LES ACRIDIENS — LA PONTE

Que savent faire nos Criquets ? Comme Industrie, peu de chose. Ils sont au monde en qualité d'alchimistes qui, dans la cucurbite de leur panse, élaborent, affinent la matière destinée à des ouvrages supérieurs. En crayonnant au coin du feu, aux heures méditatives de la veillée, ces notes sur leur rôle, je n'affirmerais pas que, de près ou de loin, ils n'aient contribué à l'éveil de l'idée, magique miroir des choses. Ils sont au monde pour prospérer de leur mieux et se multiplier, suprême loi de la bête préposée à la fabrication des matières alimentaires.

Sous le premier aspect, sauf les races dévorantes qui mettent parfois l'Afrique en péril, les Criquets n'attirent guère l'attention. Ce sont des grignoteurs de rien, que je comble de largesses avec une feuille de laitue pour toute la chambrée de mes cloches. Quant à la multiplication, c'est une autre affaire, digne de nous arrêter un instant.

Ne nous attendons pas néanmoins aux excentricités nuptiales des Locustiens. Malgré l'étroite similitude de structure, nous sommes dans un monde tout nouveau de moeurs, de caractère. Chez l'acridien, gent pacifique, tout ce qui concerne la pariade est correct, sans scandale, et ne s'écarte pas des rites usités dans le monde entomologique. Qui le fréquente au moment de l'ivresse génésique reconnaît que le Criquet est venu après la Locuste, lorsque l'orthoptère primitif eut jeté la gourme de son rut effréné. Donc rien à dire de saillant sur ce sujet, toujours scabreux. J'en suis bien aise. Passons et arrivons à la ponte.

Vers la fin d'août, un peu avant midi, surveillons de près le Criquet d'Italie (Caloptenus Italicus Lin.), le plus fougueux sauteur de mon voisinage. Il est râblot, brutal en ruades, brièvement vêtu d'élytres qui atteignent à peine le bout du ventre. Pour la plupart, le costume est roussâtre avec des taches brunes. Quelques-uns, plus élégants, bordent le corselet d'un liseré blanchâtre qui se prolonge sur la tête et les élytres. Les ailes sont roses à la base, incolores dans le reste ; les tibias postérieurs sont d'un rouge vineux.

Sous les caresses du soleil et toujours sur les bords de la cloche, dont le treillis lui fournit au besoin un point d'appui, la mère se choisit lieu convenable à sa ponte. D'un lent effort, elle plonge verticalement dans le sable sa sonde obtuse, le ventre, qui disparaît en entier. Faute d'outillage perforateur, la descente en terre est pénible, hésitante, mais enfin, avec de la persévérance, ce puissant levier des faibles, elle s'accomplit.

Voici la mère installée, à demi ensevelie. Elle a de légers hauts-le-corps, qui se succèdent par intervalles réguliers et correspondent apparemment aux efforts de l'oviducte expulsant les oeufs. La nuque éprouve une pulsation qui soulève, puis abaisse la tête par faibles soubresauts. Ces oscillations céphaliques à part, le corps, dans sa moitié antérieure seule visible, est d'une complète immobilité, tant la pondeuse est absorbée dans son oeuvre. Il n'est pas rare qu'un mâle, relativement un nain, survienne à proximité et longtemps regarde, curieux, la mère en gésine. Parfois encore quelques femelles font galerie, leur grosse face tournée vers la camarade en travail. Elles semblent s'intéresser aux événements, se disant peut-être : « A bientôt mon tour. »

Au bout d'une quarantaine de minutes d'immobilité la mère brusquement se dégage et bondit au loin. Nul regard à la ponte, nul coup de balai pour masquer l'orifice du puits. L'occlusion se fait d'elle-même, tant bien que mal, par l'éboulement naturel du sable. C'est on ne peut plus sommaire, on ne peut plus exempt de maternelles sollicitudes. La mère Criquet n'est pas un modèle de tendresse.

D'autres n'abandonnent pas leur ponte avec pareille insouciance. Tel est le trivial Criquet à ailes bleues barrées de noir (OEdipoda coerulescens Lin.)  ; tel est encore le Pachytilus nigro-fasciatus de Géer, dont le prénom manque de relief, alors qu'il devrait rappeler soit les taches vert malachite du costume, soit la croix blanche du corselet.

