, de retour de la chasse, s'arrête sur un buisson voisin et soutient par une antenne, avec ses mandibules, un volumineux Grillon, plusieurs fois aussi pesant que lui. Accablé sous le poids de son gibier, il se repose un instant. Puis il reprend sa capture entre ses pattes, et, par un suprême effort, franchit d'un seul trait la largeur du ravin qui le sépare de son domicile, et s'abat lourdement sur le plateau où je suis en observation, au milieu même d'une bourgade de Sphex ; le reste du trajet s'effectue à pied. L'Hyménoptère, que ma présence n'intimide en rien, est à califourchon sur sa victime, et s'avance, la tête haute et fière, tirant par une antenne, à l'aide de ses mandibules, le Grillon qui traîne entre ses pattes. Si le sol est nu, ce transport s'effectue sans encombre ; mais si quelque touffe de gramen étend, en travers de la route à parcourir, le réseau de ses stolons, il est curieux de voir la stupéfaction du Sphex, lorsqu'une de ces cordelettes vient tout à coup à paralyser ses efforts et à arrêter le véhicule ; il est curieux d'être témoin de ses marches et contre-marches, de ses tentatives réitérées, jusqu'à ce que l'obstacle soit surmonté, soit par le secours des ailes, soit par un détour habilement calculé. Le Grillon est enfin amené à sa destination, et se trouve placé de manière que ses antennes arrivent précisément à l'orifice du terrier. Le Sphex abandonne alors sa proie, et descend précipitamment au fond du souterrain. Quelques secondes après, on le voit reparaître, montrant sa tête au dehors, et jetant un petit cri allègre. Les antennes du Grillon sont à sa portée ; il les saisit, et le gibier est prestement emmagasiné.

Je me demande encore, sans pouvoir trouver une solution suffisamment motivée, pourquoi cette complication de manoeuvres au moment d'introduire le Grillon dans le terrier. Au lieu de descendre seul dans son gîte pour reparaître ensuite, et reprendre la proie abandonnée quelque temps sur le seuil de la porte, le Sphex n'aurait-il pas plus tôt fait de continuer à traîner le Grillon dans sa galerie, comme il le fait à l'air libre, puisque la largeur du souterrain le permet, ou bien de l'entraîner à sa suite en pénétrant lui-même le premier à reculons ? Les divers Hyménoptères déprédateurs que j'ai pu observer jusqu'ici entraînent immédiatement, sans aucun préliminaire, au fond de leurs cellules, le gibier retenu sous leur ventre à l'aide des mandibules et despattes intermédiaires. Le Cerceris de M. L. Dufour commence à compliquer ses manoeuvre, puisque, après avoir momentanément déposé son Bupreste à la porte du logis souterrain, il entre tout aussitôt à reculons dans sagalerie pour saisir alors la victime avec les mandibules, et l'entraîner au fond du clapier. Il y a encore loin de cette tactique à celle qu'adoptent en pareil cas les deux Sphex que j'ai observés.Pourquoi cette visite domiciliaire qui précède inévitablement l'introduction du gibier ? Ne se peut-il pas qu'avant de descendre avec un fardeau embarrassant, le Sphex ne juge prudent de donner un coup d'oeil au fond du logis pour s'assurer que tout y est en ordre, pour chasser au besoin quelque parasite effronté qui aurait pu s'y introduire pendant son absence ? Quel est alors ce parasite ? Les Tachinaires dont j'ai déjà parlé ne paraissent se hasarder dans le couloir obscur où le Sphex, s'il venait par malheur à s'y trouver, leur ferait chèrement payer leur audace. Ces Diptères ont d'ailleurs tout le temps nécessaire pour déposer leurs oeufs, et,s'ils sont vigilants, ils sauront bien profiter de l'abandon momentané de la victime pour lui confier leur postérité. Quelque danger plus grand encore menace donc le Sphex, puisque sa descente préalable au fond du terrier est pour lui d'une si impérieuse, d'unsi coûteuse nécessité. Voici le seul fait fourni par l'observation qui puisse jeter quelque jour sur cette obscure question : Au milieu d'une bourgade de Sphex en pleine activité, et d'où tout autre Hyménoptère est ordinairement exclu, j'ai surpris un Tachyte nigra transportant un à un, sans se presser, avec le plus grand sang-froid, au milieu de la foule où il n'était qu'un intrus, des grains de sable, des brins de petites tiges sèches et autres matériaux, pour boucher un terrier de même forme et de même calibre que les terriers voisins des Sphex. Ce travail était fait trop consciencieusement pour qu'il fût permis de douter de la présence de l'oeuf de l'ouvrier dans le souterrain. Un Sphex aux démarches inquiètes, apparemment légitime possesseur du terrier, ne manquait pas, chaque fois que l'Hyménoptère étranger pénétrait dans la galerie, de s'élancer à sa poursuite ; mais il ressortait brusquement comme effrayé, suivi duTachytes, qui continuait impassiblement son oeuvre. J'ai visité ce terrier, évidemment objet de litige entre les deux Hyménoptères, et j'y ai trouvé une cellule approvisionnée de quatre Grillons. Le soupçon fait presque place à la certitude : ces provisions dépassent les besoins d'une larve du Tachytes, et celui que son impassibilité, ses soins à boucher le terrier feraient d'abord prendre pour le maître du logis, n'est réellement qu'un usurpateur. Comment le Sphex plus gros, plus vigoureux que son adversaire, se laisse-t-il impunément dépouiller, se bornant à des poursuites sans résultat, et fuyant lâchement, quand l'intrus, qui n'a pas même l'air de s'apercevoir de sa présence, se retourne pour sortir du terrier ? C'est ce que je ne saurais m'expliquer. Je dois à l'honneur du parasite présumé d'ajouter que je l'ai surpris traînant un Grillon par une antenne. Était-ce un gibier légitimement acquis ? J'aime à le croire ; car enfin le Tachytes nigra est organisé pour le travail de mineur et de chasseur ; au besoin, la peine que je l'ai vu se donner pour boucher le domicile usurpé le prouverait. Il chasse donc, il creuse ses terriers ; mais puisque ses larves se nourrissent de la même proie que celles du Sphex flavipennis, qui nous a dit qu'il ne trouve pas plus commode, lorsque l'occasion s'en présente, de déposer son oeuf dans le terrier approvisionné et encore ouvert du Sphex. Ce parasitisme serait le plus lâche de tous ; car, au lieu d'être imposé par le mode d'organisation, il le serait par la paresse. Mes soupçons planent égaiement sur le Tachytes obsoleta, qui porte la même livrée que le Sphex albisecta, et qui nourrit ses larves des mêmes Acridiens adoptés par ce dernier. Je ne l'ai jamais vu creuser ses terriers, mais je l'ai surpris traînant un Acridien que n'aurait pas désavoué le Sphex. Cette identité de l'approvisionnement dans des espèces de genres différents me confirme dans mon opinion. Disons enfin, pour réparer en partie les atteintes que mes soupçons pourraient porter à la réputation du genre, que j'ai été témoin oculaire de la capture, très loyale d'un petit Acridien encore sans ailes par le Tachytes tarsina, que je l'ai vu creuser ses cellules, et les approvisionner avec une proie vaillamment acquise. Je n'ai donc que des soupçons à proposer pour expliquer l'opiniâtreté des Sphex à descendre au fond de leurs souterrains avant d'y emmagasiner la proie. Auraient-ils un autre but que celui de déloger quelque parasite survenu en leur absence ? C'est ce que je désespère de savoir, car qui pourra jamais interpréter les mille manoeuvres mystérieuses de l'instinct. Pauvre raison humaine, qui ne sait pas se rendre compte de la sapience d'un Sphex !

