LA CIGALE
LA PONTE — L'ECLOSION

La Cigale commune confie sa ponte à de menus rameaux secs. Tous les rameaux examinés par Réaumur et reconnus peuplés provenaient du mûrier : preuve que la personne chargée de la récolte aux environs d'Avignon n'avait pas bien varié ses recherche. Outre le mûrier, je trouve à mon tour le pêcher, le cerisier, le saule, le troène du Japon et autres arbres. Mais, ce sont là des raretés. La Cigale affectionne autre chose, il lui faut, autant que possible, des tiges menues, depuis la grosseur d'une paille jusqu'à celle d'un crayon, avec mince couche ligneuse et moelle abondante. Ces conditions remplies, peu importe le végétal. Je passerais en revue toute la flore semi-ligneuse du pays si je voulais cataloguer les divers supports qu'utilise la pondeuse. Je me borne à signaler en note quelques-uns d'entre eux, pour montrer la variété d'emplacements dont la Cigale dispose (1).

Jamais la brindille occupée ne gît à terre ; elle est dans une position plus ou moins voisine de la verticale, le plus souvent à sa place naturelle, parfois détachée, mais néanmoins fortuitement redressée. Une longue étendue,régulière et lisse, qui puisse recevoir la ponte entière, a la préférence. Les meilleures de mes récoltes se font sur les ramilles du Spartium junceum, semblables à des chaumes bourrés de moelle ; et surtout sur les hautes tiges de l'Asphodelus cerasiferus, qui se dressent à près d'un mètre avant de se ramifier.

Il est de règle que le support, n'importe lequel, soit mort et parfaitement sec. Mes notes mentionnent toutefois quelques pontes confiées à des tiges encore vivantes, portant feuilles vertes et fleurs épanouies. Il est vrai que dans ces cas bien exceptionnels, la tige est d'elle-même assez aride (2).

L'oeuvre de la Cigale consiste en une série d'éraflures comme pourrait en faire la pointe d'une épingle qui, plongée obliquement de haut en bas, déchirerait les fibres ligneuses et les refoulerait au dehors en une courte saillie. Qui voit ces ponctuations sans en connaître l'origine pense tout d'abord à quelque végétation cryptogamique, à quelque sphériacée gonflant et rompant l'épiderme sous la poussée de ses périthèces à demi émergés.

Si la tige manque de régularité, ou bien si plusieurs Cigales ont travaillé l'une après l'autre au même point, la distribution des éraflures et confuse ; l'oeil s'y égare, impuissant à reconnaître l'ordre de succession et le travail individuel. Un seul caractère est constant : c'est la direction oblique du lambeau ligneux soulevé, démontrant que la Cigale travaille toujours dans une position droite et plonge son outil de haut en bas, dans le sens longitudinal du rameau.

Si la tige est régulière, lisse et convenablement longue, les ponctuations, à peu près équidistantes, s'écartent peu de la direction rectiligne. Leur nombre est variable : assez faible lorsque la mère, troublée dans son opération, est allée continuer sa ponte ailleurs ; de trente à quarante, plus ou moins, lorsque la rangée représente la totalité des oeufs. La longueur de la série, pour un même nombre de coups de sonde, varie, elle aussi. Quelques exemples nous renseigneront à cet égard : une file de trente mesure 28 centimètres sur la Linaire striée, 30 sur la Chondrille, 12 seulement sur l'Asphodèle.

N'allons pas nous figurer que ces diversités de longueur tiennent à la nature du support ; les données inversés abondent, et l'Asphodèle, qui nous montre ici les entailles les plus rapprochées, en d'autres cas nous fournirait les plus distantes. L'écart des points dépend de circonstances impossibles à démêler, en particulier des mobiles caprices de la mère, concentrant sa ponte ici plus et là moins, à sa guise. La moyenne de mes mesures est de 8 à 10 millimètres pour la distance d'un pertuis au suivant.

Chacune de ces écorchures est l'entrée d'une loge oblique, forée d'habitude dans la partie médullaire de la tige. Nulle clôture à cette entrée, sauf le bouquet de fibres ligneuses qui, écartées au moment de la ponte, se groupent de nouveau quand est retirée la double scie de l'oviscapte. Tout au plus voit-on reluire dans certains cas, mais non toujours, parmi les filaments de cette barricade, une infime couche miroitante rappelant un vernis d'albumine desséchée. Ce ne saurait être qu'une insignifiante trace de quelque humeur albumineuse accompagnant les oeufs ou bien facilitant le jeu de la double lime perforatrice.