Au moment de la ponte, l'un et l'autre répètent la pose du Criquet d'Italie. Le ventre est plongé verticalement dans le sol ; le reste du corps disparaît en partie sous les éboulis. Longue immobilité encore, dépassant la demi-heure ; légers soubresauts de la tête, indice des efforts souterrains.

Les deux pondeuses se dégagent enfin. De leurs pattes d'arrière, hautement relevées, elles balayent un peu de sable sur l'orifice du puits, sable qu'elles tassent d'un trépignement rapide. C'est spectacle non dépourvu de grâce que la manoeuvre précipitée de leurs grêles tibias azurés ou roses, alternant leurs coups de talon sur l'embouchure qu'il faut tamponner. Ainsi se clôt et se dissimule, d'un piétinement allègre, l'entrée du logis. La fosse aux oeufs disparaît, si bien effacée que nul malintentionné ne pourrait la découvrir avec le secours seul de la vue.

Ce n'est pas tout. Les moteurs des deux refouloirs sont les grosses cuisses qui, s'élevant et s'abaissant, raclent un peu le bord des élytres. De ce jeu des archets résulte une subtile stridulation, pareille à celle dont l'insecte charme ses placides siestes au soleil.

La poule célèbre par un chant d'allégresse l'oeuf qui vient d'être pondu : elle annonce à la ronde ses joies de la maternité. Ainsi, dans bien des cas, fait le Criquet. De son maigre racloir, il solennise l'avènement de la famille. Il dit : « (Non omnis moriar)  ; j'ai mis sous terre le trésor de l'avenir ; j'ai confié à l'incubation de la grande couveuse un barillet de germes qui me remplaceront. »

En une brève séance, tout est en ordre sur l'emplacement du nid. La mère quitte alors les lieux, se remet de son labeur avec quelques bouchées de verdure et se prépare à recommencer.

Le plus gros des acridiens de nos pays, le Criquet cendré (Pachytilus cinerascens Fab.), rivalise de taille avec ceux de l'Afrique sans en avoir les moeurs calamiteuses. C'est un pacifique, un sobre, irréprochable au sujet des biens de la terre. Il nous fournit quelques renseignements d'observation aisée en captivité.

La ponte a lieu vers la fin d'avril, peu de jours après la pariade, d'assez longue durée. La mère, comme d'ailleurs, à des degrés divers, les autres pondeuses acridiennes, est armée au bout du ventre de quatre brefs excavateurs, disposés par paires et façonnés en manière d'ongle crochu. La paire supérieure, plus forte, dirige ses crochets en haut ; la paire inférieure, moindre, les dirige en bas. Ces crochets, sortes de griffettes, sont durs et noirs à la pointe ; ils sont en outre un peu excavés en cuiller sur leur face concave. Voilà les pics, les trépans, l'outillage pour forer.

La pondeuse infléchit son long ventre perpendiculairement à l'axe du corps. De ses quatre trépans, elle mord sur le sol, soulève un peu la terre aride ; puis, d'un mouvement très lent, elle enfonce le ventre, sans effort apparent, sans agitation qui trahisse la rude besogne.

La bête est immobile, recueillie. La machine à forer plongerait-elle dans un souple terreau qu'elle ne travaillerait pas de façon plus discrète. Cela semble se passer dans du beurre, et c'est cependant un sol résistant, tassé, que la sonde traverse.

Il serait intéressant, si la chose était possible, de voir fonctionner l'outil perforateur, la vrille à quatre mèches ; malheureusement les choses se passent dans les mystères du sol. Aucun déblai remontant au dehors, rien qui dénote le travail souterrain. Petit à petit le ventre s'enfonce avec douceur, ainsi que s'enfoncerait notre doigt dans une motte de molle argile.

Les quatre trépans doivent ouvrir le passage, réduire la terre en miettes, que le ventre refoule latéralement et tasse comme le ferait le plantoir d'un jardinier.

Le milieu propice au dépôt des oeufs n'est pas toujours rencontré du premier coup. J'ai vu la pondeuse plonger en entier le ventre et pratiquer coup sur coup cinq puits avant de trouver endroit convenable. Les puits reconnus défectueux sont abandonnés tels que les a pratiqués le forage. Ce sont des trous verticaux, cylindriques, du calibre d'un fort crayon, et d'une netteté étonnante. Un vilebrequin ne ferait pas mieux. Leur longueur est celle du ventre de la bête, aussi distendu que le permet l'extension des anneaux.