Quoi qu'il en soit, il est constaté que ces manoeuvres sont d'une rigoureuse invariabilité. Je citerai à ce sujet une expérience qui m'a singulièrement intéressé : Au moment où le Sphex opère sa visite domiciliaire , je prends le Grillon, abandonné à l'entrée du logis, et le place quelques pouces plus loin. Le Sphex revient, jette son cri ordinaire, regarde étonné de çà et de là, et voyant son gibier trop loin, il sort de son trou pour aller le saisir et le ramener dans la position voulue ; cela fait, il redescend encore, mais seul. Même manoeuvre de ma part, même désappointement du Sphex à son arrivée. Le gibier est encore rapporté au bord du trou, mais l'Hyménoptère descend toujours seul ; et ainsi de suite, tant que la patience de l'expérimentateur n'est pas lassée. J'ai répété coup sur coup une quarantaine de fois la même épreuve sur le même individu ; son obstination a triomphé de la mienne, et sa tactique n'a jamais varié. Je croyais d'abord qu'après quelques essais infructueux, le Sphex, mieux avisé, finirait par ne pas se dessaisir de sa capture, et par l'introduire avec lui. Il n'en est rien : la faculté d'acquérir de l'expérience, même à ses dépens, lui est étrangère ; ses actes sont de tout temps invariablement réglés, et rien ne saurait le faire dévier de la voie qui lui est tracée. Mais que devient alors l'explication que j'ai proposée plus haut ? L'Hyménoptère, après s'être assuré une première fois que l'ordre règne dans ses magasins, a-t-il encore besoin d'y redescendre une seconde, une quarantième fois ? Eh bien, malgré cela, je maintiens mon explication, tant les divers actes instinctifs des Insectes me paraissent fatalement liés l'un à l'autre. Parce que telle chose vient de se faire, telle autre doit inévitablement se faire pour compléter la première, ou pour préparer les voies à son complément et les deux actes sont sous une telle dépendance l'un de l'autre que l'exécution du premier entraîne celle su second, lors même que, par des circonstances fortuites, le second soit devenu non-seulement inopportun, mais même quelquefois contraire aux intérêts de l'animal.

