LES ÉPEIRES
MA VOISINE
Dans ses traits essentiels, le talent des Épeires n'est pas modifié par l'âge. Comme travaillaient les jeunes, ainsi travaillent les vieilles, riches de l'expérience d'une année. Dans leur corporation, pas d'apprentis et pas de maîtres ; dès la pose du premier fil, chacune sait à fond son métier. Renseignés sur les débutantes, interrogeons maintenant leurs aînées ; informons-nous de ce que les exigences de l'âge leur imposent de plus.
Juillet commence, et je suis servi à souhait. Tandis que sur les romarins de l'enclos la population nouvelle ourdit ses cordages, un soir, aux dernières lueurs du crépuscule et devant ma porte, je fais trouvaille d'une superbe Araignée à puissante bedaine. C'est une matrone, celle-ci ; elle date de l'année dernière ; sa majestueuse corpulence, si exceptionnelle en cette saison, hautement l'affirme. J'y reconnais l'Épeire angulaire (Epeira angulata Walck.), costumée de gris avec deux galons sombres qui lui cernent les flancs et convergent en pointe à l'arrière. De droite et de gauche, elle se gonfle la base du ventre en bref mamelon.
Cette voisine, voilà bien mon affaire, à la condition qu'elle travaille à des heures non trop tardives. Les choses s'annoncent bien ; je surprends la ventrue qui tend ses premiers fils. Ce début promet un succès peu coûteux d'insomnies. Et, en effet, tout le mois de juillet et la majeure partie du mois d'août, entre huit et dix heures du soir, je peux suivre la confection de la toile, plus, ou moins ruinée chaque nuit par les événements de la chasse, et refaite le lendemain quand elle est trop délabrée.
Pendant les deux mois caniculaires, alors que l'obscurité se fait profonde et qu'un peu de fraîcheur succède à la fournaise de la journée, il m'est facile, une lanterne à la main, de suivre les diverses opérations de ma voisine. Elle s'est établie, à hauteur commode pour l'observation, entre une rangée de cyprès et un fourré de lauriers, vers l'entrée d'un défilé que fréquentent les papillons nocturnes. La place est bonne, paraît-il, car de toute la saison l'Epeire n'en change pas, bien que renouvelant son filet presque chaque soir.
A la fin du crépuscule, nous allons ponctuellement lui rendre visite en famille. Grands et petits, nous sommes émerveillés de tant de ventre et de telles voltiges au milieu de cordages tremblants ; nous admirons, à mesure qu'il se forme, le réseau d'impeccable géométrie. Tout reluisant aux clartés de la lanterne, l'ouvrage devient féerique rosace, qui semble ourdie avec des rayons de lune.
Si je m'attarde, désireux d'élucider certains détails, la maisonnée, déjà couchée, m'attend avant de s'endormir. Qu'a-t-elle fait ce soir ? me demande-t-on ; a-t-elle pris un papillon ? Je raconte les événements. Demain on sera moins pressé d'aller dormir, on verra tout, jusqu'à la fin. Ah ! les naïves, les délicieuses soirées passées devant l'atelier de l'Araignée !
Les éphémérides de l'Epeire angulaire, enregistrées séance par séance, nous apprennent d'abord de quelle manière sont obtenus les cordages qui forment la charpente de la construction. Invisible tout le jour, blottie qu'elle est dans la verdure des cyprès, voici que, sur les huit heures du soir, l'Araignée sort gravement de sa retraite et gagne la cime d'un rameau. De ce poste élevé, quelque temps elle combine ses moyens d'après les lieux ; elle interroge le temps, s'informe si la nuit sera belle.
Puis, soudain, les huit pattes largement étalées, elle se laisse choir suivant la verticale, appendue au cordon qui lui sort des filières. De même que le cordier obtient par le recul la régulière venue de son étoupe, l'Épeire obtient par la chute la sortie de la sienne. Son poids est la force d'extraction.
