Jean-Henri FABRE 

Oubreto prouvençalo dóu Felibre di Tavan


LI TÈSTO-D'ASELES TÊTARDS


II


Li ribo di fangas, quand vèn lou mes de mai,Les rives des bourbiers, quand vient le mois de mai,

Soun farineto tousco e molo.Sont bouillie tiède et molle.

Aqui se vèi courdoun loungaru mai-que-maiLà se voient des cordons allongés

De lano negro que tremoloDe laine noire qui tremblotte.


De-qu'es ? Belèu lou fiéu desfa d'un vièi debasQu'est-ce ? Peut-être le fil défait d'un bon vieux bas

Que gardo si maio frisadoQui garde ses mailles frisées

Pèr l'aguio. Mai noun, e nous enganan pas :Par l'aiguille. Mais non et nous ne nous trompons pas,

De la Grapaudo es la nisado.De la Crapaude c'est la nichée.


D'abord lou fiéu se gounflo en capelet sinous ;D'abord le fil se gonfle e chapelet noueux ;

E pièi, dins uno matinado,Et puis, en une matinée,

Un fum de tèsto-d'ase espelis de si nous,Une nuée de têtards éclôt de ces noeuds,

Lèu couva pèr li souleiado.Bientôt couvés par les coups de soleil.


IIII


Pèr dire que soun bèu, nani !Pour dire qu'ils sont beaux, nenni !

Alucas-lèi : lis avaniRegardez-les : les pauvrets

An bouseto tiblado en goubiho de pego,Ont petite panse gonflée en bille de poix,

Mourre fendu dessouto en bè,Bouche fendue par dessous en bec,

Coume aquéu de l'espino-bè,Semblable à celui de l'épinoche,

Pitre d'argènt, e pièi co plato que boulego.Poitrine d'argent, et puis queue aplatie qui frétille.


Vaqui tout. E pamens, bessai,Voilà tout. Cependant, peut-être,

La vido es bono que-noun-sai La vie est-elle bonne plus que je ne saurais le dire

Pèr li mignot, vesti de viscouso coudeno.Pour les mignons, vêtus de peau visqueuse ?

Lou demande à quau li veira,Je le demande à qui les verra

Alor qu'en ribo arrengueira,Lorsque, rangés en file sur la rive,

Se souleion l'esquino e la roundo bedeno.Ils se chauffent au soleil l'échine et la ronde bedaine.


Lis umble soun pas lou plus mauLes humbles ne sont pas le plus mal

Approuvesi. Lou cacalau,Partagés. L'escargot,

Que, li tres quart de l'an, en benurous roupiho,Qui, les trois quarts de l'année, en bienheureux roupille,

A pèr éu lachugo, blasin,A pour lui laitues, petites pluies,

Partido fino entre vesin,Parties fines entre voisins,

Lòngui meditacioun au founs de la couquiho.Longues méditations au fond de la coquille.


Mancariéu segur de lesiJe manquerais assurément de loisir

Se falié noumbra li plesiS'il me fallait nombrer les plaisirs

Dóu paure verme nus, tripaio que camino ;Du pauvre ver nu, intestin qui chemine ;

E dir si joio d'avéEt dire ses joies d'avoir

Un tros de petourlo d'avé,Un morceau de crotte de mouton,

Pèr tresor, dins soun pous afranqui de famino.Pour trésor, dans son puits affranchi de famine.


Maire Naturo se fai lèi Mère Nature se fait loi

De douna part de si bebèiDe donner part de se joujoux

A tout ço que nourris de si roubusti pousso ;À tout ce qu'elle nourrit de ses robustes mamelles ;

Emé lou plesi nous endorAvec le plaisir elle nous endort

E vesèn pas veni la mortEt nous ne voyons pas venir la mort

Ounte, à cha pau, sou poung brutalamen nous pousso.Où, petit à petit, son poing brutalement nous pousse.