J'ai recueilli un second exemple de cette inflexibilité des lois de l'instinct. Le Sphex albisecta montre dans ses chasses des goûts analogues à ceux de son congénère ; il attaque comme lui des Orthoptères, mais d'un autre genre, des Criquets de moyenne taille. Par le relevé des nombreuses captures que j'ai faites à ses dépens, j'ai reconnu qu'il bornait ses déprédations au genre OEdipoda, dont les diverses espèces, abondamment répandues dans les environs de son terrier, lui fournissent indistinctement leur tribut de victimes. A cause de l'abondance de ces Acridiens, la chasse se fait sans de lointaines pérégrinations. Lorsque le terrier est préparé, le Sphex se borne à parcourir, dans un rayon de peu d'étendue, le voisinage de son gîte, et il ne tarde pas à trouver à sa portée quelque Criquet pâturant au soleil. Fondre sur lui, le piquer de son aiguillon, tout en maîtrisant ses ruades, c'est pour le Sphex l'affaire d'un instant. Après quelques trémoussements des ailes qui déploient convulsivement leur éventail de pourpre ou d'azur, après quelques pandiculations des pattes, la victime est immobile. Il s'agit maintenant de la voiturer au logis, car, à cause de son poids, il lui est impossible de la transporter au vol. Pour cette pénible opération, il emploie le même procédé que le Sphex flavipennis, c'est-à-dire qu'il la traîne entre ses pattes, en la tenant par une antenne avec les mandibules. Si quelque fourré de gazon se présente sur son passage, il s'en va sautillant, voletant d'un brin d'herbe à l'autre, esquivant avec adresse les difficultés, sans jamais se dessaisir de sa capture. Parvenu enfin à quelques pieds de distance de son domicile, il exécute une manoeuvre inconnue du Sphex flavipennis. Le gibier est momentanément abandonné, et le Sphex, sans qu'aucun danger apparent menace sa demeure, se dirige avec précipitation vers l'orifice de son puits, où il plonge à plusieurs reprises la tête, où il descend même en partie. Ensuite il revient au Criquet, et après l'avoir rapproché davantage du lieu de sa destination, il le lâche une seconde fois pour renouveler sa visite au puits, et ainsi de suite à plusieurs reprises, et avec la vélocité la plus empressée. Il faut que ces visites réitérées soient d'une bien grande importance pour le chasseur, puisqu'il n'y manque jamais, malgré les fâcheux accidents qui en sont la suite. En effet, la victime, quelquefois abandonnée étourdiment sur un sol en pente, roule jusqu'au pied du talus, et le Sphex, à son retour, ne la retrouvant pas à la place où il l'a laissée, est obligé de se livrer à de minutieuses recherches, quelquefois infructueuses. S'il la retrouve, il lui faut recommencer une pénible escalade, ce qui ne l'empêche pas d'abandonner encore sa capture sur la même malencontreuse déclivité. En dépit de ces retards, ce n'est qu'après toutes ces précautions, dictées par un excès de vigilance, que le gibier est amené au bord du puits, les antennes pendantes dans l'orifice. Alors reparaît, fidèlement imitée, la tactique employée en pareil cas par le Sphex flavipennis. J'ai, pendant que le chasseur de Criquets effectuait l'examen de son logis, rejeté plus loin sa capture, et j'ai obtenu des résultats en tout point conformes à ceux que m'a fournis l'autre Sphex. C'est dans les deux espèces la même opiniâtreté invincible à plonger dans leurs souterrains avant d'y entraîner leurs victimes.

Mais voici qui est plus étrange, et c'est ce à quoi je voulais finalement arriver. Après avoir, à plusieurs reprises, reculé loin de l'entrée du souterrain la capture du Sphex albisecta, etobligé celui-ci à venir la ressaisir, je profite de sa descente au fond de sa demeure pour m'emparer de sa proie, et la mettre en lieu sûr où il ne pourra pas la trouver. Le Sphex revient, cherche longtemps, et quand il s'est convaincu que sa proie est bien perdue, il redescend désappointé dans sa demeure. Quelques instants après il réparaît, sans doute pour recommencer la chasse. Mais non, ô surprise pleine de confusion pour moi ! le Sphex se met à boucher soigneusement son terrier. En peu d'instants toute trace du gîte a disparu.

Je le disais tout à l'heure : les actes instinctifs sont sous une telle dépendance l'un de l'autre que l'accomplissement de l'un entraîne invinciblement l'accomplissement de l'autre, lors même que ce dernier soit devenu fortuitement contraire aux intérêts de l'animal. Quel peut être le but du Sphex en bouchant un terrier laborieusement construit, et devenu inutile faute de provisions, mais qui serait parfaitement utilisé, et aurait épargné le nouveau travail d'excavation qu'il faudra entreprendre ailleurs, si une seconde expédition avait réparé la perte faite par le chasseur ? Je ne m'explique cet acte inconséquent qu'en le regardant comme le complément fatal des actes qui l'ont précédé. Dans l'ordre normal, le Sphex chasse sa proie, pond un oeuf et ferme son terrier. La chasse s'est faite ; le gibier, il est vrai, n'est pas arrivé à sa destination n'importe, la chasse s'est faite, l'oeuf a peut-être été pondu dans la cellule vide, et maintenant vient le tour de clore la demeure. C'est ce qui se fait très consciencieusement, sans la moindre arrière-pensée, de manière à prouver avec la dernière évidence que l'animal ne soupçonne pas l'inutilité de son travail actuel.