La descente n'a pas d'ailleurs la brutale accélération que lui imprimerait la pesanteur seule. Elle est réglée par le jeu des filières, contractant ou dilatant leurs pores, les fermant tout à fait, au gré de la précipitée. Aussi avec douce modération s'allonge ce fil à plomb vivant, dont ma lanterne me montre très bien le plomb, mais pas toujours le fil. La lourde ventrue semble alors étaler ses pattes dans le vide sans aucun appui.
A deux pouces du sol, brusque arrêt, la bobine soyeuse ne fonctionne plus. L'Araignée se retourne, agrippe le cordon qu'elle vient d'obtenir, et remonte par cette voie, toujours en filant. Mais cette fois, la pesanteur ne venant plus en aide, l'extraction s'opère d'autre façon. Les deux pattes d'arrière, d'une rapide manoeuvre alternée, tirent le fil de la besace et l'abandonnent à mesure.
Revenue à son point de départ, à la hauteur d'une paire de mètres et davantage, l'Araignée est donc en possession d'un fil double, bouclé en anse, qui flotte mollement dans un courant d'air. Elle fixe à sa convenance le bout dont elle dispose et attend que l'autre, agité par le vent, ait engagé son anse dans les ramilles du voisinage.
Le résultat espéré peut tarder beaucoup. S'il ne lasse pas l'inaltérable patience de l'Épeire il lasse bientôt la mienne. Aussi m'est-il arrivé de collaborer parfois avec l'Araignée. Du bout d'une paille, je cueille la boucle flottante et la dépose sur un rameau, à hauteur convenable. La passerelle établie par mon intervention est jugée bonne au service, comme si le vent lui-même l'avait mise en place. Je mets au nombre des bonnes actions dont il me sera tenu compte cette collaboration avec la bête.
Sentant son fil arrêté, l'Épeire le parcourt d'un bout à l'autre à plusieurs reprises et l'augmente chaque fois d'un brin. Que je collabore ou non, ainsi s'obtient le câble suspenseur, maîtresse pièce de la charpente. A cause de sa structure, je l'appelle câble, malgré son extrême finesse. Il paraît simple, mais aux deux bouts on le voit se décomposer et s'épanouir, sous forme d'aigrette, en divers éléments qui sont le produit d'autant de traversées. Ces brins divergents, avec leurs points d'attache variés, donnent aux deux extrémités fixité plus grande.
D'une solidité hors ligne par rapport au reste de l'ouvrage, le câble suspenseur est d'une permanence indéfinie. En général délabrée après les chasses de la nuit, la toile est presque toujours recommencée le lendemain au soir. Après extirpation des ruines, sur le même emplacement déblayé à fond, tout se refait, moins le câble où doivent se suspendre les divers réseaux renouvelés.
La mise en place de cette pièce est affaire assez difficultueuse, parce que le succès de l'entreprise ne dépend pas uniquement de l'industrie de l'animal. Il faut attendre qu'un mouvement de l'air porte le cordon sur l'appui des broussailles. Parfois le calme règne ; parfois le fil s'accroche en un point non convenable. De la grande dépense de temps pour une réussite incertaine. Aussi lorsque ce câble suspenseur est obtenu, solide, et de bonne direction, l'Épeire n'en change plus, à moins d'événements de gravité majeure. Chaque soir elle y passe, elle y repasse, le fortifiant de nouveaux fils.
Quand elle ne dispose pas d'une chute suffisante pour obtenir le fil doublé, dont la boucle doit se fixer au loin, l'Épeire fait usage d'une autre méthode. Elle se laisse tomber, puis remonte comme nous venons de le voir ; mais cette fois, le fil brusquement se termine en pinceau nuageux, en aigrette dont les éléments restent désunis et tels qu'ils sortent de la pomme d'arrosoir des filières ; Puis cette espèce de queue de renard touffue se tronque comme sous un coup de ciseaux, et, déployé, le fil total double sa longueur, maintenant suffisante. Du bout en rapport avec l'Araignée, il est fixé ; de l'autre, il flotte à l'air avec son aigrette épanouie, d'enchevêtrement aisé parmi les broussailles. Ainsi doit opérer l'Épeire fasciée quand elle jette en travers d'un ruisseau les hardiesses de son pont suspendu.
