Messieurs,
Dans votre séance du 2 mars 1857, vous m'avez fait l'honneur de m'admettre au nombre des membres de cette Société, et vous m'avez chargé, par l'organe de votre honorable Président, d'examiner quelques insectes qui vivent aux dépens des truffes, et que M. le marquis Des Isnards a déposés sur votre bureau. Je vous remercie d'abord de n'avoir pas jugé inutile dans vos réunions essentiellement pratiques, une personne qui en agronomie n'a jamais pratiqué que la culture de quelques pots de fleurs sur sa fenêtre. Complètement inexpérimenté au sujet des questions que vous agitez ici, je me demande ce qui m'a valu l'honneur de siéger aujourd'hui parmi vous et de vous lire ce rapport. Vous avez pensé sans doute, Messieurs, que la pratique peut retirer quelque utilité des données théoriques de la science, qu'elle peut décupler ses forces si elle est sagement fécondée par l'étude et la méditation. En m'appelant parmi vous, si telle a été en effet votre pensée, je l'avoue humblement, je répondrai bien mal à la confiance que vous m'avez accordée : la science est longue, et à peine en suis-je au début. C'est donc pour faire preuve de bonne volonté, et non dans l'espoir de vous apprendre rien de nouveau, que, tout en vous rendant compte des insectes dont vous m'avez confié 1'examen, j'ajouterai quelques mots sur le mode de reproduction des champignons en général, et en particulier des truffes. Après vous avoir exposé les résultats acquis aujourd'hui à la science sur cette obscure question, il ne sera peut-être pas inutile d'en déduire le mode le plus rationnel qu'on puisse adopter dans les essais de culture de la truffe, ne serait-ce que pour rectifier une idée fausse qui commence à se propager dans nos contrées et qui pourrait attirer aux expérimentateurs de fâcheux mécomptes.
Rien de plus de bizarre en Botanique que la végétation des champignons, rien de plus bizarre aussi que les idées que l'on a vulgairement sur leur origine. Leur apparition soudaine en des lieux où la veille il n'y en avait pas de visibles, leur rapide croissance, leurs formes et leurs couleurs si variées, leurs propriétés quelquefois si terribles, leur naissance sur des matières végétales et même animales en décomposition, tout conspire à frapper le vulgaire et le tromper en lui faisant prendre pour des productions spontanées, pour des productions de la pourriture, ces végétaux merveilleux. Généralement dans nos campagnes, on ne reconnaît comme champignons que les grandes espèces, les Bolets et les Agarics, par exemple. Si l'idée de procréation spontanée a vulgairement cours pour ces espèces privilégiées, les géants de leur ordre, que ne serait-ce pas au sujet des innombrables espèces secondaires, souvent microscopiques, qui ne respectent rien et pullulent également sur le sol, sur les plantes, et jusque sur les animaux. Que ne serait-ce pas s'il était dit au vigneron que c'est un champignon qui ravage ses raisins, tandis qu'un autre s'attaque à ses pommes de terre ; au sériciculteur, que c'est un champignon qui produit la muscardine et tue ses vers-à-soie ; au propriétaire de cultures de safran, que c'est encore un champignon qui dépeuple ses plantations, etc. Alors, certes, cette procréation spontanée, adoptée par l'ignorance, prendrait des proportions effrayantes, et la moindre moisissure survenue sur un fruit serait aux yeux de beaucoup un fléau vengeur échappé aujourd'hui même des trésors de la création pour nous châtier de nos sottises de la veille. Les truffes n'ont pas fait défaut au préjugé général, d'autant plus que végétant sous terre, elles sont, dans leur évolution, encore plus enveloppées de mystère que les espèces aériennes ; et beaucoup ne voient dans ce végétal qu'un produit fortuit du sol et des exsudations des racines des arbres voisins. La science patiente, scrupuleuse de nos jours, a fait raison de toutes ces croyances sans fondement ; elle a éliminé un à un tous ces prétendus cas de génération équivoque, admis à une époque peu reculée encore soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal ; elle a complètement élucidé l'histoire si pleine de mystères et si étonnante des vers intestinaux ; elle a rendu compte de ces myriades d'animalcules qui apparaissent en quelques heures dans une goutte d'eau, et elle est bien près d'arracher sa dernière énigme au monde des végétaux inférieurs, tels que ceux qui nous occupent en ce moment. Nous pouvons aujourd'hui le dire hautement : non, il n'y a point de génération spontanée. Cette vérité fondamentale, mise hors de doute enfin par l'expérience et l'observation, ne peut-elle pas aussi se déduire simplement d'une saine logique, et à votre sens, Messieurs, comme au mien , le mot de génération équivoque n'est-il pas comme un blasphème contre l'ordre immuable de la Providence ! Plante ou animal si infime qu'il soit, tout dérive donc d'êtres antérieurs et semblables, de parents ; tout provient de germes. Je dirai plus : nulle part la nature ne se montre aussi prodigue que lorsqu'il s'agit de la conservation de l'un de ces êtres sans nombre qui peuplent le monde des infiniment petits. Écrasez sur le porte-objet du microscope un de ces filaments verts qui forment des forêts en miniature sur une croûte de pain moisi, et faites éclater par la compression le conceptacle sphérique qui termine le filament. Les corpuscules reproducteurs, les germes, les spores, comme disent les botanistes, s'étalent aussitôt en nuage opaque, si nombreux, si pressés en leurs rangs, que votre patience et votre arithmétique s'arrêteront impuissantes avant d'en avoir opéré le dénombrement. Des millions de germes assurent l'indestructibilité d'une moisissure ! Faites l'épreuve de ces germes, semez ces corpuscules sur une tranche de pain humide et abritez le tout sous une cloche. Du jour au lendemain, une forêt nouvelle se dresse, comme un velours, sur le champ ensemencé. Tout vient de germes ; et la nature, avec une prodigalité qui épouvante l'imagination, livre aux quatre vents du ciel ces poussières procréatrices qui vont germer partout où se présente l'ensemble des circonstances favorables. Et alors surgissent tout à coup ces générations fugaces venues on ne sait d'où, venues on ne sait comment.