Cet acte est par trop singulier pour que je n'aie pas cherché à m'assurer que ce n'est pas là quelque chose de tout à fait exceptionnel, quelque aberration individuelle, quelque distraction, que sais-je enfin. Eh bien, de tous les Sphex soumis à cette épreuve le plus grand nombre m'a rendu témoin des mêmes inconséquences, d'autres se sont envolés et je ne les ai plus revus, sans doute parce que je n'ai pas assez attendu. J'ajouterai enfin qu'il n'est pas nécessaire de commettre soi-même le larcin du gibier pour voir boucher des cellules non approvisionnées. J'ai surpris souvent des Sphex occupés à clore des terriers où je n'ai pas trouvé de provisions, apparemment parce qu'au milieu des manoeuvres compliquées, qu'ils emploient pour amener leurs victimes aux cellules, ils les avaient perdues d'une manière ou de l'autre. Les Ammophiles m'ont présenté les mêmes incidents. La cellule unique qui occupe l'extrémité de leurs puits est approvisionnée avec des Chenilles de divers Lépidoptères nocturnes. Si la Chenille est maigre, fluette comme le sont les Chenilles dites arpenteuses, une seule ne suffit pas à l'appétit de la larve, et alors il y en a quatre ou cinq dans la même cellule. C'est ce qui a lieu pour les cellules de I'Ammophila holosericea. Mais l'Ammophila sabulosa et l'A. argentata s'attaquent à des espèces beaucoup plus grosses. J'ai vu, par exemple, l'A. sabulosa transporter une Chenille dont lepoids égalait quinze fois celui du ravisseur. Ces deux espèces ne donnent à chaque larve qu'une seule pièce de gibier. Si cette pièce vient à être égarée dans le trajet, le terrier, quoique vide, est rebouché avec soin.

Il est à peu près impossible de s'assurer si le Sphex flavipennis, qui bâtit plusieurs cellules dans le même terrier et entasse plusieurs Grillons dans chacune, commet les mêmes erreurs lorsqu'il est accidentellement troublé dans ses manoeuvres. Toutefois je ne suis pas éloigné de le croire, et voici sur quoi se base ma conviction. Le nombre de Grillons qu'on trouve dans les cellules, lorsque tout travail est fini, est ordinairement de quatre pour chacune. Il n'est pas rare pourtant de n'en trouver que trois, et même quelquefois que deux. Le nombre quatre me paraît le nombre normal, d'abord parce qu'il est le plus fréquent, et ensuite parce qu'en élevant de jeunes larves exhumées lorsqu'elles en étaient encore à leur premier Grillon, j'ai reconnu que toutes, aussi bien celles qui n'étaient naturellement pourvues que de deux ou de trois pièces de gibier que celles qui en avaient quatre, venaient facilement à bout des divers Grillons que je leur fournissais un à un jusqu'à la quatrième pièce inclusivement, mais que par delà elles refusaient toute nourriture, ou n'entamaient qu'à peine la cinquième ration. Mais si quatre Grillons sont nécessaires à la larve pour acquérir tout le développement que son organisation comporte, pourquoi ne lui en est-il servi quelquefois que trois, d'autres fois que deux ? Pourquoi cette différence énorme du simple au double dans la quantité de ses provisions de bouche ? Ce n'est pas par suite des différences que peuvent présenter les pièces servies à son appétit, car toutes ont très sensiblement le même poids, le même volume ; ce ne peut donc résulter que de la déperdition du gibier en route. On trouve, en effet, au pied du talus dont les gradins supérieurs sont occupés par des Sphex, des Grillons sacrifiés, mais perdus par suite de la pente du sol qui les a laissés glisser lorsque pour un motif quelconque les chasseurs les ont un instant lâchés. Ces Grillons deviennent bientôt la proie des Fourmis et des Mouches, et les Sphex qui les rencontrent se gardent bien de les recueillir, car ils introduiraient eux-mêmes l'ennemi dans le logis.

Ces divers exemples me paraissent démontrer que, si l'arithmétique de nos Hyménoptères sait supputer exactement le nombre et le poids des victimes à capturer, elle ne peut s'élever jusqu'au recensement de celles qui sont arrivées à heureuse destination ; comme si l'animal n'avait d'autre criterium dans ses calculs que le nombre de fois déterminé d'avance qu'une propulsion irrésistible l'entraîne à la recherche du gibier. Une fois qu'il a exécuté le nombre voulu d'expéditions, une fois qu'il a fait tout son possible pour emmagasiner les captures qui en résultent, son oeuvre est finie, et la cellule est murée bien approvisionnée ou non. La nature ne l'a doué que des facultés réclamées dans les circonstances ordinaires par les intérêts de sa progéniture, et ces facultés aveugles étant suffisantes pour la conservation de sa race, l'animal ne saurait aller plus loin. Après tout, ce point de la psychologie de l'instinct demande encore pour s'élucider de nombreuses et bien patientes observations.