Une fois le câble tendu, de cette façon ou de l'autre, l'Araignée est en possession d'une base qui lui permet de se rapprocher et de s'éloigner à sa guise des appuis de la ramée. Du haut de ce câble, limite supérieure de l'ouvrage en projet, elle se laisse couler, à médiocre profondeur, en variant les points de chute. Elle remonte par le fil qu'a produit la descente. Le résultat de la manoeuvre est une double cordelette qui se développe tandis que l'Araignée chemine sur sa grande passerelle et gagne le rameau d'attache où elle fixe, plus ou moins bas, l'extrémité libre de son fil. Ainsi s'obtiennent, de droite et de gauche, quelques traverses obliques reliant le câble à la ramée.
A leur tour, ces traverses en supportent d'autres à direction chaque fois changeante. Lorsqu'elles sont assez multipliées, l'Épeire n'a plus besoin de recourir à la chute pour tirer ses fils ; elle va d'un cordage au voisin, tréfilant toujours avec les pattes d'arrière et mettant à mesure en place son produit. De là résulte un assemblage de droites où ne préside aucun ordre, sauf le maintien dans un même plan, à peu près vertical. Ainsi se délimite une aire polygonale très irrégulière, où doit s'ourdir le filet, lui-même ouvrage d'une magnifique régularité.
Inutile de revenir sur le travail du chef-d'oeuvre ; les jeunes nous ont assez renseignés à cet égard. De part et d'autre, même pose de rayons équidistants avec mire centrale pour guide ; même spirale auxiliaire, échafaudage d'échelons provisoires qui bientôt vont disparaître, même spirale captatrice à circuits nombreux et serrés. Passons outre, d'autres détails nous appellent.
La pose de cette spirale captatrice est opération d'extrême délicatesse, à cause de la régularité de l'ouvrage. Je tenais à savoir si, dans le tumulte de bruits insolites, l'Araignée hésite, commet des erreurs. Travaille-t-elle imperturbable ? Lui faut-il se recueillir dans le calme ? Je sais déjà que ma présence et mon luminaire ne l'émeuvent guère. Les éclairs soudains que lui projette ma lanterne ne parviennent pas à la distraire de sa besogne. Comme elle tournait dans l'obscur, elle continue de tourner dans la lumière, ni plus vite, ni plus lentement. C'est de bon augure pour l'expérience que je médite.
Le premier dimanche du mois d'août est la fête patronale du village, la fête de saint Etienne le lapidé. Nous sommes au mardi, troisième jour des réjouissances. Ce soir, à neuf heures, doit se tirer le feu d'artifice, terminaison des liesses. Les choses vont se passer précisément sur la grand'route, devant ma porte, à quelques pas du point où travaille mon Araignée. La filandière en est à sa grande spirale juste au moment où les édiles arrivent, avec tambour, fanfare et galopins porteurs de torches en résine.
Plus curieux de psychologie animale que de spectacle pyrotechnique, je suis, lanterne en main, les actes de l'Epeire. Le brouhaha de la foule, les détonations des boites, les pétarades de paquets de serpenteaux éclatant dans les airs, le sifflement des fusées, la pluie d'étincelles, les soudains éclairs blancs, rouges ou bleus, rien n'émeut la travailleuse, qui méthodiquement vire et revire comme elle le fait dans le calme des soirées ordinaires.
Autrefois, l'artillerie que je faisais tonner sous les platanes ne troublait pas le concert des Cigales ; aujourd'hui, les éblouissements des roues d'artifice et le bombardement des pétards ne peuvent distraire l'Araignée de son tissage. Et qu'importait, en effet, à ma voisine l'écroulement du monde ! Le village sauterait-il, bouleversé par la dynamite, elle ne s'affolerait pas pour si peu. Tranquillement elle continuerait sa toile.