Il est donc parfaitement inutile de s'arrêter plus longtemps à combattre l'idée de production spontanée appliquée aux truffes. Une autre explication nous est venue du fond des Basses-Alpes, plus singulière encore que la première. D'après M. Ravel, dont je ne connais le mémoire que par une analyse de M. Moigno publiée dans le Cosmos et reproduite dans les Annales Forestières ( n° 11, novembre 1856 ), d'après M. Ravel, dis-je, la truffe, au lieu de se propager par elle même, naît de la piqûre faite par une mouche aux filaments radiculaires de certaines espèces d'arbres, et en particulier des chênes, de manière qu'elle doit être assimilée aux noix de galle dont elle serait comme une variété souterraine. A son point de vue, sans mouche et sans piqûre des racines, la truffe serait complètement impossible. J'aurais quelque honte, Messieurs, à discuter sérieusement cette opinion devant vous, si mes observations devaient simplement s'adresser à l'auditoire qui veut bien m'honorer de son attention. D'ailleurs, M. le marquis Des Isnards, en quelques mots piquants, a déjà vigoureusement flagellé cette genèse inadmissible. Mais je n'oublie pas que les séances de cette Société ont un autre but que d'échanger entre nous nos aperçus, et que les personnes les plus intéressées aux questions qui se traitent ici se trouvent surtout dans nos campagnes. Revenons donc sur l'opinion de M. Ravel, et, avant qu'elle se propage, démontrons aux moins clairvoyants que c'est une grossière erreur. Si M. Ravel a pour lui trente années d'observations incessantes, nous aurons pour nous, Messieurs, l'évidence, qui seule contre mille, ne pourrait s'empêcher de s'écrier à l'erreur.
De nombreux insectes, pour loger convenablement leur progéniture et lui procurer à la fois le vivre et le couvert, font, à l'aide d'un instrument particulier, une légère entaille dans les feuilles, l'écorce de divers végétaux, et, au fond de cette entaille, déposent un oeuf. Par l'effet apparemment, d'une gouttelette de liquide venimeux instillé, au moment de la ponte, dans la blessure faite à la plante, il s'opère dans le point piqué une surexcitation vitale amenant un afflux plus abondant de sève, qui se condense, autour de l'oeuf, sous les formes les plus variées. C'est ainsi que naissent les noix de galle sur les feuilles des chênes, les bédegars sur les rosiers, et ces globules de la grosseur d'un pois et vermeils comme des cerises, qui se montrent en si grand nombre sur certains saules. Tous ces produits et mille autres sont des galles, des berceaux de larves ou vers, qui deviendront plus tard des insectes pareils à celui dont la piqûre a occasionné la galle. Remarquons d'abord que pour faire cette piqûre, il faut à l'insecte un appareil indispensable, un instrument perforant, un stylet, une tarière. Cet appareil, peu d'insectes le possèdent ; la nature ne l'a accordé qu'à des mouches munies de quatre ailes et qui n'ont rien de commun avec les mouches dites truffigènes (pardonnez moi cette locution singulière que m'impose l'usage qu'on en a déjà fait.) Ou plutôt, en me servant des véritables expressions, les espèces produisant des galles ne sont nullement des mouches, ce sont des hyménoptères, c'est-à-dire des insectes plus ou moins analogues aux abeilles, aux guêpes, aux bourdons, etc. Tout le monde sait que chez ces derniers se trouve un stylet redoutable qui, en inoculant en un point de notre corps une gouttelette de venin, produit des douleurs cuisantes et une tuméfaction occasionnée par l'afflux du sang. Quelque chose d'analogue se passe dans la formation des galles ; seulement le stylet des hyménoptères qui donnent naissance à ces excroissances, au lieu de former une simple pointe acérée, est façonné en scie, en râpe, en tarière, en un mot de la manière la plus convenable pour entamer l'écorce du végétal. Quelle que soit la forme de cet instrument perforant, il est toujours placé à la partie postérieure de l'animal. Il est tantôt démesurément saillant, tantôt à peine visible dans l'inaction, mais toutefois susceptible de sortir plus ou moins hors de l'abdomen lorsque l'animal veut s'en servir. Remarquons encore que le même appareil sert aussi de canal conducteur aux oeufs, de manière qu'en même temps que l'entaille est faite par la tarière, l'oeuf se trouve déposé, sans autre manoeuvre, au fond de la blessure. C'est cette tarière qui a fait donner à l'ensemble des hyménoptères qui en sont munis le nom d'hyménoptères térébrants. L'oviscapte ou comme on dit vulgairement le sabre dont la partie postérieure des sauterelles est armée et qui leur sert pour pondre leurs oeufs dans la terre, est, mais avec des dimensions énormes, l'analogue de l'instrument qui sert à la formation des galles.