Au sixième essai, le lieu est reconnu propice. La ponte alors se fait ; mais rien au dehors ne la trahit, tant la mère est immobile, le ventre enfoncé jusqu'à sa racine, ce qui fait chiffonner et bâiller les longues ailes appliquées sur le sol. L'opération dure une grosse heure.

Enfin le ventre petit à petit remonte. Le voici près de la surface et se prêtant à l'observation. Les valves sont agitées d'un mouvement continuel et font mousser une mucosité, qui se prend en écume d'un blanc de lait. C'est à peu près le travail de la Mante enveloppant ses oeufs d'écume.

La matière spumeuse forme à l'entrée du puits un mamelon, un bouton qui fait amplement saillie et par sa couleur blanche s'impose aux regards sur le fond gris du sol. C'est mou, visqueux, mais assez vite durci. Ce bouton de clôture parachevé, la mère s'écarte, sans plus se préoccuper de sa ponte, qu'elle renouvellera ailleurs à peu de jours d'intervalle.

D'autres fois, enfin, l'empâtement écumeux terminal n'atteint pas la surface ; il s'arrête à médiocre profondeur et se couvre bientôt des éboulis de la margelle. Alors rien au dehors n'indique l'emplacement de la ponte.

Même en dissimulant l'embouchure du puits sous une couche de sable balayé, mes divers captifs, gros ou petits, assidûment surveillés, n'ont pu mettre en défaut ma curiosité. Je sais, pour chacun, l'endroit précis où gît le tonnelet aux oeufs. Le moment est venu de le visiter.

A trois ou quatre centimètres de profondeur, la pointe du couteau découvre aisément l'objet. La forme en est assez variable d'une espèce à l'autre, mais la structure fondamentale se maintient la même. C'est toujours un étui en écume solidifiée, écume pareille à celle des nids de la Mante religieuse. Des grains de sable agglutinés lui forment écorce raboteuse.

A ce grossier revêtement, muraille défensive, la pondeuse n'a pas travaillé de façon directe. L'enveloppe minérale résulte de la simple infiltration du produit, d'abord à demi fluide et visqueux, accompagnant l'émission des oeufs. La paroi de la fossette s'en imprègne et devient, par un rapide durcissement, fourreau cimenté, sans l'intervention d'une industrie spéciale.

Au dedans, aucune matière étrangère ; rien que de l'écume et des oeufs. Ceux-ci occupent seulement la partie inférieure ; ils y sont noyés dans une gangue spumeuse et encaqués avec ordre, obliquement.

La partie supérieure, tantôt plus, tantôt moins développée, est composée uniquement d'écume, lâche et de faible résistance. A cause du rôle qu'elle remplit au moment de la venue au jour des jeunes larves, je lui donnerai le nom de cheminée d'ascension. Remarquons enfin que toutes les coques sont implantées à peu près verticalement dans le sol et se terminent en haut presque à fleur de terre.

Spécifions maintenant les pontes obtenues en volière.

Celle du Pachytilus cinerascens est un cylindre long de 6 centimètres et large de 8 millimètres. Le bout supérieur, quand il émerge hors de terre, se renfle en bouton. Tout le reste est de grosseur uniforme. Les oeufs d'un gris fauve, s'allongent en fuseau. Noyés dans l'écume et obliquement rangés, ils n'occupent guère que le sixième environ de la longueur totale. Le reste de l'ouvrage est une fine écume blanche, très friable, souillée au dehors de grains de terre. Le nombre des oeufs n'est pas considérable, une trentaine environ : mais la mère a plusieurs pontes.

Celle du Pachytilus nigrofosciatus a la forme d'un cylindre légèrement courbe, arrondi au bout inférieur, tronqué carrément au bout supérieur. Ses dimensions atteignent de trois à quatre centimètres de longueur sur cinq millimètres de largeur. Les oeufs au nombre d'une vingtaine, sont d'un roux orangé et ornés d'un gracieux réseau de fines ponctuations. La gangue spumeuse qui les enveloppe est en faible quantité ; mais au-dessus de leur amas s'élève une longue colonne d'écume, très fine, hyaline, aisément perméable.