Laissons donc le Sphex flavipennis suivre sans entraves sa ligne de conduite, et nous serons témoins d'exploits assez merveilleux pour relever hautement dans notre esprit des talents que les observations précédentes paraîtraient devoir rabaisser. C'est, sans doute, au moment d'immoler le Grillon que l'Hyménoptère déploie ses plus savantes ressources ; il importe donc de constater la manière dont la victime est sacrifiée. Instruit par mes tentatives multipliées de l'année dernière pour observer les manoeuvres de guerre des Cercéris, j'ai immédiatement appliqué aux Sphex la tactique qui m'avait réussi pour les premiers, et qui consiste à enlever la proie au chasseur et à la remplacer rapidement par une autre vivante. Cette substitution est d'autant plus facile chez le Sphex flavipennis, que nous l'avons vu lâcher lui-même sa capture, pour descendre un instant seul dans le terrier. Son audacieuse familiarité, qui le porte à venir saisir au bout de vos doigts et jusque sur votre main le Grillon qu'on vient de lui ravir et qu'on lui offre de nouveau, se prête encore à merveille à l'heureuse issue de l'expérience, en permettant d'observer de très près, à la loupe même au besoin, tous les détails du drame. Trouver des Grillons vivants, c'est encore chose facile ; il n'y a qu'à soulever les premières pierres venues pour en trouver de tapis à l'abri du soleil. Ces Grillons sont des jeunes de l'année n'ayant encore que des ailes rudimentaires, et qui,dépourvus de l'industrie de l'adulte, ne savent pas encore se creuser ces profondes retraites où ils seraient à l'abri des investigations des Sphex et des miennes. En peu d'instants me voilà possesseur d'autant de Grillons vivants que je peux en désirer. Une précaution indispensable reste encore à prendre. Ma peuplade de Sphex se trouve sur un gradin élevé, où je ne parviens que par escalade à l'aide d'entailles pratiquées dans le sol à pic. Inévitablement chaque Grillon, dès que je le lâcherai, ne manquera pas de faire usage des ressorts de ses jambes postérieures pour s'élancer hors de ma portée et pour retomber au fond du ravin. Je prive alors mes captifs de leurs moyens siefficaces d'évasion ; je leur arrache sans pitié les jambes postérieures en laissant les cuisses intactes. Cette mutilation ne saurait rebuter les Sphex, puisque je les ai vus charrier des invalides encore plus maltraités que les miens, Voilà tous mes préparatifs faits. Je me hisse au haut de mon observatoire, je m'établis au centre de la bourgade des Sphex, et j'attends. Un chasseur survient, charrie son Grillon jusqu'à l'entrée du logis, et pénètre dans son terrier. Ce Grillon est rapidement enlevé et remplacé, mais à quelque distance du trou, par un des miens. Le ravisseur revient, regarde et court saisir la proie trop éloignée.Je suis tout yeux, tout attention. Pour rien je ne céderais ma part du dramatique spectacle, auquel je vais assister. Le Grillon effrayé s'enfuit en clopinant, le Sphex le serre de près, l'atteint et se précipite sur lui. C'est alors au milieu de la poussière un pêle-mêle confus où tantôt vainqueur, tantôt vaincu, chaque champion occupe tour à tour le dessus oule dessous dans la lutte. Le succès, un instant balancé, couronne enfin les efforts de l'agresseur. Malgré ses vigoureuses ruades rendues, hélas! moins efficaces par l'amputation des jambes postérieures, malgré les coups de tenaille de ses mandibules, le Grillon est terrassé, étendu sur le dos. Les dispositions du meurtrier sont bientôt prises. Il se met ventre à ventre avec son adversaire, mais en sens contraire, saisit avec ses mandibules l'un ou l'autre des deux filets abdominaux du Grillon, et maîtrise avec ses pattes de devant les efforts convulsifs des grosses cuisses postérieures. En même temps ses pattes intermédiaires étreignent les flancs pantelants du vaincu, et ses pattes postérieures s'appuyant, comme deux leviers, sur sa face font largement bâiller l'articulation du cou. Le Sphex recourbe alors verticalement l'abdomen de manière à ne présenter aux mandibules du Grillon qu'une surface insaisissable, et l'on voit, non sans émotion, son stylet empoisonné plonger une première fois dans le cou de la victime, puis une seconde fois dans l'articulation des deux segments antérieurs du thorax. En bien moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, le meurtre est consommé, et le Sphex, après avoir réparé les désordres de sa toilette, s'apprête à charrier au logis la victime dont les membres sont encore animés des frémissements de l'agonie.

Arrêtons-nous un instant sur ce que présente d'admirable la tactique de guerre dont je viens de donner un pâle aperçu. Les Cercéris s'attaquent à un adversaire passif, incapable de fuir, presque privé d'armes offensives, et dont toutes les chances de salut sont confiées à une solide cuirasse dont le meurtrier sait toutefois trouver le défaut. Mais ici quelles différences ! La proie à attaquer est armée de mandibules redoutables, capables d'éventrer l'agresseur si elles parviennent à le saisir ; elle est pourvue de deux pattes vigoureuses, véritables massues hérissées d'un double rang d'épines acérées, qui peuvent tour à tour servir au Grillon pour bondir loin de son ennemi, ou pour le culbuter sous leurs brutales ruades. Aussi voyez quelles précautions, de la part du Sphex, avant de faire manoeuvrer son aiguillon. La victime, renversée sur le dos, ne peut, faute de point d'appui, faire usage pour s'évader de ses leviers postérieurs, ce qu'elle ne manquerait pas de faire si elle était attaquée dans la station normale, comme le sont les Charançons par les Cercéris. Ses jambes épineuses, maîtrisées par les pattes antérieures du Sphex, ne peuvent non plus agir comme armes offensives, et ses mandibules, retenues à distance par les pattes postérieures de l'Hyménoptère, s'entr'ouvrent menaçantes sans pouvoir rien saisir. Mais ce n'est pas assez pour le Sphex de mettre sa victime dans l'impossibilité de lui nuire ; il lui faut encore la tenir si étroitement garrottée, qu'elle ne puisse faire le moindre mouvement capable de détourner l'aiguillon du point mathématique où doit être instillée la goutte de venin, et c'est probablement dans le but de paralyser les mouvements de l'abdomen qu'est saisi l'un des filets qui le terminent. Non, si une imagination féconde s'était donné le champ libre pour inventer à plaisir le plan d'attaque, elle n'aurait pas trouvé mieux ; et je doute que les athlètes des antiques palestres eussent, en se prenant corps à corps avec un adversaire, des attitudes calculées avec plus de science.