Arrivons maintenant à notre mouche et si nous ne lui trouvons aucun instrument pareil à celui dont se servent les hyménoptères pour piquer l'épiderme des plantes, nous lui refuserons par cela même l'origine de la truffe assimilée à une galle. Mais quelle est cette mouche, qui l'a vue avec des yeux assez clairvoyants, qui l'a décrite ? Il n'y a là aucune difficulté : les entomologistes connaissent depuis long-temps la mouche des truffes, mais nul d'entre eux ne s'est avisé de lui rapporter l'apparition de ce champignon. Que dis-je, au lieu d'une espèce je vous en citerai deux, trois, quatre et au-delà, de sorte que les partisans de l'opinion de M. Ravel n'auront que l'embarras du choix pour s'approvisionner du précieux diptère. Ouvrons d'abord Réaumur, ce vénérable patriarche de l'entomologie, et nous y trouverons la description de deux vers, de deux larves de mouche qui vivent dans la truffe (Réaumur, Mémoires pour servir à l'histoire des insectes, tome IV, page 372). Réaumur, il est vrai, n'a pas connu l'insecte parfait : ses élèves étant morts à l'état de coque ou de pupe, ou pour être plus clair, étant morts dans cette période de la métamorphose, pendant laquelle nous appelons chrysalide l'organisme dérivé d'une chenille. Mais un autre observateur a été plus heureux, il a pu suivre, dans tout son cours, le développement de l'un de ces deux vers et constater les caractères d'une espèce de muscidé que les naturalistes appellent Helomyza tuberivora(Maquart, Histoire des Diptères, tome II, page 410). Réaumur donne encore la description de trois pupes de diptère trouvées par lui dans les truffes (Réaumur, Loc. cit., tome V, page 65) ; ce qui augmente de trois espèces le nombre des mouches dont les larves vivent dans ce champignon. De ces trois espèces, l'une est décrite suffisamment au long par Réaumur, et l'on reconnaît à sa description une espèce voisine, mais toutefois différente de celle que nous devons à M. le marquis Des Isnards et que vous m'avez chargé d'examiner. Je rapporte au genre Sapromyzale diptère de M. Des Isnard ; mais les auteurs que j'ai pu consulter, ainsi que ceux qu'a bien voulu consulter pour moi le savant entomologiste de Mont-de-Marsan, M. Édouard Perris, à qui j'ai envoyé mes bestioles, ne contenant pas la description de ce diptère, il est possible que cette espèce ait échappé jusqu'ici aux observateurs et soit nouvelle pour la science ( En voici un court signalement : Sapromyza... ? Ferrugineuse hérissée de rares poils noirs. Troisième article des antennes courtement ovale. Style longuement plumeux. Thorax couvert sur le dos de fines ponctuations ferrugineuses. Ailes enfumées au bord extérieur, leurs nervures transverses bordées de brun. Longueur 7 millimètres. Mâle comme la femelle. Abdomen ardoisé en dessus, son dernier segment ferrugineux.
Enfin, M. L. Dufour, dans un mémoire sur quelques larves fongivores publié dans les Annales des sciences naturelles, a fait connaître une autre Helomyze obtenue de la truffe, et qu'il nomme Helomyza penicillata. Je ferai observer que les espèces des deux genres Helomyza et Sapromyza hantent, à l'état de larves, les matières végétales décomposées et surtout les champignons en déliquescence. Ce n'est pas tout : De Borch, dans son Histoire des truffes du Piémont, donne une mauvaise figure d'un autre diptère, d'une tipule dont la larve dévore les truffes. Les tipules sont des moucherons pareils à ceux que nous voyons en troupes innombrables exécuter, les soirs d'été, dans un rayon, de soleil couchant, de fantastiques ballets. Bosc a observé encore le même moucheron. « Les bons chercheurs de truffes, dit-il, reconnaissent où il doit y en avoir par la présence d'une petite tipule dont les larves vivent à leurs dépens. J'ai souvent employé ce moyen pour découvrir les truffes à l'époque de leur maturité. Il ne s'agit que de se pencher, de regarder horizontalement la surface du sol pour voir une colonne de ces tipules, à la base de laquelle on n'a qu'à fouiller pour trouver la truffe d'où elles sortent » (Bosc, Nouveau Dictionnaire d'histoire naturelle, article Truffe). Ainsi, tout compte fait, et en admettant qu'il y ait quelques doubles emplois par suite des observations qui n'ont porté que sur des pupes, il y aurait, au moins à ma connaissance, cinq ou six espèces de mouches ayant également droit à la qualification de truffigènes. N'oublions pas dans ce dénombrement le curieux coléoptère que M. le marquis Des Isnards nous a communiqué, et qui établissant lui aussi sa progéniture dans la truffe doit être honoré de la même qualification. Ce coléoptère a été déjà signalé par les naturalistes comme vivant dans la truffe. C'est l'Anisotoma cinnamomeade Pauzer. Il est commun en hiver dans le pays classique des truffes, le Périgord.
Au milieu de ces richesses, le choix devient embarrassant ; aussi ferons nous sagement, Messieurs, en renonçant à toutes ; et la première raison de cet abandon la voici : aucune tipule au monde, aucune mouche, aucun coléoptère n'est muni de la tarière dont je viens de vous entretenir et que portent invariablement les producteurs de galles. Nul, pourvu qu'il possède les premières notions de l'anatomie entomologique, ne s'avisera de faire produire une galle à une mouche par l'effet d'une piqûre ( Je dois à la vérité d'ajouter qu'une tribu entière de diptères porte le nom de Tipulaires gallicoles, parce que les larves de ces tipules vivent dans des espèces de galles qu'elles font naître en rongeant un bourgeon, une fleur. Mais ces déformations végétales n'ont aucune ressemblance avec les vraies galles, avec celles qui viennent, par exemple, sur les feuilles des chênes, et c'est à ces dernières qu'on a comparé les truffes. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un coup d'oeil sur les rameaux ébouriffés des saules, sur les fleurs des Verbascum gonflées, arrondies et ne pouvant s'épanouir. Ces deux genres de déformation sont occasionnés par des tipules, par des Cécidomyies ). Quelques mouches piquent il est vrai, témoins les cousins, les moustiques et beaucoup d'autres ; mais cette piqûre est faite avec les pièces de la bouche qui n'a rien de commun avec les organes de la ponte, et non avec une tarière chargée d'amener un oeuf dans la plaie. Or, comme je l'ai déjà dit, sans oeuf, pas de galle.