Le Criquet à ailes bleues dispose sa ponte en une sorte de grosse virgule dont le bout renflé est en bas, et le bout effilé en haut. En sa panse de cucurbite, la partie inférieure loge les oeufs peu nombreux également, une trentaine au plus, d'un roux orangé assez vif, mais sans ponctuations. Un chapiteau conique et courbe d'écume fait suite à ce récipient.

L'ami des hautes cimes, le Criquet pédestre, adopte la méthode de l'habitant des plaines, le Criquet à ailes bleues. Son ouvrage est encore un semblant de virgule incorrecte dont la pointe regarde le haut. Les oeufs, une paire de douzaines environ, sont d'un brun roux foncé et remarquables d'ornementation, avec leur subtile dentelle de points enfoncés. On est tout surpris quand on promène la loupe sur ces élégances inattendues. Le beau laisse partout son empreinte, jusque dans l'humble coque d'un acridien disgracié, incapable d'acquérir l'essor.

Le Criquet d'Italie enferme d'abord ses oeufs dans un tonnelet, puis, sur le point de clore son récipient, il se ravise : quelque chose d'essentiel manque, la cheminée d'ascension. Au bout supérieur, au point où semblait devoir se terminer et se clore le barillet, un étranglement brusque change la marche du travail, et l'ouvrage se prolonge par l'appendice écumeux réglementaire. Ainsi s'obtient logis à deux étages, nettement délimités au dehors par une profonde rainure. L'inférieur, de configuration ovalaire, contient l'amas de germes. Le supérieur, effilé en queue de virgule, n'est composé que d'écume. Les deux communiquent par un pertuis à peu près libre.

L'art du Criquet connaît assurément d'autres coffrets protecteurs de la ponte ; il sait défendre les oeufs par des édifices variés, ici plus simples, là plus savants, tous dignes de notre attention. Le connu est bien peu par rapport à l'inconnu. N'importe : ce que nous révèlent les volières suffit à nous renseigner sur la structure générale. Resterait à savoir comment se construit l'ouvrage, magasin aux oeufs dans le bas, tourelle spumeuse dans le haut.

L'observation directe est ici impraticable. Si l'on s'avisait de fouiller et de mettre à découvert le ventre en travail, la pondeuse, harcelée de trop près par notre indiscrétion, bondirait au loin sans rien nous apprendre. Heureusement, un acridien, le plus étrange de ma région, nous livre son secret. C'est le Truxale (Truxalis nasuta Lin.), le plus gros de la famille après le Criquet cendré.

S'il est inférieur à ce dernier en volume, combien il le dépasse en sveltesse de taille et surtout en originalité de forme ! Sur nos pelouses brûlées, nul ne bondit avec des ressorts comparables aux siens. Quelles pattes à l'arrière, quelles gigues extravagantes, quelles échasses ! Cela dépasse en longueur le corps entier de la bête.

Le résultat obtenu ne répond guère à cette exagération. L'insecte gauchement déambule à l'orée des vignes, sur les sables un peu gazonnés ; il semble embarrassé de ses échasses, tardives à la manoeuvre. Avec tel outillage, affaibli par l'excès de longueur, le bond est maladroit, de brève parabole. Seul l'essor, une fois pris, est de quelque portée, grâce à une excellente voilure.

Et puis, quelle étrange tête ! C'est un cône allongé, un pain de sucre dont la pointe, tournée en l'air, a valu à l'insecte le bizarre qualificatif de nasuta, le long nez. Au sommet de ce promontoire crânien luisent deux gros yeux ovalaires et se dressent deux antennes aplaties et pointues, semblables à des lames de dague. Ces flamberges sont des organes d'information. D'un coude brusque, le Truxale les rabat pour explorer de leur pointe l'objet qui le préoccupe, le morceau qu'il va grignoter.

A la tournure hétéroclite, un autre caractère s'adjoint qui fait du long échassier un acridien exceptionnel. Les vulgaires Criquets, tribu pacifique, vivent entre eux sans noise, même pressés par la faim. Le Truxale s'adonne un peu au cannibalisme des Locustiens. Sous mes cloches, au sein de l'abondance, il varie son régime et passe aisément de la salade à la venaison. Lassé de verdure, il ronge sans scrupule ses camarades affaiblis.