Je viens de dire enfin que l'aiguillon est dardé à deux reprises dans le corps du patient : la première fois sous le cou, la seconde en arrière du prothorax. On pourrait croire même, à en juger par les tâtonnements de la pointe frémissante de l'abdomen, qui semble rechercher, après cette double blessure, un nouveau point vulnérable, que l'assassin ne trouverait pas superflu un troisième coup de stylet qui m'a échappé s'il est donné en effet. C'est dans cette double et peut-être triple blessure que se montrent dans toute leur magnificence l'infaillibilité, la science infuse de l'instinct. Rappelons d'abord rapidement les principales conséquences de mon travail précédent sur un sujet analogue. Les victimes des Hyménoptères, dont les larves vivent de proie, ne sont pas de vrais cadavres malgré leur immobilité parfois complète. Chez elles, il y a simple paralysie, totale ou partielle, des mouvements, il y a anéantissement plus ou moins complet de la vie animale ; mais la vie végétative, la vie des organes de la nutrition, se maintient longtemps encore, et préserve de la décomposition la proie que la larve ne doit dévorer qu'à une époque assez reculée. Pour produire cette paralysie, les Hyménoptères déprédateurs emploient précisément les procédés que la science avancée de nos jours pourrait suggérer aux physiologistes, c'est-à-dire la lésion, au moyen de leur dard vénénifère, des centres nerveux qui animent les organes locomoteurs. On sait, en outre, que les divers centres médullaires de la chaîne nerveuse des animaux articulés sont, dans une certaine limite, indépendants les uns des autres dans leur action ; de telle sorte que la lésion de l'un d'entre eux n'entraîne, immédiatement du moins, que la paralysie du segment correspondant ; et ceci est d'autant plus exact que les divers ganglions sont plus séparés, plus distants l'un de l'autre. S'ils sont, au contraire, soudés, fondus ensemble, la lésion de ce centre commun amène la paralysie de tous les segments où se distribuent ses ramifications. C'est le cas qui se présente chez les Buprestes et les Curculionides, que les Cercéris paralysent par un seul coup d'aiguillon dirigé vers la masse commune des centres médullaires du thorax. Mais ouvrons un Grillon. Qu'y trouvons-nous pour animer les trois paires de pattes ? On y trouve ce que le Sphex savait fort bien avant tous les anatomistes, trois centres nerveux. largement distants l'un de l'autre. De là la sublime logique de ses coups d'aiguillon réitérés. Science superbe, humiliez-vous !

Les chasses des Ammophiles n'offrent plus le même intérêt, le gibier n'ayant aucun moyen de fuite ou de défense. La Chenille, saisie avec les mandibules par la peau du dos, se tord en tout sens pendant que la pointe de l'abdomen de l'Hyménoptère se promène sous son ventre, et choisit le point favorable à l'inoculation du venin. Dans les rares occasions que j'ai eues d'assister au meurtre de la Chenille, j'ai vu l'aiguillon s'adresser, une fois pour toutes, soit au cinquième, soit au sixième anneau. En combinant ces observations avec les suivantes, on peut admettre, je crois, que le point atteint par le dard est à peu près invariable. C'est à des Chenilles sacrifiées et dérobées aux ravisseurs occupés à les emporter dans leurs terriers, que j'ai eu recours pour constater encore le segment piqué. Mais ce n'est pas à l'optique qu'il faut s'adresser, aucune loupe n'étant capable de faire découvrir sur ces victimes la moindre trace de blessure. Voici le procédé que j'ai suivi. La Chenille étant parfaitement tranquille, j'explore chaque segment avec la pointe déliée d'une aiguille, et je mesure ainsi sa dose de sensibilité par le plus ou moins de signes de douleur que manifeste l'animal. Si c'est le cinquième ou le sixième segment qui est piqué, quelquefois même transpercé de part en part, la Chenille ne bouge pas. Mais si en avant ou en arrière du segment insensible on en pique légèrement un second, l'animal s'agite et d'autant plus vivement que le segment exploré est plus éloigné du point de départ. Vers l'extrémité anale surtout, le moindre attouchement provoque les mouvements les plus désordonnés. La Chenille se comporte en ce moment comme une sorte de pile sensible dont la ligne neutre se trouve vers le sixième segment, et dont la charge de sensibilité va en augmentant de chaque côté, à partir de cette ligne, et acquiert son maximum aux deux extrémités ou aux deux pôles. La conclusion est forcée : c'est le cinquième ou le sixième segment qui a reçu le coup d'aiguillon.