Immédiatement en bas de l'éraflure se trouve la loge, minime canal qui occupe presque toute la longueur comprise entre son point d'entrée et celui de la loge précédente. Parfois même la cloison de séparation manque, l'étage d'en haut rejoint celui d'en bas, et les oeufs, quoique introduits par de nombreuses entrées, s'alignent en file non interrompue. Le cas le plus fréquent est celui de loges distinctes l'une de l'autre.

Leur contenu varie beaucoup. Pour chacune je compte depuis six jusqu'à quinze oeufs. La moyenne est de dix. Le nombre de loges d'une ponte complète étant de trente à quarante, on voit que la Cigale dispose de trois cents à quatre cents germes. D'après l'examen des ovaires, Réaumur était arrivé à pareils chiffres.

Belle famille en vérité, capable de tenir tête par le nombre à de bien sérieuses chances de destruction. Je ne vois pas que la Cigale adulte soit plus exposée qu'un autre insecte : elle a oeil vigilant, essor soudain, vol rapide ; elle habite à des hauteurs où ne sont pas à craindre les forbans des gazons. Le Moineau, il est vrai, s'en montre friand. De temps à autre, son plan bien médité, il fond du toit voisin sur les platanes et happe la chanteuse, qui grince éperdue. Quelques coups de bec assénés de droite et de gauche la débitent en quartiers, délicieux morceaux pour la couvée. Mais que de fois l'oiseau revient bredouille ! L'autre prévient l'attaque, urine aux yeux de l'assaillant et part. Non, ce n'est pas le Moineau qui impose à la Cigale progéniture si nombreuse. Le péril est ailleurs. Nous le verrons terrible au moment de l'éclosion au moment aussi de la ponte.

Deux à trois semaines après sa sortie de terre, c'est-à-dire vers le milieu de juillet, la Cigale s'occupe de ses oeufs. Pour assister à la ponte sans recourir aux chances trop aléatoires que la bonne fortune pouvait me réserver, j'avais pris certaines précautions dont le succès me paraissait certain. L'Asphodèle sèche est le support que préfère l'insecte ; des observations antérieures me l'avaient appris. C'est aussi la plante qui se prêtera le mieux à mes dessins par sa tige longue et lisse. Or, les premières années de mon séjour ici, j'ai remplacé les chardons de l'enclos par une autre végétation indigène, moins revêche. L'Asphodèle est du nombre des nouveaux occupants. Voilà précisément ce qu'il me faut aujourd'hui. Je laisse donc en place les tiges sèches de l'année précédente, et, la saison favorable venue, chaque jour je les inspecte.

L'attente n'est pas longue. Dès le 15 juillet, je trouve, autant que j'en désire, des Cigales installées sur les Asphodèles, en train de pondre. La pondeuse est toujours solitaire. A chaque mère sa tige, sans crainte d'une concurrence qui troublerait la délicate inoculation. La première occupante partie, une autre pourra venir, et puis d'autres encore. Il y a place pour toutes, et largement ; mais chacune à son tour désire se trouver seule. Du reste, nulle noise entre elles ; les choses se passent de la façon la plus pacifique. Si quelque mère survient, la place étant déjà prise, elle s'envole et va chercher ailleurs aussitôt son erreur reconnue.

La pondeuse a constamment la tête en haut, position qu'elle occupe d'ailleurs dans les autres circonstances. Elle se laisse examiner de très près, même sous le verre de la loupe, tant elle est absorbée dans sa besogne. L'oviscapte, de la longueur d'un centimètre environ, plonge en entier et obliquement dans la tige. Le forage ne paraît pas exiger de manoeuvres bien pénibles, tant l'outil est parfait. Je vois la Cigale se trémousser un peu, dilater et contracter en palpitations fréquentes le bout de l'abdomen. C'est tout. Le foret en double lime à jeu alternatif plonge et disparaît dans le bois, d'un mouvement doux, presque insensible. Rien de particulier pendant la ponte. L'insecte est immobile. Dix minutes à peu près s'écoulent depuis la première morsure de la tarière jusqu'à la fin du peuplement de la loge.

L'oviscapte est alors retiré avec une méthodique lenteur pour ne pas le fausser. Le trou de sonde se referme de lui-même par le rapprochement des fibres ligneuses, et la Cigale grimpe un peu plus haut, de la longueur de son outil environ, dans une direction rectiligne. Là nouveau coup de percerette et nouvelle loge recevant sa dizaine d'oeufs. Ainsi s'échelonne la ponte de bas en haut.