Revenons à l'Araignée manufacturant son filet dans le calme habituel. La grande spirale vient d'être terminée, de façon brusque, sur les limites de l'aire de repos. Alors le coussinet central, feutre de bouts de fils économisés, s'extirpe et se mange. Mais avant d'en venir à cette bouchée, clôture du travail, deux Épeires, les seules de la série, la fasciée et la soyeuse, ont encore à parapher leur ouvrage. Une large bandelette blanche est disposée, en zigzag serré, depuis le centre jusqu'au bord inférieur de l'orbe. Parfois, mais non toujours, un second ruban de même forme et de longueur moindre occupe le haut, à l'opposite de l'autre.
En ces bizarres paraphes, je verrais volontiers des appareils de consolidation. D'abord les jeunes Épeires n'en font jamais usage. Pour le moment, insoucieuses de l'avenir et prodigues de soie, elles recommencent chaque soir leur nappe, qui, non trop délabrée, pourrait encore servir. Au soleil couché, un rets tout neuf est chez elles de règle. Peu importe un surcroît de solidité lorsque l'ouvrage doit se refaire demain.
Au contraire, dans l'arrière-saison, les adultes, sentant s'approcher l'époque de la ponte, sont astreintes à l'économie, en vue de la grande dépense de soie, nécessitée par la sacoche des oeufs. A cause de ses larges dimensions, le filet est alors ouvrage coûteux qu'il convient d'utiliser le plus longtemps possible, crainte d'avoir les réserves épuisées lorsque viendra la dispendieuse confection du nid.
Pour ce motif ou pour d'autres dont je n'ai pas le secret, l'Épeire fasciée et l'Épeire soyeuse jugent à propos de faire travail durable et d'affermir leur piège avec un ruban transversal. Les autres Épeires, sujettes à moins de frais dans la fabrication de la sacoche maternelle, simple pilule, ignorent le zigzag consolidateur et recommencent leur toile presque chaque soir à la façon des jeunes.
Ma grosse voisine, l'Épeire angulaire, consultée à la clarté d'une lanterne, nous dira comment s'opère le renouvellement du filet. Aux dernières lueurs du crépuscule, elle descend, circonspecte, de son manoir diurne ; elle quitte la verdure des cyprès et vient sur le câble suspenseur de son piège. Là, quelque temps elle stationne ; puis, descendant sur la toile, elle en cueille les ruines par grandes brassées. Tout vient sous les râteaux des pattes, spirale, rayons et charpente. Une seule chose est épargnée : c'est le câble suspenseur, la robuste pièce qui a servi de base aux constructions précédentes et va servir à la nouvelle après quelques retouches de consolidation.
Des ruines rassemblées résulte une pilule que l'Araignée consomme avec autant de gloutonnerie qu'elle le ferait d'une proie. Rien n'en reste. Pour la seconde fois se montre la haute économie des Épeires en matière de soierie. Nous les avons vues, après la confection du réseau, manger la mire centrale, modeste bouchée ; les voici maintenant qui déglutissent la toile entière, morceau copieux. Affinés par l'estomac et redevenus liquides, les matériaux du vieux filet serviront à d'autres usages.
Une fois l'emplacement nettoyé de partout, commence le travail du cadre et du réseau sur l'appui du câble suspenseur respecté. Ne serait-il pas plus simple de remettre en état la vieille toile qui, bien des fois, pourrait servir encore après réparation de quelques accrocs ? Oui, semble-t-il ; mais l'Araignée sait-elle raccommoder son ouvrage comme une ménagère ravaude son linge ? Là est la question.
Refaire des mailles rompues, remplacer des fils cassés, ajuster correctement le neuf au vieux, enfin rétablir l'ordre primitif en rassemblant des ruines, ce serait prouesse de grande portée qui prouverait, supérieurement bien, des éclaircies aptes à des combinaisons intellectuelles. Nos ravaudeuses excellent en semblable travail. Elles ont pour guide la raison qui mesure les vides, combine les arrangements et met en place requise le morceau. L'Araignée possède-t-elle l'analogue de cette lucidité ?