Que présentent donc de particulier ces deux segments pour être ainsi l'un ou l'autre le point de mire des armes du meurtrier ? Dans leur organisation, rien ; mais dans leur position c'est autre chose. Enlaissant de côté les Chenilles arpenteuses de l'Ammophila holosericea, j'ai retrouvé, sans exception, dans les victimes de l'Ammophila sabulosa et de l'A. argentata, l'organisationsuivante, en comptant la tête pour premier segment : trois paires de pattes vraies, quatre paires de pattes membraneuses placées sur les segments sept, huit, neuf et dix, et enfin une dernière paire de pattes membraneuse placée sur le dernier segment : en tout huit paires d'organes locomoteurs, dont les sept premiers forment deux groupes puissants, l'un de trois, l'autre de quatre paires. Ces deux groupes sont séparés par deux segments sans pattes, qui sont précisément le cinquième et le sixième. Maintenant, pour enlever à la Chenille ses moyens d'évasion, pour la rendre immobile, l'Hyménoptère ira-t-il darder son aiguillon dans chacun des huit segments pourvus de pattes ? Mais son ampoule à venin pourra-t-elle suffire à cette dépense prodigue du précieux liquide ? La Chenille d'ailleurs n'a pas une vigueur qui exige un tel luxe de précautions. Un seul coup d'aiguillon suffira donc, mais il sera donné en un point central d'où la torpeur qui en résulte puisse s'irradier, dans le plus bref délai, au sein de tous les segments munis de pattes. Le segment à choisir pour l'inoculation n'est donc pas douteux : c'est le cinquième ou le sixième. Toujours la même inconcevable logique dans les inspirations de l'instinct !

Non plus que les Curculionides atteints par le dard des Cercéris, les Grillons sacrifiés par le Sphex flavipennis ne sont réellement morts, malgré des apparences qui peuvent en imposer quelque temps. La flexibilité des téguments des victimes peut ici, en traduisant fidèlement les moindres mouvements internes, nous dispenser des moyens artificiels que j'ai employés pour constater la présence d'un reste de vie dans les Charançons des Cercéris, En effet, si on observe assidûment un Grillon étendu sur le dos, une semaine, quinze jours même et davantage, après le meurtre, on voit, à de longs intervalles, l'abdomen exécuter de profondes pulsations Ces pulsations sont, en général, les seuls mouvements qu'on puisse observer. Elles se montrent dans toutes les victimes, et sont d'autant plus fréquentes que la victime est plus récente. Assez souvent on peut constater encore quelques frémissements dans les palpes et des mouvements très prononcés exécutés par les antennes, et surtout par les filets abdominaux qui s'écartent en divergeant, puis se rapprochent tout à coup. D'autres fois enfin, en irritant le prétendu cadavre avec la pointe d'une aiguille, on lui fait exécuter à la fois ces divers mouvements, et même remuer ses pattes, surtout les postérieures. Quel que soit le degré d'irritabilité qui survive encore, dans toutes les victimes la nutrition paraît s'effectuer sans trouble, si l'on en juge d'après la défécation qui a lieu comme à l'ordinaire, et qui ne s'arrête, au bout d'un temps plus ou moins Iong, que lorsque le contenu du tube digestif est épuisé. Je crois que l'inanition doit jouer le plus grand rôle dans la mort réelle qui survient tôt ou tard. On observe, en effet, que les victimes dont l'abdomen est le plus replet au début de la paralysie se conservent plus longtemps que les autres. En tenant les Grillons sacrifiés dans des tubes de verre que je nettoyais de temps à autre des déjections rejetées, je suis parvenu à les conserver pendant un mois et demi avec toute leur fraîcheur ; mais dans des cornets de papier, je les ai vus se dessécher en moins de quinze jours. Une évaporation trop rapide amène donc la mort réelle dans l'intervalle de moins de deux semaines. Dans les cellules souterraines du Sphex, l'évaporation doit être très faible ; par conséquent les larves qui vivent moins de quinze jours avant de s'enfermer dans leurs cocons, ont jusqu'à la fin de leur banquet de la chair fraîche assurée.

Les Acridiens du Sphex albisecta se comportent en tout comme il vient d'être dit pour les Grillons. Quant aux victimes des Ammophiles, j'ajouterai que la paralysie du segment piqué gagne insensiblement les segments voisins, et que tôt ou tard il arrive un moment où la Chenille est insensible, d'une extrémité à l'autre, au stimulant de l'aiguille. Ceci arrive au bout d'une quinzaine de jours environ. Cependant les viscères se maintiennent encore quelque temps dans leur fraîcheur normale, et ce n'est guère qu'au bout d'un mois que le corps se dessèche ou se putréfie. En inoculant une gouttelette d'ammoniaque aux points où se porterait le dard de l'Hyménoptère, on plonge artificiellement les trois espèces de victimes dans un état pareil à celui que chaque espèce présente respectivement lorsqu'elle est atteinte par l'aiguillon du meurtrier. Je n'aurais qu'à répéter ici ce que j'ai dit dans mon précèdent travail.