Ces faits reconnus, nous sommes en mesure de nous expliquer l'arrangement si remarquable qui préside à l'ouvrage. Les entailles, entrées des loges, sont à peu près équidistantes, parce que chaque fois la Cigale s'élève d'une même longueur, celle de son oviscapte environ. Très prompte de vol, elle est très paresseuse de marche. D'un pas grave, presque solennel, gagner un point voisin mieux ensoleillé, c'est tout ce qu'on lui voit faire sur le rameau vivant où elle s'abreuve. Sur le rameau sec où la ponte s'inocule, elle garde ses habitudes compassées, les exagère même, vu l'importance de l'opération. Elle se déplace le moins possible, tout juste de quoi ne pas faire empiéter l'une sur l'autre deux loges voisines. La mesure du pas ascensionnel à faire est fourni approximativement par la longueur de la sonde.

De plus, les entailles se rangent suivant une ligne droite quand elles sont en nombre médiocre. Pourquoi, en effet, la pondeuse obliquerait-elle à droite ou à gauche sur une tige qui de partout a des qualités identiques ? Passionnée de soleil, elle a choisi la face la mieux exposée. Tant qu'elle recevra sur le dos le bain de chaleur, sa suprême joie, elle se gardera bien de quitter l'orientation qui fait ses délices pour une autre où les rayons solaires n'arrivent pas d'aplomb.

Mais la ponte est de longue durée quand elle s'accomplit en entier sur le même support. A dix minutes par loge, les séries de quarante que j'ai parfois rencontrées représentent un laps de temps de six à sept heures. Le soleil peut donc se déplacer considérablement avant que la Cigale ait terminé son oeuvre. Dans ce cas la direction rectiligne s'infléchit en un arc hélicoïdal. La pondeuse tourne autour de sa tige à mesure que le soleil tourne aussi, et sa ligne de piqûres fait songer au trajet de l'ombre du style sur un cadran solaire cylindrique.

Bien des fois, pendant que la Cigale est absorbée dans son oeuvre maternelle, un moucheron de rien, porteur lui aussi d'une sonde, travaille à l'extermination des oeufs à mesure qu'ils sont mis en place ; Réaumur l'a connu. Dans presque tous les brins de bois examinés, il rencontra son ver, cause d'une méprise au début des recherches. Mais il n'a pas vu, il ne pouvait voir en action l'audacieux ravageur. C'est un Chalcidite de quatre à cinq millimètres de longueur, tout noir, avec les antennes noueuses, grossissant un peu vers l'extrémité. La tarière dégainée est implantée à la partie inférieure de l'abdomen, vers le milieu, et se dirige perpendiculairement à l'axe du corps, comme cela a lieu pour les Leucospis, fléau de quelques apiaires. Ayant négligé de le prendre, j'ignore de quelle dénomination les nomenclateurs l'ont gratifié, si toutefois le nain exterminateur de Cigales est déjà catalogué.

Ce que je sais mieux, c'est sa tranquille témérité, son imprudente audace tout près du colosse qui l'écraserait rien qu'en lui mettant la patte dessus. J'en ai vu jusqu'à trois exploiter en même temps la misérable pondeuse. Ils se tiennent en arrière, aux talons de l'insecte, où ils travaillent de la sonde, ou bien attendent la minute propice. La Cigale vient de peupler une loge et monte un peu plus haut pour forer la suivante. L'un des bandits accourt au point abandonné ; et là, presque sous la griffe de la géante, sans la moindre crainte, comme s'il était chez lui et accomplissait oeuvre méritoire, il dégaine sa sonde et l'introduit dans la colonne d'oeufs, non par l'entaille, hérissée de fibres rompues, mais par quelque fissure latérale. L'outil est lent à fonctionner, à cause de la résistance du bois presque intact. La Cigale a le temps de peupler l'étage supérieur.

Dès qu'elle à fini, l'un des moucherons, celui d'arrière attardé dans sa besogne, la remplace et vient inoculer son germe exterminateur. Quand la mère s'envole, les ovaires épuisés, la plupart de ses loges ont ainsi reçu l'oeuf étranger qui sera la ruine de leur contenu. Un petit ver, d'éclosion hâtive, remplacera la famille de la Cigale, grassement nourri, un seul par chambre, d'une douzaine d'oeufs à la coque.