On l'affirme sans y avoir regardé de bien près apparemment. Pour gonfler des vessies théoriques, les scrupules de l'observation ne sont pas nécessaires. On va de l'avant, et cela suffit. Quant à nous, moins audacieux, informons-nous d'abord ; demandons à l'expérience si, réellement, l'Araignée sait restaurer son ouvrage.
L'Epeire angulaire, cette proche voisine qui m'a déjà fourni tant d'autres documents, vient de terminer sa toile à neuf heures du soir. La nuit est superbe, calme et chaude, propice aux rondes des Phalènes. La chasse promet d'être bonne. Au moment où, la grande spirale terminée, l'Epeire va manger le coussinet central et s'installer en son aire de repos, avec de fins ciseaux je fends la toile en deux suivant un diamètre. Par le retrait des rayons qui n'ont plus d'antagonistes, il se fait un vide où pourraient passer trois doigts de la main.
Réfugiée sur son câble, l'Araignée regarde faire, non bien effrayée. Quand j'ai fini, tranquillement elle revient. Sur l'une des moitiés, elle se campe au point qui fut le centre de l'orbe entière ; mais, les pattes d'un côté ne trouvant pas d'appui, elle ne tarde pas à reconnaître que le piège est défectueux. Alors deux fils sont tendus en travers de la brèche, deux fils, pas davantage ; les pattes qui manquaient d'appui s'y étendent, et désormais l'Épeire ne bouge plus, attentive aux événements de la chasse.
Lorsque j'ai vu poser ces deux fils reliant les lèvres de la fente, l'espoir m'est venu d'assister à un ravaudage. L'Araignée, me disais-je, va multiplier ces fils transversaux d'un bout à l'autre de la brèche, et si la pièce ajoutée n'est pas conforme au reste de l'ouvrage, du moins elle remplira le vide, et la nappe continue sera d'usage efficace à l'égal de la nappe réglementaire.
La réalité n'a pas répondu à mon attente. De toute la nuit, la filandière n'a rien entrepris de plus. Elle a chassé vaille que vaille avec son réseau pourfendu, car, le lendemain, j'ai retrouvé le filet dans l'état où je l'avais laissé la veille. De ravaudage, il n'y en avait pas eu en aucune façon.
Les deux fils tendus en travers de la brèche ne peuvent même être pris pour un essai de restauration. Ne trouvant pas d'appui pour les pattes d'un côté, l'Araignée était allée s'informer de l'état des choses en franchissant la fente. Sur le trajet de l'aller et du retour, elle avait laissé un fil comme il est d'usage pour toute Épeire qui chemine. Ce n'était pas de sa part un essai de raccommodage, mais le simple résultat d'un déplacement inquiet.
Peut-être l'éprouvée a-t-elle jugé inutile de se mettre en nouveaux frais, car telle qu'elle est après mon coup de ciseaux, la toile peut très bien servir ; les deux moitiés, en leur ensemble, représentent la surface primitive propre à capturer. Il suffit que l'Araignée, stationnaire en un poste central, trouve l'appui nécessaire à ses pattes étalées. Les deux fils tendus d'une rive à l'autre de la crevasse le lui fournissent à peu près. Mes malices ne sont pas allées assez loin. Imaginons mieux.
Le lendemain, la toile se renouvelle, après déglutition de la précédente. Lorsque le travail est fini et que l'Épeire est immobile en son poste central, avec une paille, dextrement conduite de façon à respecter les rayons et l'aire de repos, je saccage, j'extirpe la spirale, qui pendule en loques. Ruiné dans ses fils captateurs, le filet est hors de service , une Phalène passant ne s'y laisserait prendre. Or, que fait l'Épeire devant ce désastre ?
Elle ne fait rien du tout. Immobile en son aire de repos que j'ai laissée intacte, elle attend la prise du gibier ; elle l'attend en vain toute la nuit sur sa toile impuissante. Au matin, je trouve le lacs tel qu'il était la veille. La faim, mère de l'industrie, n'a pas décidé l'Aranéide à restaurer un peu son siège saccagé.