Une autre impossibilité de faire naître une galle souterraine par la piqûre d'une mouche se présente aussitôt, si l'on songe que la racine à atteindre se trouve à quelques pouces au moins de profondeur dans un sol compact, et que les mouches en général et particulièrement celles dont je viens de vous entretenir, n'ont aucun organe qui leur permette de fouiller le sol et d'y pénétrer. Il suffit d'observer l'apparence délicate du corps, la débilité des pattes, l'état de mollesse des téguments, l'absence de tout appareil propre à fouir, pour se convaincre qu'aucune des espèces que je viens de citer n'est capable de remuer seulement un grain de sable. J'en excepte le coléoptère qu'on reconnaît pour un vigoureux pionnier à la forme de ses pattes, aux dentelures de ses cuisses. Mais cette espèce étant en dehors de la théorie de M. Ravel, occupons-nous seulement des mouches, et ne craignons pas d'affirmer qu'il leur est absolument impossible à toutes d'atteindre un filament radiculaire, ne serait-il couvert que d'un pouce de terre. Mais, dira-t-on, si les larves de ces mouches vivent dans les truffes, comment s'y trouvent-elles, si la mère n'a pu y pondre ses oeufs ; et comment encore les mouches qui proviennent de ces larves peuvent-elles quitter leur demeure souterraine pour venir à l'air libre ? Cette difficulté sera bientôt levée si l'on considère que ces larves ont la bouche armée de deux crocs puissants, véritables dents de pioche parfaitement appropriées à l'action de fouiller le sol. Ce sont les vers eux-mêmes qui, à l'aide de ces crocs, s'ouvrent, quoique privés de pattes, un passage dans la terre, et guidés par un odorat exquis parviennent jusqu'à la truffe, où ils se logent bientôt. Ce sont les vers qui, pressentant le travail de la métamorphose, abandonne le champignon corrompu dont ils se sont nourris et remontent jusqu'à la surface du sol avant de se métamorphoser en pupes. Dès lors la mouche qui sort de la pupe n'a aucun obstacle à vaincre, elle peut s'élancer librement dans l'air, sa demeure définitive, sans efforts dont elle est incapable, sans pénible travail d'excavation dans un sol dont le rude contact offenserait mortellement sa délicate organisation. Admirez avec moi, Messieurs, cette prescience de l'instinct, qui fait deviner à un obscur vermisseau l'impossibilité où il se trouverait à l'état de mouche de revenir à la lumière et lui fait prendre des précautions en conséquence. La nature abonde en exemples de ces divines harmonies entre l'instinct des êtres les plus infimes et leurs conditions d'existence, et je suis heureux de pouvoir, dans un sujet étranger à ces études, vous en rappeler cet exemple entre mille. Les mouches, les tipules n'ont donc qu'à déposer leurs oeufs dans le voisinage des truffes, qu'à les semer à la superficie du sol, et les larves qui naîtront bientôt de ces germes s'ouvriront elles-mêmes un passage jusqu'au champignon souterrain. Quant au coléoptère, il me paraît très-probable qu'il laboure lui-même le sol pour pénétrer jusqu'à la truffe, qu'il creuse des galeries dans la chair de ce champignon et qu'il y dépose directement ses oeufs, puisque, ainsi qu'il a été dit, son organisation en fait un pionnier éminent. Mais ce coléoptère n'est pas en cause dans cette discussion et d'ailleurs ses travaux exigent l'existence préalable de la truffe. En résumé, il est de la plus haute évidence, pour tout esprit sans prévention, que c'est une erreur des plus grossières d'attribuer aux précédentes mouches la production des truffes assimilées à des galles, puisque ces mouches n'ont aucun instrument perforant pour piquer les racines, ni même la possibilité de pénétrer seulement jusqu'à ces dernières. Avant d'en finir avec cette genèse hypothétique qui outrage les plus simples notions de la science, permettez-moi de rappeler en peu de mots l'opinion de M. Ravel : « 1° Les mouches que l'on voit voltigeant sans cesse sur les truffières pénètrent dans le sol, atteignent les racines chevelues et les piquent à leurs extrémités pour y déposer leurs oeufs. 2° La piqûre détermine l'issue d'une goutte de liquide laiteux qui est le premier rudiment de la truffe, son embryon ; le filament radiculaire périt presque aussitôt et la goutte reste isolée, ce qui ne l'empêche pas de croître aux dépens des sucs qu'elle rencontre dans la terre. » Je crois vous avoir démontré, Messieurs, la fausseté de la première proposition, et je crois inutile de m'arrêter à la seconde. On n'a qu'à se demander qui a jamais vu un liquide laiteux sourdre de la piqûre faite à un chêne, et qui s'est jamais avisé qu'une excroissance morbide, une galle continuât à s'accroître séparée de la plante qui la portait. Enfin M. Ravel n'est pas lui-même bien convaincu de la vérité de sa théorie, car il ajoute : « Si au lieu de naître, comme la galle, de la piqûre d'un insecte, la truffe naissait de spores comme les champignons, le rôle de la mouche truffigène n'en serait pas moins nécessaire ; elle aurait pour mission soit d'amener les spores au contact des racines sur lesquelles elles puissent germer, soit tout au moins d'ouvrir le sein de la terre pour que les spores puissent y pénétrer ».Mais M. Ravel oublie donc, malgré sa longue expérience, que les truffes se trouvent dans la terre et que par suite les spores n'ont nullement besoin d'être amenées dans le sol. Aussi, passons ; c'est accorder trop d'importance à de pareilles opinions que de les discuter.