L'expérience des siècles ne t'a donc rien appris, ô lamentable pondeuse ! Avec tes yeux excellents, tu ne peux manquer de les apercevoir, ces terribles sondeurs, lorsqu'ils voltigent autour de toi, préparant leur mauvais coup : tu les vois, tu les sais à tes talons, et tu restes impassible, tu te laisses faire. Retourne-toi donc, débonnaire colosse ; écrase ces pygmées ! Tu n'en feras jamais rien, incapable de modifier tes instincts, même pour alléger ton lot de misères maternelles.

Les oeufs de la Cigale commune ont le blanc luisant de l'ivoire. Coniques aux deux bouts et de forme allongée, ils pourraient être comparés à de minuscules navettes de tisserand. Ils mesurent deux millimètres et demi de longueur sur un demi-millimètre de largeur. Ils sont rangés en file et chevauchent un peu l'un sur l'autre. Ceux de la Cigale de l'orne, légèrement plus petits, sont assemblés en groupes réguliers qui simulent des microscopiques paquets de cigares. Occupons-nous exclusivement des premiers ; leur histoire nous donnera celle des autres.

Septembre n'est pas fini que le blanc luisant de l'ivoire fait place à la couleur blonde du froment. Dans les premiers jours d'octobre se montrent, en avant, deux petits points d'un brun marron, arrondis, bien nets, qui sont les taches oculaires de l'animalcule en formation. Ces deux yeux brillants, qui regardent presque, et l'extrémité antérieure conoïde, donnent aux oeufs l'aspect de poissons sans nageoires, poissons minuscules à qui conviendrait pour bassin une demi-coquille de noix.

Vers la même époque, je vois fréquemment sur les Asphodèles de l'enclos et sur celles des collines voisines des indices d'une récente éclosion. Ce sont certaines défroques, certaines guenilles laissées sur le seuil de la porte par les nouveau-nés déménageant et pressés de gagner un autre logis. Nous allons voir dans un instant ce que signifient ces dépouilles.

Cependant, malgré mes visites, dignes par leur assiduité d'un meilleur résultat, je ne parviens jamais à voir les jeunes Cigales émerger de leurs loges. Mes éducations en domesticité n'aboutissent pas mieux. Deux années de suite, en temps opportun, je collectionne en boites, en tubes, en bocaux, une centaine de brindilles de toute nature peuplées d'oeufs le Cigale ; aucune ne me montre ce que je désire tant voir : la sortie des Cigales naissantes.

Réaumur a éprouvé les mêmes déceptions. Il raconte comment ont échoué tous les envois faits par ses amis, même en tenant la nichée dans un tube de verre au fond de son gousset pour lui donner douce température. Oh ! vénéré maître ! ici ne suffisent ni l'abri tempéré de nos cabinets de travail, ni le mesquin calorifère de nos chausses ; il faut le suprême stimulant, le baiser du soleil ; il faut, après les fraîcheurs matinales qui déjà font frissonner, le coup de feu subit d'une superbe journée d'automne, derniers adieux de la belle saison.

C'est dans des circonstances semblables, par un soleil vif, opposition violente d'une nuit froide, que je trouvais des signes d'éclosion ; mais j'arrivais toujours trop tard : les jeunes Cigales étaient parties. Tout au plus m'arrivait-il parfois d'en rencontrer une appendue par un fil à sa tige natale et se démenant en l'air. Je la croyais empêtrée dans quelque lambeau de toile d'araignée.

Enfin, le 27 octobre, désespérant du succès, je fis récolte des Asphodèles de l'enclos, et la brassée de tiges sèches où la Cigale avait pondu fut montée dans mon cabinet. Avant de tout abandonner, je me proposais d'examiner encore une fois les loges et leur contenu. La matinée était froide. Le premier feu de la saison était allumé. Je mis mon petit fagot sur une chaise, devant le foyer, sans aucune intention d'essayer l'effet que produirait sur les nichées la chaleur d'une flambée. Les broussailles que j'allais fendre une à une étaient mieux là à la portée de la main. Rien d'autre n'avait décidé de l'emplacement choisi.

Or, tandis que je promène ma loupe sur une tige fendue, l'éclosion, que je n'espérais plus obtenir, brusquement se fait à mes côtés. Mon fagot se peuple ; les jeunes larves, par douzaines et douzaines, émergent de leurs loges. Leur nombre est tel, que mon ambition d'observateur a largement de quoi se satisfaire. Les oeufs étaient mûrs à point, et la flambée du foyer, vive, pénétrante, a réalisé ce qu'aurait produit un coup de soleil en plein champ. Profitons vite de l'aubaine inattendue.