Peut-être est-ce trop exiger de ses moyens. Les burettes à soie peuvent être épuisées après la pose de la grande spirale, et recommencer coup sur coup la même dépense est impossible. Je désire un cas où cet épuisement ne puisse être invoqué. Mon assiduité l'obtient.
Au moment où je surveille l'enroulement de la spirale, un gibier vient donner dans le piège encore incomplet. L'Épeire suspend son travail, accourt à l'étourdi, l'enveloppe et s'en repaît sur place. Pendant la lutte, un segment de la nappe s'est déchiré sous les yeux mêmes de l'ourdisseuse. Un ample vide compromet le bon fonctionnement du filet. Que va faire l'Araignée devant ce fâcheux accroc ?
C'est le moment où jamais de rétablir les fils rompus : l'accident vient de se passer à l'instant, même, entre les pattes de la bête ; il est connu à coup sûr, et de plus la corderie est en pleine fonction. Cette fois est hors de cause l'épuisement de l'entrepôt de soie.
Eh bien, dans ces conditions, très favorables au ravaudage, l'Épeire ne raccommode nullement. Elle rejette sa proie après en avoir humé quelques gorgées, et reprend sa spirale au point où elle avait interrompu son travail pour courir sus à la Phalène prise. La partie déchirée restera ce qu'elle est. La navette gouvernée par des rouages mécaniques ne revient pas sur le tissu détérioré ; ainsi de l'Araignée travaillant sa toile.
Et ce n'est pas ici distraction, individuelle incurie ; chez toutes les grandes filandières se retrouve semblable inaptitude à rapiécer. L'Épeire fasciée et l'Épeire soyeuse sont à remarquer sous ce rapport. L'angulaire refait en entier sa toile presque tous les soirs ; celles-ci ne la recommencent que de loin en loin et l'utilisent encore bien que très délabrée. Elles continuent de chasser avec des loques informes. Pour les décider à tisser une nouvelle nappe, il faut que l'ancienne soit une ruine méconnaissable.
Or, bien des fois, il m'est arrivé de noter l'état de l'une de ces ruines, et le lendemain je l'ai retrouvée telle quelle, sinon plus délabrée. Jamais de réparations, au grand jamais. J'en suis désolé pour le renom que les besoins de nos théories lui ont fait : l'Araignée ne sait absolument pas raccommoder. Malgré son aspect méditatif, l'Épeire est incapable du peu de réflexion nécessaire pour intercaler une pièce dans un vide accidentel.
D'autres Aranéides ignorent le réseau à grandes mailles et tissent des satins où les fils, croisés à l'aventure, forment étoffe continue. De ce nombre est l'Araignée des habitations (Tegenaria domestica Lin.). Dans l'angle des murs de nos maisons, elle tend de larges nappes que fixent des prolongements anguleux. En un recoin latéral, le mieux protégé, est l'appartement secret de la propriétaire. C'est un tube de soie, une galerie d'ouverture conique, où l'Aranéide surveille les événements, à l'abri des regards. Le reste du tissu, dépassant en finesse nos plus souples mousselines, n'est pas, à vrai dire, un engin de chasse ; c'est une estrade où l'Araignée, de nuit surtout, fait sa ronde, attentive aux choses de son domaine. Le vrai traquenard consiste en un fouillis de cordages tendus au-dessus de la nappe.
Le piège, construit d'après d'autres règles que chez les Épeires, fonctionne aussi de façon différente. Ici, pas de fils visqueux, mais de simples lacets, rendus invincibles par leur multitude. Qu'un moucheron se jette dans le perfide enchevêtrement, et il est pris, d'autant mieux lié qu'il se débat davantage. L'empêtré tombe sur la nappe. La Tégénaire accourt et le jugule.