Douc li tèsto-d'ése pegous,Donc, les têtard poisseux,

Coume lis autre soun urousComme les autres, sont heureux

De la vido. Au soulèi nado, eici pèr floto ;De la vie. Au soleil ils nagent ici par troupes ;

Eila prenon lou fres, cubertLà-bas ils prennent le frais, couverts

Pèr lou tapis d'aquéu péu vertPar le tapis de cette chevelure verte

Que, dins li aigo founso, en lòngui mecho floto.Qui, dans les eaux profondes, en longues mèches flotte.


N'óubliden pas lis àutri doun :N'oublions pas les autres dons :

Pantaion de mourre-bourdounIls rêvent à plat ventre

En limo caudo, van fourfouia la becado,Sur la vase chaude, ils vont fureter la becquée,

Devènon gros, soun trefouliIls deviennent gros, et sont transportés de joie

Quan sènton li pato espeli.Quand ils sentent les pattes éclore.

Ma fisto ! soun urous, e la vido es amado.Ma foi ! ils sont heureux, et la vie est aimée.


IIIIII


Ah ! sias urous, vous-autre ! Esperas... Lou soulèu,Ah ! vous êtes heureux, vous autres ! Attendez... Le soleil,

Ardènt de mai en mai, vous fai vesito, e lèuDe plus en plus ardent, vous fait visite, et bientôt

L'aigo dóu valadoun demenis, esbegudo.L'eau de la cuvette diminue, tarie.

La ribo se desseco, estrechido à cha pau,La rive se dessèche, rétrécie petit à petit,

E lou fangas finis pèr n'èstre plus qu'un trauEt le bourbier finit par n'être plus qu'un trou,

Ounte, se tirassant, la nisado es vengudo.Dans lequel, se traînant, la nitée est venue.


En un soulet mouloun amassa comme acò,En un seul monceau rassemblés de la sorte,

Esquicha l'un sus l'autre e remenant la co,Serrés l'un contre l'autre et remuant la queue,

Li tèsto-d'ase fan si darrié badai. Maire !Les têtards baillent pour la dernière fois. Mère !

Maire Naturo ! un pau de plueio pèr eici,Mère Nature ! un peu de pluie par ici,

Quatre degout de rèn, e lèu, senoun veiciQuatre gouttes de rien, et vite, sinon voici

Que tóuti periran dins uno ouro, pecaire !Que tous périront dans une heure, les pauvres !


Mai de raisso, n'i'a ges, nàni. Pèr li peissoun,Mais d'averse, il n'y en a pas, non. Pour les poissons,

Plòu sus la mar, à bro ; plòu pèr éli que sounIl pleut sur la mer, à pleins sceaux ; il pleut pour eux qui sont

Dins lou toumple sèns founs dis aigo inmènso. L'erso,Dans le gouffre sans fond des eaux immenses. La vague,

Qu'a jamai set, reçaup li plour di novoulas,Qui n'a jamais soif, reçoit les pleurs des nuages,

E la tepo patis. Quand lou campèstre, ai ! las,Et la pelouse pâtit. Lorsque la campagne, hélas !

S'avanis de secun, plòu sus la mar que verso.Dépérit de sécheresse, il pleut sur la mer qui déborde.


Folo maire ! es ansin que samenes lou bèn :Folle mère ! c'est ainsi que tu sèmes le bien ;

A l'endrudi, lou tout ; à la pauriho, rèn.À la richesse, tout ; à la pauvreté, rien.

Li tèsto-d'ase dounc, sus la bouiaco tousco,Les têtard, donc, sur la boue chaude,

Crèbon, grasiha. Rèsto un orre chapladisCrèvent, grillés. Il reste un affreux hachis

De macaduro negro e de vèntre pudisDe souillures noires et de ventres infects

Qu'emé de long vounvoun agarisson li moùsco.Que les mouches assaillent avec de longs bourdonnements.