Je crois avoir fait justice des prétendues mouches truffigènes, cependant je ne saurais abandonner encore l'hypothèse qui regarde les truffes comme des galles. On peut à la rigueur, pour soutenir cette hypothèse, invoquer l'action d'un insecte fouisseur et muni d'une tarière, et la galle est alors possible. M. B. Robert, dans un mémoire présenté à l'Académie des sciences, ne paraît pas éloigné de croire à une pareille origine des truffes. Je cite son passage : « Pourrait-on admettre par analogie, qu'elles doivent leur naissance à une circonstance à peu près pareille à celle qui donne lieu, sur les feuilles de certains chênes blancs, à cette espèce d'excroissance d'où résultent les noix de galle, c'est-à-dire à la piqûre de quelque insecte ». ( Comptes-rendus de l'Acad. des Sci., 1847, page 66 ). M. Robert ne dit pas à quelle espèce d'insecte il veut faire jouer le rôle de producteur de truffes ; c'est prudent, car l'entomologie aurait pu contrarier son dire, mais, à mon avis, ce n'est pas assez. Il eût été beaucoup plus sage de n'établir aucun rapprochement entre un produit morbide, sans organisation spéciale, et un être complexe ayant sa vie et son organisation propres, en un mot entre une galle et une truffe. J'explique ma pensée. Une galle est un berceau de larves ; sans larves toute galle est impossible ; c'est là une vérité que l'observation n'a jamais encore démentie. Cela étant, si les truffes sont des galles, toutes, sans exception, doivent renfermer des vers ou au moins des traces de leur séjour. Heureusement pour les gourmets, il n'en est pas ainsi. J'en appelle à tous ceux qui font un usage plus ou moins fréquent de ce champignon. Croyez-vous que ce mets recherché soit la demeure souillée d'un ver impur qui s'y est repu et n'en a plus voulu ? C'est cependant au fond le dire de M. Robert. En second lieu, l'examen microscopique apprend qu'une galle se compose d'un tissu uniforme, sans aucune trace de cette organisation complexe qu'on retrouve dans tout être vivant. Examinez, au contraire, une truffe, et surtout le tissu voisin des veines blanches qui marbrent sa chair noire, vous serez étonné des merveilles que l'optique vous dévoile. Vous avez en effet sous les yeux l'appareil reproducteur de la truffe, et c'est dans ces sortes d'appareils que la nature déploie toute sa magnificence. Ce sont des myriades de capsules ovalaires, diaphanes, renfermant chacune de deux à quatre corpuscules ovoïdes, bruns et élégamment hérissés sur toute leur surface de pointes délicates. La Botanique reconnaît dans ces corpuscules les germes des truffes.
Puisque tout s'oppose à ce que nous regardions une truffe comme l'analogue d'une galle, abandonnons cette hypothèse insoutenable, et demandons aux Mycologues le mot de notre énigme. S'ils n'ont pu jusqu'ici résoudre complètement l'importante question de la reproduction des champignons, ils auront du moins de fort judicieux conseils à donner à ceux qui veulent faire des essais de culture en ce genre. On appelle spores les corpuscule reproducteurs, les germes des champignons. Rien de plus varié, rien de plus élégant parfois dans les formes que ces corpuscules, mais aussi rien de plus délicat, et la meilleure vue a besoin du secours d'une bonne loupe pour les distinguer nettement. Placez sur une feuille de papier blanc un champignon, un agaric fraîchement épanoui ; en peu d'heures vous pourrez observer sur votre feuille une abondante poussière impalpable rouge, rose ou brune qui s'est peu à peu détachée des feuillets de l'agaric. Etalée sur le porte-objet du microscope, une pincée de cette poussière va vous offrir un spectacle fait pour épouvanter l'imagination. Par le jeu des lentilles, l'insignifiante pulviscule se résout en effroyables myriades de corps parfaitement définis, d'une régularité irréprochable, d'une rare élégance, d'une similitude parfaite. On dirait, en empruntant ma comparaison à la science des infiniment grands, un de ces points nébuleux du ciel, qui sous les verres amplifiants des télescopes, se résolvent en amas incalculables d'étoiles. Dans une bien plus humble sphère, le microscope vient de vous dévoiler un monde tout aussi populeux, tout aussi admirable. Ces corps dont le dénombrement fatigue le chiffre sans résultat, sont autant de spores qui n'attendent que le concours de quelques circonstances pour germer et reproduire, chacune, le champignon ; que dis-je ? pour le reproduire dix fois, cent fois. Ceci demande une explication. Dans tout végétal, il se trouve deux sortes d'organes : les uns sont chargés de la conservation de l'individu et on les appelle organes de la végétation, les autres ont rapport à la conservation de l'espèce et portent le nom d'organes reproducteurs. Dans les végétaux le plus vulgairement connus, les fleurs forment les organes reproducteurs ; tout le reste de la plante, tige, feuilles, racines, appartient aux organes de la végétation. Dans les champignons on retrouve ces deux sortes d'organes, mais ceux de la végétation ne sont à peu près connus que des botanistes. Ce sont des filaments blancs d'une grande délicatesse, formant un réseau, un feutre inextricable et s'irradiant dans tous les sens dans le sol. Une épaisse toile d'araignée, à fils plus grossiers, plus embrouillés qu'ils ne le sont ordinairement, fournit une image assez nette de cette végétation souterraine. En botanique, on lui donne le nom de Mycelium. Pour peu qu'on arrache avec soin un pied de champignon le premier venu, on observera à la base de son pédicule des traces évidentes de ce feutre blanc et filamenteux. Le