Voilà le sujet apte à nous renseigner sur la méthode de ponte. Dans mes volières, par une aberration due sans doute aux ennuis de la captivité [ Le gros Criquet cendré est sujet parfois à la même aberration. ] il n'a jamais déposé ses oeufs en terre. Je l'ai toujours vu opérant à l'air libre et même haut perché. Dans les premiers jours d'octobre, agriffé au treillis de la cloche, l'insecte très lentement éjacule sa ponte, que l'on voit sourdre en un flux finement écumeux, aussitôt figé en un gros cordon cylindrique, noduleux et fléchi au hasard. Près d'une heure est nécessaire à l'achèvement du jet. Alors la chose tombe sur le sol, n'importe où, indifférente à la pondeuse, qui jamais plus ne s'en occupe.

Le difforme objet, très variable d'une ponte à l'autre, est d'abord d'un jaune paille, puis se rembrunit et tourne au ferrugineux le lendemain. La partie antérieure, la première émise, habituellement ne se compose que d'écume ; seule, la partie finale est fertile et contient, ensevelis dans une gangue spumeuse, les oeufs, d'un jaune ambré, au nombre d'une vingtaine. Ce sont des fuseaux obtus, de huit à neuf millimètres de longueur.

Le bout stérile, pour le moins égal à l'autre dimension, nous apprend que l'appareil producteur de l'écume fonctionne avant l'oviducte, puis accompagne le travail de ce dernier.

Par quel mécanisme le Truxale fait-il mousser son produit visqueux d'abord en colonne poreuse, puis en matelas des oeufs ? Il doit certainement connaître la méthode de la Mante religieuse, qui, à l'aide de valves en cuiller, fouette, bat sa glaire et la convertit en omelette soufflée ; mais pour l'acridien le travail de moussage se fait à l'intérieur, et rien au dehors n'en témoigne. Dès son apparition à l'air libre, la glu est écumeuse.

Dans l'édifice de la Mante, chef-d'oeuvre si complexe, n'intervient pas un talent spécial, aux ordres de la mère. Déterminé par le seul jeu de l'outillage, le merveilleux coffret aux oeufs est le simple résultat de l'organisation. A plus forte raison, en éjaculant son grossier boudin, le Truxale est pure machine. Cela se fait tout seul.

Autant faut-il en dire des Criquets. Nulle industrie chez eux pour stratifier les oeufs dans un tonnelet d'écume et prolonger celui-ci en une cheminée d'ascension. La mère, son ventre plongé dans le sable, expulse à la fois des germes et de la glaire mousseuse. Le tout se coordonne de lui-même par le seul mécanisme des organes : au dehors la matière spumeuse, qui se fige et s'encroûte d'un rempart de terre ; au centre et en bas, les oeufs régulièrement stratifiés ; au bout supérieur, une colonne d'écume sans résistance.

Le Truxale et le Criquet cendré ont l'éclosion précoce. En août, sur les gazons jaunis sautille déjà la famille de ce dernier, et octobre n'est pas fini que l'on rencontre fréquemment sur les pelouses de jeunes larves au crâne conique. Mais pour la plupart des autres acridiens les coques ovigères passent l'hiver et n'éclosent qu'au retour de la belle saison. Elles sont peu profondément enterrées dans un sol d'abord poudreux et mobile qui n'entraverait guère l'émersion des jeunes larves s'il se conservait tel quel ; mais les pluies de l'hiver le tassent et le convertissent en un dur plafond. Pour peu que l'éclosion se fasse à une paire de pouces de profondeur, comment percer cette croûte, comment remonter de là dessous ? L'art aveugle de la mère y a pourvu.

A sa naissance, l'acridien trouve au-dessus de lui, non les rudesses du sable et de la terre durcie, mais un tunnel vertical dont le solide parement maintient à distance toute difficulté ; une voie défendue par un peu d'écume de faible texture ; enfin une cheminée d'ascension qui conduit le nouveau-né tout près de la surface. Là, reste à franchir un travers de doigt de sérieux obstacle.

La majeure partie de l'émersion s'accomplit donc sans effort, grâce à l'appendice terminal du barillet aux oeufs. Si, dans mon désir de suivre le travail souterrain de l'exode, j'expérimente en des tubes de verre, presque tous les nouveau-nés périssent, épuisés de fatigue, sous un pouce de terre, lorsque je supprime dans les coques l'appendice libérateur. Ils viennent au jour si je laisse le nid dans son état intégral, avec sa cheminée d'ascension tournée vers le haut. Quoique produit machinal de l'organisme, sans intervention de l'intellect de la bête, l'édifice du Criquet est singulièrement bien conçu, il faut en convenir.

