M. de Schœnefeld, secrétaire, donne lecture de la communication suivante adressée à la Société :

Bien que des expériences que tout porte a croire décisives paraissent établir que, dans certaines circonstances, il peut y avoir chez un très petit nombre de plantes, comme chez quelques animaux, procréation de germes féconds sans le concours de l’élément fécondant, ces anomalies génésiques sont cependant si étranges, qu'indécis on se demande si rien n’a pu déjouer la sagacité et la patience de l'observateur. Or parmi ces anomalies, l’une des plus intéressantes était fournie par une Légumineuse du Midi, le Vicia amphicarpa. On sait que cette plante, produit deux sortes de fruits, les uns aériens, les autres souterrains ; fruits qui diffèrent totalement les uns des autres par leur forme, leur couleur, le nombre et le volume de leurs graines. Cette organisation exceptionnelle, déjà faite pour captiver l’attention, devient encore plus singulière et complètement inexplicable si l’on se rappelle que les divers auteurs qui ont parlé de la fleur souterraine s’accordent à la regarder comme dépourvue d’étamines, et par suite le fruit qui en provient comme un produit auquel le pollen n’a pu prendre part.

Les graines qui se forment sous terre seraient-elles alors infécondes? Il n'en est rien : conformées comme les graines aériennes, mais plus grosses qu’elles, elles sont aussi fertiles, peut-être même plus, car dans les divers semis que j’ai faits des deux sortes de graines, la proportion de celles qui ont germé a constamment été plus forte du côté de celles qui provenaient de fruits hypogés. Comment donc ces fruits ont-ils été fécondés? Comment l’embryon s’est-il formé sans l’intervention du pollen ? Les observateurs qui n’ont pas vu d’étamines dans les fleurs souterraines auraient-ils commis une erreur ? Dans le cas contraire, serait-ce un exemple de plus à ajouter à ceux déjà si rares de formation de germes sans fécondation préalable ? Ce petit problème physiologique m’a paru digne d’intérêt, et avec un peu de patience et de bons yeux, la réponse ne s’est pas fait attendre , mais bien plus simple que je ne la soupçonnais d’abord.

L’axe primaire, produit immédiat de la germination, n’atteint guère plus d’un décimètre de longueur, et porte un petit nombre de feuilles à deux folioles dans le bas, à quatre dans le haut. Ces folioles sont étroites, allongées et diffèrent complètement de celles qui naissent sur les axes secondaires. Lorsque, son évolution est à peu près terminée, l’axe primaire produit au niveau du sol un nombre variable d’axes secondaires, les uns aériens, les autres souterrains ; puis il se dessèche et meurt, ou plus rarement persiste, mais sans acquérir un plus grand développement et sans jamais porter de fleurs. Son exiguïté, ses folioles étroites et l’absence complète de fleurs le font alors aisément distinguer des axes secondaires qui dérivent de cette souche commune, et qui, bien plus vigoureux, doivent seuls propager l’espèce par graines. Ce fait d’un axe primaire dont le rôle se réduit à donner naissance à quelques rameaux florifères et qui périt ou languit quand sa mission est remplie, n’est pas particulier au Vicia amphicarpa, car je l'ai constaté chez beaucoup d’autres espèces congénères.