Myceliumconstitue donc, malgré son insignifiante apparence, un véritable végétal souterrain qui pour être complet n'a qu'à produire de distance en distance des appareils reproducteurs, j'allais presque dire des fleurs. Or ces appareils reproducteurs sont précisément les parties aériennes du végétal, ce sont eux qui portent la dénomination vulgaire de champignons. Un champignon n'est donc pas un individu distinct, un végétal complet ; il n'est qu'une partie, qu'un organe d'un être plus complexe, ainsi qu'une rose n'est qu'un organe d'un rosier. Un même Mycelium donne naissance à un nombre plus ou moins grand de champignons, de même encore que sur un pied de rosier il naît un nombre indéterminé de roses. On comprend ainsi comment les champignons naissent en groupes quelquefois fort compacts, comment les divers groupes sont nettement circonscrits, parfois rangés circulairement, et comment enfin ces groupes sont séparés les uns des autres par de larges espaces vides. Chaque groupe de champignons, avec le Myceliumqui l'a produit, ne constitue qu'une seule et même plante disposée circulairement toutes les fois que l'homogénéité du sol permet au Myceliumde rayonner également dans tous les sens. Cette structure explique encore l'apparition des champignons si imprévue, si subite qu'elle est devenue proverbiale. Il faut rabattre beaucoup sur cette prétendue rapidité. La partie souterraine, le Myceliumpeut mettre de longues années à se développer, il peut même rester indéfiniment à l'état stérile ou sans fleurir, c'est-à-dire sans produire de champignons.
D'autres plantes beaucoup plus connues ne sont-elles pas dans le même cas, ne restent-elles pas longtemps stériles, par exemple l'Agave, dont la floraison est presque séculaire. Puis, à un moment venu, des tubercules se montrent de distance en distance sur les filaments du Mycelium, ces tubercules grossissent, toujours sous terre, s'organisent lentement en champignons et arrivent au niveau du sol avec un développement à peu près complet. Qu'une pluie d'orage survienne, la végétation se ranime, les dômes des champignons crèvent la légère couche de terre qui les recouvre encore, leurs voiles se déchirent, leurs chapeaux s'étalent, et le lendemain le passant s'arrête stupéfait devant cette végétation imprévue éclose en une nuit. Vous voyez, Messieurs, que les champignons poussent comme les autres plantes ; il leur faut, pour accomplir leur évolution, un temps plus long que de trompeuses apparences ne le font croire, et tel agaric qu'une heure de pluie a fait surgir hors du sol a été lentement élaboré à l'abri de nos regards pendant des mois entiers.
Revenons maintenant aux spores, et puisque la Botanique y voit des corps reproducteurs, exigeons d'elle qu'elle les fasse germer et qu'elle nous montre les champignons issus de ses semis. Si, nous reportant aux difficultés qu'on éprouve pour faire germer certaines graines, celles des orchidées par exemple, et pour cultiver fructueusement certaines plantes dont la manière de vivre, dont les moeurs nous sont inconnues ; si nous reportant, dis-je, à ces difficultés, nous nous rappelons d'autre part que les champignons sont à peine connus d'hier dans leur histoire intime, nous nous montrerons peu exigeants, et si la science nous prouve la possibilité de la germination en question, et mieux si elle nous en montre quelques exemples, il faudra se tenir pour satisfaits. Et bien, voici ce que dit le docteur Léveillé, celui de tous nos botanistes qui a le plus contribué à nous faire connaître la merveilleuse histoire de ces plantes : « Lorsqu'on place sur du sable mouillé et mieux encore sur des lames minces de verre, des spores que l'on recouvre d'une cloche, on voit, quand la température atmosphérique est modérée ou chaude, on voit, dis-je, au bout de quelques jours, naître des filaments d'un, deux ou trois points de leur surface. Ces filaments sont rampants, se divisent, s'anastomosent et finissent par former un tissu plus ou moins épais. C'est ce tissu qu'on désigne sous le nom de Mycelium. Les expériences que nous pouvons faire sur les grandes espèces de champignons ne nous donnent jamais d'autre résultat, mais si nous venons à agir sur les petites espèces, alors il nous est possible de suivre le Myceliumjusqu'à la fructification et de reproduire en quelque sorte à volonté ces petits végétaux » (Léveillé. dict. sci. nat., art. mycologie.).
Vous le voyez, Messieurs, la solution du problème qui nous occupe est plus avancée que vous ne le soupçonniez peut-être. On reproduit intégralement les types inférieurs des champignons qui sont, il est vrai, sans importance pour nous, mais que nous ne saurions dédaigner puisque c'est par leur étude qu'on est arrivé au peu que l'on sait aujourd'hui sur le mode d'évolution de la classe entière. Enfin on provoque toujours, même pour les plus grandes espèces, la naissance du Mycelium. Si dans ce dernier cas, le Mycelium ne fructifie pas, il faut l'attribuer en grande partie au manque de notions certaines sur la manière de vivre des espèces expérimentées, à l'absence des conditions nécessaires à leur complet développement et que notre ignorance ne nous permet pas de réaliser artificiellement. Mais si ces conditions sont tôt ou lard bien connues, il n'est pas douteux qu'on ne puisse alors s'occuper fructueusement de la culture des champignons. Pour le moment, il est hors de doute que les spores sont les germes de ces végétaux, et puisque les truffes en particulier sont munies de pareilles spores, on ne peut raisonnablement refuser à ces dernières les mêmes fonctions.