La chasse est terminée. Les quatre Grillons qui forment l'approvisionnement d'une cellule du Sphex flavipennis sont méthodiquement empilés, couchés sur le dos, la tête au fond de la cellule, et les pieds à son entrée. L'unique Criquet d'une cellule du Sphex albisecta est pareillement disposé, mais les Chenilles des Ammophiles n'ont pas d'arrangement fixe. Il reste encore à clore le terrier. Le procédé employé est le même de part et d'autre. Le sable provenant de l'excavation et amassé devant la porte du logis est prestement balayé à reculons dans le couloir. De temps en temps des grains de gravier assez volumineux sont choisis un à un, en grattant le tas de déblais avec les pattes de devant, et transportés avec les mandibules pour consolider la masse pulvérulente. S'il n'en trouve pas de convenables à sa portée, l'Hyménoptère va à leur recherche dans le voisinage, et paraît en faire un choix scrupuleux. Des débris végétaux, des fragments de feuilles sèches, sont également employés. En peu d'instants toute trace extérieure de l'édifice souterrain a disparu, et si l'on n'a pas eu soin de marquer d'un signe l'emplacement du domicile, il est impossible à l'oeil le plus attentif de le retrouver. Cela fait, un nouveau terrier est creusé, approvisionné et muré autant de fois que le demande la richesse des ovaires. La ponte achevée, l'animal recommence sa vie insouciante et vagabonde, jusqu'à ce que les premiers froids viennent mettre fin à une vie si bien remplie.

La tâche du Sphex flavipennis est accomplie ; je terminerai ce que j'ai à dire sur son compte par l'examen de son arme. L'appareil destiné à l'élaboration du venin se compose de deux glandes élégamment ramifiées dont les conduits sécréteurs aboutissent séparément dans un réservoir commun ou ampoule en forme de poire. De cette ampoule part un conduit délié qui plonge dans l'axe du stylet et amène à son extrémité la gouttelette empoisonnée. Le stylet n'a que des dimensions très exiguës auxquelles on ne s'attendrait pas d'après la taille du Sphex, et surtout d'après les effets, que sa piqûre produit sur les Grillons. Sa pointe est parfaitement lisse, tout à fait dépourvue de ces dentelures dirigées en arrière, qu'on trouve, par exemple, dans l'aiguillon de l'Abeille domestique. La raison en est évidente. L'Abeille ne se sert de son aiguillon que pour venger une injure, même aux dépens de sa vie, la dentelure du dard s'opposant à son issue de la plaie, et occasionnant ainsi des ruptures mortelles dans les viscères de l'extrémité de l'abdomen. Qu'aurait fait le Sphex d'une arme qui lui aurait été fatale à sa première expédition ? En supposant même qu'avec des dentelures disposées autrement le dard puisse se retirer, je doute encore qu'aucun Hyménoptère, se servant avant tout de son arme pour blesser le gibier destiné à ses larves, soit pourvu d'un aiguillon dentelé occasionnant par ses déchirures d'inutiles douleurs. Partout où la mort d'une victime est nécessaire, cette mort est donnée de la manière la plus prompte, et le meurtrier est muni des armes les plus efficaces pour épargner à la victime d'inutiles souffrances qui répugnent à la nature. J'ai cru devoir m'assurer à mes dépens si la piqûre du Sphex est bien douloureuse, elle qui terrasse avec une effrayante rapidité de robustes victimes. Eh bien ! je le confesse avec une haute admiration, cette piqûre est insignifiante et ne peut nullement se comparer, pour l'intensité de la douleur, aux piqûres des Abeilles et des Guêpes vindicatives. Elle est si peu douloureuse, qu'au lieu de faire usage de pinces, je prenais sans scrupule avec les doigts les Sphex vivants dont j'avais besoin. Je peux en dire autant des divers Cercéris, des Philanthes, des Palares et, en général, de tous les Hyménoptères déprédateurs que j'ai pu observer. J'en excepte les Pompiles, et encore leur piqûre est bien inférieure à celle de l'Abeille. Une dernière remarque encore. On sait avec quelle fureur les Hyménoptères pourvus d'un dard uniquement pour leur défense, les Guêpes par exemple, se précipitent sur l`audacieux qui trouble leur asile, et punissent sa témérité. Ceux dont le dard est destiné au gibier se montrent beaucoup plus pacifiques, comme s'ils avaient conscience de l'importance qu'a, pour leur progéniture, la gouttelette venimeuse de leur ampoule. Cette gouttelette est la sauvegarde de leur race : aussi ne la dépensent-ils qu'avec sobriété, et dans les circonstances solennelles de la chasse, sans faire parade d'un courage vindicatif. Établi au milieu des peuplades de Sphex ou de Cercéris dont je bouleversais les demeures, dont je ravissais les larves et les provisions, il ne m'est pas arrivé une seule fois, quoique entouré par l'essaim bourdonnant, d'être puni, par un coup d'aiguillon, de mes indiscrètes spoliations. Il faut saisir l'animal pour le décider à faire usage de son dard, et encore ne parvient-il pas toujours à transpercer l'épiderme si l'on ne met à sa portée une partie plus délicate que les doigts, le poignet par exemple.


Jean-Henri FABRE
Professeur d'Histoire naturelle au Lycée d'Avignon

source : Annales des Sciences Naturelles et de Zoologie, Paris, 1855.