A l'orifice de la loge aux oeufs, parmi les fibres déchirées, se montre un corpuscule conoïde, avec deux gros points noirs oculaires. C'est absolument, pour l'aspect, la partie antérieure de l'oeuf, semblable, je viens de le dire, à l'avant d'un poisson d'extrême exiguïté. On dirait que l'oeuf s'est déplacé, en remontant des profondeurs de la cuvette, à l'orifice de la petite galerie. Un oeuf se mouvoir dans un étroit canal ! Un germe cheminer ! Mais c'est impossible, cela ne s'est jamais vu. Quelque chose m'illusionne. La tige est fendue, et le mystère se dévoile. Les oeufs véritables, un peu troublés dans leur coordination, n'ont pas changé de place. Ils sont vides, réduits à un sac diaphane, largement fendu au pôle antérieur. Il en est sorti le singulier organisme dont voici les traits les plus marquants.

Par la forme générale, la configuration de la tête et les gros yeux noirs, l'animalcule, encore mieux que l'oeuf, a l'aspect d'un poisson extrêmement petit. Un simulacre de nageoire ventrale accentue la ressemblance. Cette espèce d'aviron provient des pattes antérieures qui, logées ensemble dans un fourreau spécial, se couchent en arrière, tendues en ligne droite l'une contre l'autre. Sa faible mobilité doit servir à la sortie du sac ovulaire et à la sortie plus difficultueuse du canal ligneux. S'éloignant un peu du corps, puis s'en rapprochant, ce levier donne appui pour la progression au moyen des crocs terminaux déjà vigoureux. Les quatre autres pattes sont engagées, absolument inertes, sous l'enveloppe commune. Il en est de même des antennes, que la loupe peut à peine entrevoir. En somme, l'organisme issu de l'oeuf est un corpuscule naviculaire avec un aviron impair dirigé en arrière, à la face ventrale, et formé, par l'ensemble des deux pattes d'avant. La segmentation est très nette, en particulier sur l'abdomen. Enfin le tout est parfaitement lisse, sans le moindre cil.

Quel nom donner à cet état initial des Cigales, état si étrange, si imprévu, jusqu'ici non soupçonné ? Dois-je amalgamer du grec et forger quelque expression rébarbative ? Je n'en ferai rien, persuadé que des termes barbares sont pour la science broussailles encombrantes. Je dirai tout simplement larve primaire, comme je l'ai fait au sujet des Méloïdes, des Leucospis et des Anthrax.

La forme de la larve primaire chez les Cigales est éminemment propice à la sortie. Le canal où se fait l'éclosion est très étroit et laisse tout juste place pour un sortant. D'ailleurs les oeufs sont disposés en file, non bout à bout, mais partiellement superposés. L'animalcule venu des rangs reculés doit s'insinuer à travers les dépouilles restées en place des oeufs antérieurs déjà éclos. A l'étroitesse du couloir s'ajoute l'encombrement des coques vides.

Dans ces conditions, la larve, telle qu'elle sera tantôt, quand elle aura déchiré son fourreau provisoire, ne pourrait franchir le difficultueux défilé. Antennes gênantes, longues pattes étalées loin de l'axe du corps, pioches à pointe courbe s'accrochant en chemin, tout s'opposerait à la manoeuvre d'une prompte libération. Les oeufs d'une loge éclosent à peu près à la fois. Il faut que les nouveau-nés d'avant déménagent au plus vite et laissent passage libre à ceux d'arrière. Il faut la forme naviculaire, lisse, dépourvue de saillies, qui s'insinue, se faufile à la façon d'un coin. La larve primaire, avec ses divers appendices étroitement appliqués contre le corps sous une gaine commune, avec sa forme de navette et son aviron impair doué de quelque mobilité, a donc pour rôle la venue au jour à travers un difficile passage.

Ce rôle est de courte durée. Voici qu'en effet l'un des émigrants montre sa tête aux gros yeux et soulève les fibres rompues de l'entaille. Il fait de plus en plus saillie par un mouvement de progression très lent que la loupe a de la peine à constater. Au bout d'une demi-heure au moins, l'objet naviculaire apparaît en entier, mais retenu par l'extrémité postérieure à l'orifice de sortie.