Outre le mode de propagation par graines, les végétaux ordinaires en possèdent un autre beaucoup plus rapide et que tout le monde connaît sous le nom de multiplication par boutures. Les champignons nous offrent quelque chose d'analogue, les fragments de Myceliumayant la faculté de reproduire le végétal en entier. Sous ce rapport, une espèce fort connue, le champignon de couche, est abondamment cultivée dans les vieilles carrières des environs de Paris. Le procédé consiste à répandre sur des meules de terreau des fragments de Mycelium, connu des horticulteurs sous le nom de blanc de champignon. Il est à remarquer que ce blanc se conserve très-longtemps desséché sans perdre la faculté de se développer lorsqu'il est placé dans une atmosphère humide et chaude, et on peut en dire autant du Mycelium des champignons en général. Il est indubitable que les truffes, que tous les botanistes s'accordent à regarder comme des champignons, dépendent, elles aussi, d'un Mycelium dont elles ne constituent que l'inflorescence. Il y a donc, dans le voisinage des truffes, des filaments blancs, noyés, perdus dans le sol, et qui par leur situation, leur texture fragile, leur ténuité passent inaperçus pour un oeil moins exercé que celui d'un botaniste. C'est sur ce Mycelium, ou plutôt sur les mottes de terre qui le contiennent, car on ne peut songer à recueillir séparément des filaments qui mettraient notre patience en défaut, c'est, dis-je, sur les mottes de terre enveloppant les truffes que notre attention doit spécialement se diriger. C'est là, dans le Mycelium et les spores, et seulement là, qu'on peut espérer de trouver une solution à notre problème.
Mais ce n'est pas tout, Messieurs, que d'avoir à sa disposition des tranches de truffes mûres et pleines de spores, ou des mottes de terre contenant des fragments de Mycelium, il faut encore, pour que la propagation offre quelques chances de succès, tenir compte de quelques délicates difficultés relatives à l'influence du sol et des arbres voisins. L'influence du sol me paraît suffisamment connue ; passons donc à l'influence des arbres voisins et voyons ce qu'il y a de vrai dans cette théorie dite des chênes truffiers. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que la présence de certaines essences forestières est nécessaire à l'apparition des truffes. On cite le chêne vert, divers chênes blancs, le châtaignier, le charme, le noisetier, etc. A cette liste, viennent se joindre quelques arbres résineux, ce sont : le pin d'Alep, au pied duquel M. le marquis des Isnards a récolté des truffes, et le Cade (Juniperus oxycedrus ), cité par M. Robert. La diversité de ces essences fait déjà soupçonner que les propriétés du chêne dit truffier n'existent que dans l'imagination de ceux qui ont créé cette expression. Poursuivons : quelle peut être l'influence d'un chêne, d'un pin, d'un châtaignier sur les truffes qui viennent dans le voisinage ? Les adeptes de la théorie du chêne truffier admettent, sous se prononcer davantage sur la nature de la truffe, que ce champignon naît et croît en parasite sur les racines de certains chênes. Or, et je me rapporte textuellement les expressions de M. Weddell qui a dit quelques mots de cette théorie devant la société botanique de France (Bulletin de la Soc. bot. de France, T. 2 page 780), « Jusqu'ici on n'a pu saisir entre la truffe ou son Mycelium et les racines des arbres, les relations qui seules constituent un parasitisme. L'opinion populaire que partage M. Rousseau repose vraisemblablement sur une erreur... Si, comme tout porte à le croire, les truffes ne sont pas plus parasites des arbres qui les protègent, que l'Agaric délicieux ne l'est des pins sous lesquels il végète, la théorie des chênes truffiers en recevra quelque atteinte. » Si cela ne suffisait pas, revenons à M. Ravel qui après tout, malgré sa grossière erreur, peut nous apprendre d'excellentes choses. Il nous dira que la gouttelette blanche qui forme le rudiment de la truffe est bientôt isolée ; ce qui signifie que la truffe n'a aucune relation avec les racines du chêne.