Les rameaux hypogés apparaissent plus tard que les rameaux aériens et naissent, pour la plupart, de la base même de ces derniers. Leur longueur n est jamais considérable : deux ou trois pouces au plus. Ils sont entièrement blancs, irréguliers, un peu tortueux, et portent des feuilles rudimentaires réduites à leurs stipules, et même, dans le haut, de très petites feuilles parfaitement conformées et composées de 4 à 6 folioles d’un jaune pâle et de 1 millimètre au plus de longueur. C’est à l’aisselle de ces feuilles supérieures que se montrent les fleurs souterraines au nombre de deux ou trois pour chaque rameau. A l'époque où s'épanouissent les fleurs aériennes, les fleurs souterraines les plus avancées mesurent une longueur d’environ 4 millimètres. Il est facile de reconnaître alors, dans ces fleurs litigieuses, absolument toutes les parties qui composent ordinairement une fleur. Le calice en est blanc, poilu, à 5 dents serrées l’une contre l’autre pour fermer l’orifice calycinal qui ne doit s’ouvrir que pour livrer passage à l’ovaire fécondé. Il est évident en effet que de pareilles fleurs ne doivent pas s’épanouir et que l’anthèse doit s’y opérer dans le sein protecteur du calice hermétiquement fermé. La corolle, que Gouan (Herb. des environs de Montpellier)., p. 48) et De Candolle [Fl. fr., t. V, p. 594) n’ont point vue, mais qui n’a pas échappé à Loiseleur [Dict. sc. nat., art. Vesce), est formée de 5 pétales très petits, pâles et diaphanes. Son pétale supérieur, plus ample que les autres, figure fort bien un étendard microscopique. Elle rappelle enfin on ne peut mieux la corolle aérienne prise dans un bouton de même dimension que la fleur souterraine. L’organe dont il importait le plus de constater l’absence ou la présence, c’était l’androcée. Or dans toutes les fleurs que j'ai examinées, j’ai trouvé, sans exception aucune, 10 étamines si faciles à voir, que je ne peux m’expliquer comment elles ont pu échapper jusqu’ici aux observateurs. Ces étamines sont diadelphes et d’une longueur en rapport avec l’exiguïté de la fleur qui les renferme. Leurs anthères cependant sont aussi grosses que celles des fleurs aériennes. J’ai examiné comparativement au microscope les anthères des deux sortes de fleurs, et je n’y ai pas trouvé la moindre différence, ni pour la structure, ni pour le contenu, le pollen. L’ovaire enfin à cette époque ne diffère pas de celui des fleurs normales. Il ne renferme qu’un petit nombre d’ovules, 3 ou 4. L’ovaire de quelques fleurs aériennes n’en renferme pas d’ailleurs davantage. En résumé, ces fleurs singulières, qu’on avait décrites jusqu’ici comme privées d’étamines, et qui, mûrissant cependant des graines fécondes dans un milieu où le pollen ne pouvait pénétrer, paraissaient fournir un argument de plus en faveur de la formation, dans quelques cas exceptionnels, de graines parfaitement conformées et fertiles sans le concours des tubes polliniques, se trouvent en réalité pourvues d’un androcée et rentrent dans la loi générale. Pareilles en tout point aux jeunes boutons des fleurs aériennes, elles ne sont qu’un arrêt de développement de ces dernières, arrêt occasionné par la résistance et l’opacité du milieu où elles se développent.

Mais si le milieu change, une fleur hypogée pourra-t-elle déployer sa corolle et mûrir ses graines à l’air libre ; et réciproquement, une fleur aérienne plongée artificiellement sous terre amènera-t-elle ses ovules à maturité, tandis que sa corolle restera rudimentaire ? A l’époque où la plante était en pleine floraison, j’ai ramené à la surface du sol l’extrémité libre de quelques rameaux souterrains sans déranger le reste de sa position. Et pour prévenir sur ces pousses délicates et étiolées l'effet meurtrier d'un soleil ardent, j’ai eu soin de les recouvrir d’un léger abri et de maintenir autour d’elles un degré d'humidité convenable. Avec ces précautions la pointe émergée n’a pas tardé à continuer son évolution et à prendre un aspect en rapport avec le changement de milieu. Le rameau a perdu son gonflement hypertrophique et sa pâle coloration pour prendre la couleur verte, la forme et la longueur des rameaux ordinaires. Ses feuilles ont aussi rapidement verdi et ont acquis un développement normal. La première fleur ou la plus inférieure n’a pas subi aussi complètement l’influence de la lumière, sans doute parce que son séjour sous terre lui avait déjà trop profondément imprimé une organisation désormais fort peu modifiable. Cependant son calice a verdi et a pris un accroissement pareil à celui des fleurs aériennes. La corolle ne s’est pas épanouie, et la gousse l’a chassée toute flétrie hors du calice. La pointe des pétales montrait déjà cependant une petite tache violette, indice de l’action colorante que la lumière doit exercer sur les fleurs suivantes plus longtemps exposées à son influence. Enfin la gousse, parfaitement régulière et pareille aux gousses aériennes normales, a verdi, puis noirci à maturité. Les graines, au nombre de 3-4, ont toutes mûri, mais, au lieu du volume disproportionné des graines souterraines, elles ont acquis simplement celui des graines aériennes ordinaires. La fleur suivante a déployé des pétales colorés comme ceux des fleurs normales, mais moins amples, et a produit, une gousse semblable à la précédente. La métamorphose, déjà presque complète, le serait sans doute devenue encore plus dans les fleurs supérieures; malheureusement je n’ai pu obtenir le développement de plus de deux fleurs sur un même rameau, les fleurs supérieures tombant desséchées à l'état de bouton. C’est d’ailleurs ce qui arrivait aussi sur les rameaux aériens.