Cela dit, expérimentons un peu. Dans la nappe de l'Araignée domestique, je pratique une ouverture ronde, large d'une paire de travers de doigt. Tout le jour le trou reste béant, mais le lendemain il est invariablement fermé. Une gaze d'extrême ténuité clôt la brèche, qui, par son aspect sombre, fait contraste avec la blancheur opaque du tissu environnant. La gaze est tellement subtile que, pour m'assurer de sa présence, j'ai recours à un brin de paille plutôt qu'à la vue. L'ébranlement de la toile lorsque cette région est touchée affirme un obstacle.
Ici l'affaire paraîtrait évidente. Pendant la nuit, la Tégénaire a raccommodé son ouvrage ; elle a mis une pièce au tissu déchiré, talent inconnu des Épeires. Ce serait très beau de sa part, si une étude plus attentive n'amenait une autre conclusion.
La toile de l'Araignée domestique est, disons-nous, une aire de surveillance et d'exploration ; c'est aussi une nappe où tombent les insectes captés par les agrès d'en haut. Cette aire, domaine sujet à des battues indéfinies, n'est jamais assez résistante, exposée qu'elle est à la surcharge de menus plâtras détachés de la muraille. La propriétaire y travaille constamment ; chaque nuit, elle y ajoute une nouvelle couche.
Toutes les fois qu'elle sort de sa retraite tubulaire ou qu'elle y rentre, elle applique sur le chemin parcouru le cordon qui lui pend à l'arrière. Comme témoignage de ce travail, on a la direction des fils superficiels, qui, droits ou sinueux suivant les caprices de la promenade, convergent tous vers l'entrée du tube. Chaque pas fait ajoute, sans doute, un filament à la nappe.
C'est ici l'histoire de la Processionnaire du pin, dont j'ai raconté ailleurs les habitudes. Quand elles sortent de la bourse de soie pour aller pâturer de nuit, et quand elles y rentrent, les chenilles ne manquent jamais de filer un peu à la surface de la demeure. Chaque expédition vaut à l'enceinte un supplément d'épaisseur.
Allant et revenant sur la bourse que mes ciseaux viennent de fendre tout au long, les Processionnaires, sans plus y faire attention qu'au reste de la paroi, tapissent la brèche comme elles tapissent l'intact. Indifférentes à l'accident, elles agissent de même façon que sur une demeure non éventrée. La crevasse se ferme à la longue, non intentionnellement, mais le seul jeu de l'habituelle filature.
Même conclusion au sujet de l'Araignée domestique. Déambulant chaque nuit sur son estrade, elle a stratifié de nouvelles assises sans distinction du vide et du plein. Elle n'a pas mis expressément une pièce au tissu déchiré ; elle a continué l'habituelle besogne. S'il se trouve qu'en définitive le trou est bouché, l'heureux résultat est la conséquence, non d'une intention spéciale, mais d'une invariable méthode de travail.
D'ailleurs il est d'évidence que si l'Araignée voulait en réalité raccommoder sa toile, tous ses soins se porteraient sur la déchirure. Elle y dépenserait toute la soie dont elle dispose et obtiendrait en une séance une pièce peu différente du reste du tissu. Au lieu de cela, que trouvons-nous ? Presque rien, une gaze à grand'peine visible.
C'est évident : l'Araignée a fait sur le trou ce qu'elle a fait partout ailleurs, ni plus, ni moins. Loin d'y prodiguer la soie, elle l'a économisée afin d'en avoir pour l'ensemble de la nappe. La brèche se bouchera mieux plus tard, petit à petit, à mesure que de nouvelles couches fortifieront la nappe entière. Et ce sera long. Deux mois plus tard, la lucarne, mon ouvrage, transparaît encore et fait tache sombre sur la blancheur mate du tissu.
Ni les tapissières ni les filandières ne savent donc réparer leur ouvrage. A ces merveilleuses manufacturières de toileries, il manque toute lueur de ce lumignon sacré, la raison, qui permet à la ravaudeuse la plus bornée de remettre en état le talon d'un vieux bas. N'arriverait-il qu'à nous débarrasser d'une idée fausse et malfaisante, le métier d'inspecteur de toiles d'Araignée aurait son utilité.
source :
Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 7.