Cela étant, à quoi se réduit l'influence du chêne ou de l'arbre quel qu'il soit qu'on a reconnu nécessaire à la propagation de la truffe ? Je l'ignore et je m'abstiendrai de chercher à expliquer ce qui peut-être est encore inexplicable ; je me contenterai de faire observer que chaque espèce de champignon a un site de prédilection hors duquel ou ne la voit pas s'aventurer. Vouloir expliquer pourquoi les truffes viennent de préférence aux pieds de certains arbres, c'est prétendre entrevoir le motif qui fait végéter un champignon de la Nouvelle-Hollande, le Sphoeria Robertsii sur le dos d'une chenille vivante, le Botrytis Bassiana dans le tissu graisseux de nos vers-à-soie, les Isaria sur les frelons morts, les Onygena sur les plumes détachées des oiseaux et sur les sabots des chevaux jetés à la voirie. Peut- être, après tout, cette mystérieuse influence se réduit-elle à une certaine distribution d'ombre et de lumière, à la présence d'excrétions radiculaires que tout végétal rejette dans le sol et qui peuvent convenir à la végétation de la truffe. Voilà ce que dit le bon sens ; mais ce qu'on ne fera jamais accepter, c'est que parmi les chênes quelques variétés, et parmi ces variétés quelques individus privilégiés, jouissent de la propriété occulte de produire des truffes et de transmettre à leurs glands ce précieux monopole. Je le dis hardiment : cette idée paradoxale qui répugne aux notions les plus élémentaires de la physiologie, doit être reléguée avec celle des mouches truffigènes dont elle fait le digne pendant. Pour expliquer quelques essais fructueux dans des circonstances qui nous échappent presque toutes, n'allons pas recourir à des causes tellement étranges, que rien ne puisse les faire accepter, pas même un succès, tant elles répugnent à la raison ; avouons simplement notre ignorance. Et cependant l'expérience paraît être contre moi ; le précepte qui dit : Voulez-vous avoir des truffes, semez des glands de chênes truffiers, a un commencement de réussite, comme le prouvent les semis de M. Rousseau, à Carpentras. Comment expliquer ces contradictions ? Vous savez, Messieurs, avec quelle rapidité, quelle abondance, certaines plantes apparaissent dans un sol nouveau récemment approprié à leurs conditions d'existence. Qui n'a observé, par exemple, ces terrains qui bordent notre ligne du chemin de fer, et qui, excavés pour les besoins du terrassement, se sont transformés en marécages. Avant ces travaux, il n'y avait peut-être pas, dans certains de ces bas-fonds actuels, un seul pied des deux plantes qui y forment maintenant des fourrés impénétrables, le Typha latifolia et le Scirpus lacustris. Ces plantes paludéennes étaient reléguées dans les alluvions de la Durance ; mais un sol convenable à leur existence a paru, et la population ne s'y est pas fait attendre. J'en dirai autant des truffières artificielles. Vous créez un sol favorable au développement des truffes, en y introduisant certaines essences d'arbres, ce sol remplit d'ailleurs les conditions voulues sous le rapport de sa nature et sous celui du degré d'humidité, de chaleur et de lumière ; et aussitôt les quelques germes qui charriés par les eaux, les vents et les mille véhicules de la nature, y périssaient d'abord infertiles, y prospèrent maintenant. Voilà, à mon sens, tout le secret des semis de M. Rousseau. L'agronome a fait une partie du travail, la fécondité de la nature s'est chargée du reste. Mais en ceci, Messieurs, ne vous semble-t-il pas comme à moi, voir un agriculteur disposer convenablement son champ, le fumer, le labourer, en un mot faire tout ce qui est nécessaire en n'oubliant qu'un point, un modeste point : celui de jeter du grain dans ses sillons. Je dirai donc : voulez-vous avoir des truffes ? semez, plantez les essences favorables à leur végétation, et sans compter sur le secours des éléments pour l'arrivée des germes, déposez vous-même au pied de vos plantations des fragments de truffes mûres, des mottes de terre renfermant les débris de leur Mycelium. Si vous ne prenez pas ce soin, quatre vingt-dix-neuf fois sur cent vous ne réussirez pas ou vous n'aurez qu'un succès douteux, parce qu'il faudrait, comme le fait observer le savant professeur de culture du Muséum, M. Decaisne (Bulletin Soc. Bot., tome II, page 780), il faudrait que la terre fût littéralement farcie de spores ou qu'on admit, la génération spontanée pour supposer que des truffes puissent se développer partout où se présentent simplement les circonstances favorables. Il ne me reste plus, pour compléter cette exposition, qu'à montrer que les maîtres de la science, et, ce qui est mieux pour nous, l'expérience, sont parfaitement d'accord à ce sujet.
Voici un passage de l'ouvrage sur les champignons hypogés de notre savant mycologue M. Tulasne : « Quant à la méthode qui consiste à répandre des fragments de truffes mûres dans un terrain boisé qui ne produit point encore ce champignon, nous croyons qu'elle peut donner des résultats satisfaisants, mais elle ne devra être tentée que dans des circonstances analogues à celles offertes par les truffières naturelles. On reconnaîtra alors qu'une foule de lieux supposés improductifs en truffes, en produisent réellement avec plus ou moins d'abondance, et que beaucoup de bois pourraient être convertis en truffières à l'aide de quelques soins ».
Voilà pour la science pure ; consultons maintenant l'expérience et si elle est d'accord avec la théorie n'allons pas chercher plus loin la solution de l'origine des truffes. M. le comte de Noé a fait dans l'Agenais un essai en ce genre le seul à ma connaissance. Ayant enterré quelques débris de truffes mûres le long des charmilles de son parc, il a pu, grâce à cette espèce d'ensemencement, y faire les années suivantes des récoltes de truffes ( Bulletin de la Soc. Bot., tome I, page 779).
Ma tâche est remplie ; je viens d'exposer avec la plus ferme conviction une manière de voir qui ne m'est pas personnelle, mais que partagent tous ceux qui ont accordé quelque attention aux lois de la physiologie végétale, et je serais trop heureux, Messieurs, si, sous vos honorables auspices, les réflexions que je viens de vous soumettre pouvaient contribuer à détruire d'étranges préjugés et à les remplacer par les saines doctrines reconnues par la science. C'est à l'aide de ces doctrines, et seulement avec leur aide, qu'après avoir rempli le voeu qu'une sollicitude éclairée pour les besoins du département a dicté à M. le Préfet dans sa circulaire du 6 novembre 1856, qu'après avoir, en un mot, opéré le reboisement de nos terrains incultes, vous pourrez secondairement faire produire des truffes à ces mêmes terrains.
Jean-Henri FABRE
Docteur ès sciences naturelles, membre de la
Société Botanique de France,
professeur d'histoire
naturelle au Lycée impérial d'Avignon.