Passons à l'expérience inverse. J’ai enfoui à un pouce de profondeur dans le sol l'extrémité de quelques rameaux aériens des plus vigoureux et munis déjà de fleurs en bouton dont la plus avancée mesurait de 2 à 3 millimètres en longueur, et, trois semaines après, j’ai vu, non sans un vif plaisir, ma prévision parfaitement réalisée. Le rameau, dans sa partie immergée, s’est étiolé et irrégulièrement renflé. Les feuilles jaunies sont restées rudimentaires et ses fleurs, bien loin d’avoir pourri sous terre, ont mûri leurs ovules dans ce milieu insolite et produit des gousses fécondes, mais qui diffèrent considérablement de celles qui se seraient formées à l’air libre. Étiolées comme toute production souterraine, elles sont en outre courtes, irrégulières, gonflées et ne renferment qu’un très petit nombre de grosses graines. En d’autres termes, elles ressemblent sous tous les rapports aux gousses hypogées produites normalement.

Les fleurs aériennes et les fleurs hypogées sont donc identiquement les mêmes, et toutes peuvent indifféremment fructifier dans le sol ou hors du sol.

Dans le sol, la corolle, restant rudimentaire, ne sort point du calice,et l’ovaire produit une gousse très courte fréquemment monosperme; à l'air libre, la corolle s’épanouit et prend ses nuances caractéristiques, la gousse s’allonge et devient polysperme, mais les graines en sont plus petites. La différence dans le nombre et dans le volume des graines produites dans ces deux milieux est le trait le plus frappant des deux sortes de gousses. D'où provient cette différence ?

J’ai déjà dit que de la base de l'axe primaire il naît un petit nombre d’axes secondaires aeriens qui atteignent plusieurs décimètres de longueur. Sur ces axes apparaissent des fleurs dont la fertilité décroît rapidement à mesure qu'elles occupent une partie plus élevée et par suite moins vigoureuse du rameau. La plus inférieure produit habituellement de 5 à 7 graines ; la suivante souvent 4 ou 3 ou même 2 ; dans les autres on voit aussi 2-3 ovules qui n'arrivent pas à maturité parce que la fleur se dessèche en bouton. De la base de ces rameaux principaux il en naît d’autres plus tardifs et plus faibles, dont quelques-uns plongent sous terre, tandis que les autres restent dans l'air. Quel que soit le milieu qu’ils adoptent, ces axes n’ont pas plus de vigueur que la partie supérieure des axes secondaires qui les portent, et ne produisent comme elle que des fleurs avec 2-3 ovules. Développées librement à l’air, ces fleurs produisent des gousses à 2-3 graines ; sous terre elles donnent naissance à des gousses le plus souvent monospermes, et il est vrai qu’alors cette graine est beaucoup plus grosse que les graines aériennes. Sans admettre en aucune manière une organisation spéciale pour des fleurs destinées à fructifier sous terre, ou peut fort bien se rendre compte du petit nombre et du volume de leurs graines par le seul changement de milieu. On conçoit fort bien en effet qu’étroitement emprisonnée sous le sol, la gousse hypogée, munie originairement de 3 ovules, n’en puisse mûrir qu’un seul, faute d’espace. Cet ovule privilégié, profitant d’un supplément de substances que n’absorbent plus les autres ovules étouffés, doit prendre, ainsi isolé dans sa gousse, un plus grand développement qu'il ne l’aurait fait si la gousse fût restée aérienne et eût nourri toute sa lignée. Et en effet dans les gousses souterraines normales on trouve 1-2 ovules morts et le plus souvent une seule graine en bon état. Dans les gousses artificiellement hypogées le même phénomène se reproduit. Ainsi, des deux gousses qu’a produites sous terre un rameau aérien enterré, l’inférieure renferme 3 ovules morts et 3 graines, la supérieure 3 ovules morts et 1 graine. Dans les deux, les graines venues à bien sont deux fois et plus aussi grosses que les graines aériennes. Ainsi les graines souterraines sont en très petit nombre dans chaque gousse, parce que les autres ovules ont péri étouffés faute d'espace, et elles sont plus grosses parce que leur nombre est réduit, et non par suite d’une organisation spéciale. L’influence du milieu souterrain qui cause constamment l’hypertrophie du rameau immergé pourrait bien aussi jouer un rôle dans l’augmentation du volume des graines.

Il est donc établi que les fleurs aériennes et les fleurs hypogées ne diffèrent absolument en rien dans le principe, qu'elles peuvent indifféremment être fécondées et mûrir leurs graines dans le sol ou dans l’air ; que les différences que présentent les gousses et les graines venues dans ces deux milieux ne reconnaissent d’autre cause que la différence même de ces milieux dont l’un produit l’avortement de la plupart des ovules, et par suite le plus grand volume des graines qui, trouvant de l’espace pour se développer, survivent à cet étouffement.