Sans retard, la casaque d'évasion se fend, et l'animalcule se dépouille d'avant en arrière. C'est alors la larve normale, la seule connue de Réaumur. La défroque rejetée forme un filament suspenseur, épanoui en godet à son extrémité libre. Dans ce godet est enchâssé le bout de l'abdomen de la larve qui, avant de se laisser choir à terre, prend un bain de soleil, se raffermit, gigote, fait essai de ses forces, mollement balancée au bout de son cordon de sûreté.

La petite puce, comme dit Réaumur, d'abord blanche, puis ambrée, est l'exacte larve qui fouira la terre. Les antennes, assez longues, sont libres et s'agitent ; les pattes font jouer leurs articulations ; les antérieures ouvrent et ferment leurs crochets, relativement robustes. Je ne connais guère de spectacle plus singulier que celui de ce minime gymnasiarque appendu par l'arrière, oscillant au moindre souffle, et préparant en l'air sa culbute dans le monde. La suspension a une durée variable. Quelque larves se laissent choir au bout d'une demi-heure environ ; d'autre persistent dans leur cupule pédonculée des heures entières ; quelques unes même attendent le lendemain.

Prompte ou tardive, la chute de l'animalcule laisse en place le cordon suspenseur, dépouille de la larve primaire. Quand toute la nichée a disparu, l'orifice de la loge est ainsi surmonté d'un bouquet de fils courts et subtils, tordus et chiffonnés, semblables à de la glaire desséchée. Chacun, à son bout libre, s'évase en cupule. Reliques bien délicates, bien éphémères, qu'on ne peut toucher sans les anéantir. Le moindre vent bientôt les dissipe.

Revenons à la larve. Un peu plus tôt, un peu plus tard, elle tombe à terre, soit par accident, soit par elle-même. L'infime bestiole, pas plus grosse qu'une puce, a préservé ses tendres chairs naissantes des duretés du sol au moyen de son cordon suspenseur. Elle s'est raffermie dans l'air, moelleux édredon. Maintenant elle plonge dans les âpretés de la vie.

J'entrevois mille dangers pour elle. Un souffle de rien peut emporter cet atome ici, sur le roc inattaquable, là, sur l'océan d'une ornière où croupit un peu d'eau ; ailleurs, sur du sable, région de famine où rien ne végète ; ailleurs encore, sur un terrain argileux, trop tenace pour être labouré. Ces mortelles étendues sont fréquentes, et sont fréquents aussi les souffles dispersateurs en cette saison venteuse et déjà mauvaise de fin octobre.

Il faut à la débile créature une terre très souple, d'accès facile, afin de se mettre immédiatement à l'abri. Les jours froids s'approchent, les gelées vont venir. Errer quelque temps à la surface exposerait à de graves périls. Sans tarder, il convient de descendre en terre, et même profondément. Cette condition de salut, unique, impérieuse, dans bien des cas ne peut se réaliser. Que peuvent les griffettes de la puce sur la roche, le grès, la glaise durcie ? L'animalcule périra, faute de trouver à temps le refuge souterrain.

Le premier établissement, exposé à tant de mauvaises chances, est, tout l'affirme, cause de grande mortalité dans la famille de la Cigale. Le petit parasite noir, ravageur des oeufs nous disait déjà l'opportunité d'une ponte longuement fertile ; la difficulté de l'installation initiale nous explique, à son tour, comment le maintien de la race dans des proportions convenables exige de trois cents à quatre cents germes de la part de chaque mère. Emondée à l'excès, la Cigale est féconde à l'excès. Par la richesse de ses ovaires elle conjure la multiplicité des périls.

Dans l'expérience qui me reste à faire, je lui épargnerai du moins les difficultés de la première installation. Je fais choix de terre de bruyère, très souple, très noire, passée à un crible fin. Sa couleur foncée me permettra de retrouver plus aisément l'animalcule blond quand je voudrai m'informer de ce qui se passe ; sa souplesse conviendra à la débile pioche. Je la tasse médiocrement dans un vase en verre ; j'y plante une petite touffe de thym ; j'y sème quelques grains de blé. Aucun trou au fond du vase, comme l'exigerait la prospérité du thym et du froment : les captifs, trouvant l'orifice, ne manqueraient pas de s'évader. La plantation souffrira de ce défaut de drainage, mais au moins je suis sûr de retrouver mes bêtes, avec le secours de la loupe et beaucoup de patience. Du reste, je serai sobre d'irrigations, juste le strict nécessaire pour empêcher les plantes de périr.