Parvenu tout près de la surface du sol à l'aide de sa cheminée d'ascension, comment fait le jeune acridien pour achever de se libérer ? Il lui reste à traverser une couche terreuse d'un travers de doigt d'épaisseur à peu près, travail bien dur pour des chairs naissantes.

L'éducation des coques en tubes de verre, à l'époque favorable, la fin du printemps, donne la réponse si l'on est doué de la patience requise. C'est le Criquet à ailes bleues qui se prête le mieux à ma curiosité. En fin juin, j'en surprends au fort du travail de la libération.

L'animalcule, au sortir de sa coque, est blanchâtre, avec des nébulosités d'un roux clair. Afin de gêner le moins possible la progression, qui se fait par des mouvements vermiculaires, il éclôt à l'état de momie, c'est-à-dire vêtu, comme les jeunes Locustiens, d'une casaque temporaire qui maintient, étroitement appliquées contre la poitrine et le ventre, les antennes, les palpes, les pattes. La tête elle-même est fortement infléchie. Les grosses cuisses postérieures sont rangées côte à côte avec les jambes repliées, informes encore, courtes et comme torses. En route, les pattes se dégagent un peu ; celles d'arrière se tendent en ligne droite et fournissent un point d'appui pour le travail de sape.

L'outil de forage, répétition de celui des Locustiens, se trouve à la nuque. Il y a là une hernie qui se gonfle, se dégonfle, palpite et cogne l'obstacle avec la régularité du piston d'une machine. Une petite vessie cervicale, infiniment tendre, entre en lutte avec le silex. A voir cette ampoule de glaire s'exténuant contre les rudesses du minéral, la pitié me prend. Je viens en aide au misérable en humectant un peu la couche à traverser.

Malgré mon intervention, la besogne est si pénible qu'à peine dans une heure je vois l'infatigable progresser d'un millimètre. Quel labeur, pauvre petit, quelle persévérance dans les coups de nuque et la torsion des reins, avant de t'ouvrir un passage à travers la mince couche que ma goutte d'eau charitable vient de ramollir !

Les efforts si peu efficaces de la bestiole le disent assez : la venue à la lumière est travail énorme où sans le secours du tunnel d'émersion, ouvrage de la mère, la majorité succomberait.

Les Locustiens, il est vrai, avec un outillage pareil, ont l'exhumation encore plus difficultueuse. Leurs oeufs sont déposés à nu dans la terre, sans voie de sortie préparée à l'avance. Aussi, chez ces imprévoyants, la mortalité doit être très grande : au moment de l'exode, des légions doivent périr.

Ainsi l'affirment la rareté relative des Locustiens et l'extrême abondance des Acridiens. De part et d'autre, cependant, la ponte n'est pas loin de s'équivaloir en nombre. Le Criquet ne se borne pas, en effet, à une seule coque d'une vingtaine d'oeufs, il en met en terre deux, trois et davantage, ce qui donne un total de population approché, de celui du Dectique, de la Sauterelle et des autres. Si, pour la plus grande joie des consommateurs de menu gibier, il prospère si bien alors que décline la Locuste, tout aussi féconde, mais moins ingénieuse, ne le doit-il pas à sa tourelle de sortie, invention superbe ?

Encore un mot sur l'animalcule qui, des journées durant, s'escrime de son refouloir cervical. Enfin le voici dehors. Repos d'un moment pour se refaire de tant de fatigue. Puis soudain, sous la poussée de la vésicule palpitante, la casaque temporaire se rompt. La guenille est refoulée en arrière par les pattes postérieures, qui se dépouillent les dernières. C'est fait : la bestiole est libre, de tendre coloration encore, mais avec la forme larvaire définitive.

Aussitôt les pattes postérieures, jusque-là tendues en ligne droite, prennent la position réglementaire ; les jambes se replient sous les grosses cuisses, et le ressort est prêt à fonctionner. Le voilà qui fonctionne. Criquet, petit Criquet, fait son entrée dans le monde et bondit pour la première fois. Je lui offre un morceau de laitue grand comme l'ongle. Il refuse. Avant de se sustenter, il lui faut quelque temps se mûrir au soleil.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème série, chapitre 16 .

Jean-Henri FABRE 

Souvenirs entomologiques  Série VI, Chapitre 16