Ainsi le Vicia amphicarpa, cette singulière plante, comme l’appellent De Candolle, Loiseleur, etc., a perdu ses singularités : fécondation des fleurs hypogées prétendues privées d’étamines, double forme du fruit et des graines, tout se ramène parfaitement aux lois générales, si ce n’est cette faculté remarquable de la fleur de pouvoir indifféremment poursuivre le cours de son évolution dans la terre ou dans l’air. Il est vrai que d’autres plantes, et en parti- culier d’autres Légumineuses, l'Arachis hypogœa, le Trifolium subterrancuem, enterrent après l'anthèse leurs ovaires fécondés pour les mûrir, mais il n’est pas à ma connaissance d’autre exemple de fleurs se formant, se développant et se fécondant sous terre. Pourrait-on, chez d’autres espèces congénères, obtenir artificiellement des faits analogues ? J’ai tenté quelques expériences sur le Vicia sativa. Les rameaux enterrés ont déjà pris le même aspect que ceux du Vicia amphicarpa, mais le résultat que j’attends des fleurs est encore trop peu avancé pour pouvoir rien en déduire.

M. J. Gay signale quelques légères lacunes dans le travail, d’ailleurs fort intéressant, de M. Fabre. Il regrette que M. Fabre n’ait pas examiné quels sont ceux des rameaux qui deviennent aériens et quels sont ceux qui sont souterrains ; si ces derniers sont les supérieurs ou les inférieurs, s'ils naissent dans l’aisselle de véritables feuilles ou de feuilles rudimentaires, etc. M. de Schœnefeld fait observer que la constatation de ces détails lui parait n’avoir que peu d’importance, attendu qu’on peut artificiellement faire devenir tous les rameaux soit aériens, soit souterrains. C’est sans doute cette considération qui a fait négliger à M. Fabre de constater au juste le point d’origine des rameaux de chacune des deux sortes. M. J. Gay rappelle que d’autres Légumineuses présentent un phénomène analogue. Il cite le Glycine tuberosa.

M. Cusson cite aussi le Lathyrus amphicarpus comme présentant des rameaux florifères souterrains. Il a constaté également la présence de fleurs souterraines chez plusieurs échantillons de l'Orobus saxatilis. Il ajoute que M. Durieu de Maisonneuve a obtenu, en semant séparément les graines aériennes et les graines souterraines du Vicia amphicarpa, des individus absolument identiques. M. Weddell donne lecture de l’extrait suivant d’une lettre qu’il a reçue de M. Delondre :

J’ai lu avec attention vos observations sur les quinquinas insérées dans le Bulletin de la Société Botanique, séance du 9 mars, et je vous prie de recevoir quelques explications a ce sujet.

Dans la Quinologie que j’ai publiée avec le concours de mon ami Bouchardat, j'ai donné le produit de l’ensemble du Quinquina Calisaya, sur une fabrication de plusieurs années, pour 30 à 32 grammes de sulfate de quinine pur par kilog., en isolant la cinchonine qui y est unie. C’est sous le rapport commercial que j’ai dû envisager la question, afin d’éviter toute cause de difficulté dans les transactions. Mais si nous rentrons dans les analyses de laboratoire, il est certain que nous trouverons facilement, dans quelques surons de choix, un rendement de 35 grammes, et que si dans ces mêmes surons nous faisons un autre choix des plus belles écorces, nous arriverons à 40 grammes et plus, comme j’en ai acquis la preuve.

Vous insistez de nouveau sur l’opinion que vous avez déjà émise, que le développement d’un des éléments de l’écorce aux dépens des autres peut, jusqu’à un certain point, faire présumer quel est l’alcaloïde qui y est contenu. Je vous envoie à cette occasion : 1er échantillon : Quinquina Carthagène ligneux, ne contenant que de la quinine pure.

2e échantillon : Quinquina scrobiculata, ? Delondriana, ne produisant que de la cinchonine et quelques traces de quinine.

3e échantillon : Quinquina rouge de la Nouvelle-Grenade, qui renferme en proportions presque égales : quinine, quinidine et cinchonine.

4e échantillon : Quinquina de la côte d’Afrique, à base de cinchonine pure.

5e échantillon : Quinquina jaune de l'Equateur, à base de cinchonine pure.

J’ajoute à ces échantillons, pour le commencement d’un supplément à la Quinologie :

6e échantillon : Ecorce de racine de 1’Ichu Cascarilla (votre Cinchona Josephianu), dont vous m’aviez remis un échantillon lors de notre rencontre à Cuzco. J’ai pu m’en procurer, à grands frais, 4 surons, et j’en ai retiré 8 grammes de sulfate de quinine par kilog., sans traces de cinchonine.

7e échantillon : Quinquina bicolore (Equateur), qui a produit 3 grammes de sulfate de quinine et 1 gramme de cinchonine.

PAR M. J.-H. FABRE
Bulletin de la Société Botanique de France
Avignon, 7 JUILLET 1855.