Quand tout est en ordre, le blé commençant d'étaler sa première feuille, je dépose six jeunes larves de Cigale à la surface du sol. Les chétives bestioles arpentent, explorent assez rapidement le lit de terre ; quelques-unes essayent, sans y parvenir, de grimper sur la paroi du vase. Aucune ne fait mine de vouloir s'enfouir, à tel point que je me demande, anxieux, le but de recherches si actives, si prolongées. Deux heures se passent et le vagabondage ne cesse pas.

Que désirent-elles ? De la nourriture ? Je leur offre quelques petits bulbes avec faisceau de racines naissantes, quelques fragments de feuilles et des brins d'herbe frais. Rien ne les tente, ne les fixe. Apparemment elles font choix d'un point favorable avant de descendre en terre. Sur le sol que leur a fait mon industrie, ces hésitantes explorations sont inutiles : toute la superficie du champ se prête très bien, ce me semble, au travail que j'attends d'elles. Cela ne suffit pas, paraît-il.

Dans les conditions naturelles, une tournée à la ronde pourrait bien être indispensable. Là sont rares les emplacements souples comme mon lit de terre de bruyère, expurgée de tout corps dur, finement tamisée. Là sont fréquents, au contraire, les terrains grossiers, inattaquables par la minuscule pioche. La larve doit errer à l'aventure, pérégriner plus ou moins avant de trouver lieu favorable. Beaucoup même, à n'en pas douter, périssent épuisées d'infructueuses recherches. Un voyage d'exploration, dans un pays de quelques pouces d'étendue, fait donc partie du programme éducateur des jeunes Cigales. Dans mon bocal de verre, si somptueusement garni, ce pèlerinage est inutile. N'importe, il s'accomplit suivant les rites consacrés.

Mes voyageuses enfin se calment. Je les vois attaquer la terre avec les pics crochus de leurs pattes antérieures, la fouir et y pratiquer une excavation comme en ferait la pointe d'une forte aiguille. Armé d'une loupe, j'assiste à leurs coups de pioche, à leurs manoeuvres du râteau ramenant à la surface un atome de terre. En quelques minutes, un puits bâille. L'animalcule y descend, s'y ensevelit, désormais invisible.

Le lendemain je renverse le contenu du vase, sans briser la motte, maintenue par les racines du thym et du froment. Je trouve toutes mes larves au fond, arrêtées par le verre. En vingt-quatre heures, elles ont franchi l'entière épaisseur de la couche de terre, un décimètre environ. Elles seraient même descendues plus bas sans l'obstacle du fond.

Dans le trajet, elles ont probablement rencontré les radicelles de ma plantation. S'y sont-elles arrêtées pour prendre un peu de nourriture en y implantant le suçoir ? Ce n'est guère probable. Au fond du vase vide, quelques radicelles rampent. Aucune de mes six prisonnières ne s'y trouve installée. Peut-être la secousse du pot renversé les a-t-elle détachées.

Il est évident que, sous terre, il ne peut y avoir pour elles d'autre nourriture que le suc des racines. Adulte ou larvaire, la Cigale vit aux dépens des végétaux. Adulte, elle boit la sève des branches ; larvaire, elle hume la sève des racines. Mais à quel moment se puise la première gorgée ? Je l'ignore encore. Ce qui précède semble nous dire que la larve nouvellement éclose est plus pressée de gagner les profondeurs du sol, à l'abri des froids imminents, que de stationner aux buvettes rencontrées en route.

Je remets en place la motte de terre de bruyère et les six exhumées sont déposées une seconde fois à la surface du sol. Des puits se creusent sans tarder. Les larves y disparaissent. Enfin le vase est mis sur la fenêtre de mon cabinet, où il recevra toutes les influences de l'air extérieur, les mauvaises comme les bonnes.

Un mois plus tard, en fin novembre, seconde visite. Les jeunes Cigales sont blotties, isolées, à la base de la motte. Elles n'adhèrent pas aux racines ; elles n'ont changé ni d'aspect ni de taille. Telles je les avais vues au début de l'expérience, telles je les retrouve, un peu moins actives cependant. Ce défaut de croissance dans l'intervalle de novembre, le mois le plus doux de la rude saison, n'indiquerait-il pas que de tout l'hiver aucune nourriture n'est prise ?

Les jeunes Sitaris, autres atomes animés, aussitôt sortis de l'oeuf à l'entrée des galeries de l'Anthophore, restent amoncelés, immobiles, et passent dans une abstinence complète la mauvaise saison. A peu près ainsi sembleraient se comporter les petites Cigales. Une fois enfouies à des profondeurs où les gelées ne sont pas à craindre, elles sommeillent, solitaires, dans leurs quartiers d'hiver et attendent le retour du printemps pour mettre en perce quelque racine voisine et prendre leur première réfection.

J'ai essayé, sans succès, de confirmer, par le fait observé les déductions où conduisent les précédents résultats. Au renouveau, en avril, je dépote pour la troisième fois ma touffe de thym. Je romps la motte, je l'épluche sous la loupe. C'est la recherche d'une épingle dans un tas de paille. Je trouve enfin mes petites Cigales. Elles sont mortes, peut-être de froid malgré la cloche dont j'avais couvert le pot, peut-être de famine, si le thym ne leur a pas convenu. Je renonce à la solution du problème trop difficultueux.

Pour la réussite de semblable éducation, il faudrait une couche de terre vaste et profonde, qui mettrait à l'abri des rigueurs de l'hiver ; il faudrait, dans l'ignorance où je suis des racines préférées, végétation variée, où les petites larves choisiraient d'après leurs goûts. Ces conditions-là n'ont rien d'impraticable ; mais comment, dans l'énorme amas terreux, d'un mètre cube au moins, retrouver ensuite l'atome que j'ai tant de peine à démêler dans une poignée de terre de bruyère noire ? Et puis, il est certain qu'une fouille aussi laborieuse détacherait l'animalcule de sa racine nourricière.

La vie souterraine de la Cigale en ses débuts nous échappe. Celle de la larve bien développée n'est pas mieux connue. Dans les travaux des champs, à quelque profondeur, rien de plus commun que de rencontrer sous la bêche la rude fouisseuse ; mais la surprendre fixée sur les racines qui l'alimentent incontestablement de leur sève, c'est une tout autre affaire. L'ébranlement du sol travaillé l'avertit du péril. Elle dégage le suçoir pour faire retraite dans quelque galerie ; et quand elle est mise à nu, elle a cessé de s'abreuver.

Mais si les fouilles agricoles, avec leurs troubles inévitables, ne peuvent nous renseigner sur les moeurs souterraines, elles nous instruisent au moins de la durée de la larve. Quelques cultivateurs de bonne volonté, occupés en mars à des défoncements profonds, se sont fait un plaisir de me ramasser toutes les larves, petites et grandes, que leur travail exhumait. La récolte fut de quelques centaines. Des différences de taille fort nettes partageaient le total en trois catégories : les grandes, avec rudiments d'ailes comme en possèdent les larves sortant de terre, les moyennes et les petites. A chacun de ces ordres de grandeur doit correspondre un âge différent. Adjoignons-y, les larves de la dernière éclosion, animalcules forcément inaperçus de mes rustiques collaborateurs, et nous aurons quatre années pour la durée probable des Cigales sous terre.

La vie aérienne s'évalue plus aisément. J'entends les premières Cigales vers le solstice d'été. Un mois plus tard, l'orchestre atteint sa pleine puissance. Quelques retardataires, fort rares, exécutent de maigres solos jusqu'au milieu de septembre. C'est la fin du concert. Comme la sortie de terre n'a pas lieu pour toutes à la même époque, il est clair que les chanteuses de septembre ne sont pas contemporaines de celles du solstice. Prenons la moyenne entre ces deux dates extrêmes, et nous aurons environ cinq semaines.

Quatre années de rude besogne sous terre, un mois de fête au soleil, telle serait donc la vie de la Cigale. Ne reprochons plus à l'insecte adulte son délirant triomphe. Quatre ans, dans les ténèbres, il a porté sordide casaque de parchemin ; quatre ans, de la pointe de ses pics, il a fouillé le sol ; et voici le terrassier boueux soudain revêtu d'un élégant costume, doué d'ailes rivalisant avec celles de l'oiseau, grisé de chaleur, inondé de lumière, suprême joie de ce monde. Les cymbales ne seront jamais assez bruyantes pour célébrer de telles félicités, si bien gagnées, si éphémères.

 

Notes

  1. Calamititha nepeta, Hirschfeldia adpressa.
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  2. J'ai récolté la ponte de la cigale sur: Spartium junceum, Asphodelus cerasiferus, Linaria striata, Calamintha nepeta, Hirschfeldia adpressa, Chondrilla juncea, Allium polyanihum, Asteriscus spinosus, etc.
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source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 17.