LE FOURMI-LION

Que voyez-vous sur notre gravure ? — D'abord un horrible petit monstre. Cela traine sur six pattes un ventre volumineux, signe d'insatiable appétit ; cela porte au bout de la tête deux cornes acérées, mobiles, recourbées, s'ouvrant et se fermant à la manière de féroces pinces. S'il nous était dit que, dans une île sauvage, un pareil monstre, de la grosseur du loup, sort soudain de l'épaisseur des broussailles et s'avance vers un voyageur, vers un Robinson quelconque, pour le saisir et le transpercer de ses crocs, quelle émotion pour nous, et comme nous souhaiterions à l'homme menacé les meilleures armes, pour se tirer honorablement d'affaire : revolvers à douze coups, balles explosibles, carabines se chargeant par la culasse !

Mais nous n'abuserons pas de la mauvaise mine de la bête pour éveiller une émotion factice : car ce que nous allons raconter est de l'histoire et non un conte, de la véritable histoire, tout ce qu'il y a de plus véritable. Nous dirons donc que la bête pour nous tous, jusqu'aux plus petits, est inoffensive; ce n'est pas à dire qu'elle ne soit pas d'une humeur très féroce ; seulement ses sanguinaires instincts prennent leurs victimes dans un monde si petit, si petit, que nous le foulons aux pieds sans y prendre garde. C'est un ogre, toujours affamé de chair fraîche, comme l'était le fameux ogre de nos contes; vous savez, celui qui accueillit un soir le petit Poucet et ses frères, avec l'intention de les mettre en salamis comme de tendres pigeonneauxnbsp ; l'ogre enfin dont le souvenir nous donne le tremblement.

Notre bestiole donc cherche à dîner, chose qui n'est pas toujours facile à trouver en ce monde, et surtout pour un ogre. La fringale lui travaille le ventre ; il lui faut manger ou périr. Son gibier habituel est la fourmi, habile coureuse, dont les fines jambes ont bientôt déjoué, par une prompte fuite, les vains essais d'attaque du chasseur lourd et ventru. Allez donc proposer a la tortue de saisir à la course une gazelle ! Par rapport à la fourmi, notre ogre n'est pas plus agile, et d'ailleurs, une autre cause le met dans l'impuissance absolue d'une chasse à courre : ainsi que l'écrevisse, il ne marche bien qu'à reculons, ce qui n'est pas précisément le moyen d'atteindre une pièce de gibier fuyant devant vous.

Être lourd, obèse, marcher à reculons et être forcé de dîner de la fourmi prise vivante, le problème est difficile, très difficile. En semblable circonstance, que feriez-vous, voyons ? Cherchez, réfléchissez, creusez-vous la tête. Vous ne trouvez rien ! N'en soyez pas confus ; bien d'autres, et celui qui vous parle tout le premier, ne trouveraient pas davantage.

Le bon sens populaire, formulé en proverbe, nous répète : « Nécessité est mère d'industrie. » Cette haute vérité, que notre expérience personnelle nous apprend, le chasseur de fourmis va nous l'apprendre encore. Mais d'abord donnons à notre petite bête un nom, pour simplifier le récit. Les naturalistes l'appellent le Fourmi-Lion, ce qui veut dire Lion des Fourmis ; expression heureuse, rappelant que la bestiole fait, comme le Lion, carnage de proie vivante, mais carnage de Fourmis. Voilà qui est bien, continuons.

Pressé de dîner, le Fourmi-Lion se dit : « Pansu comme tu l'es, court de pattes, gauche d'allures, jamais tu ne prendras les Fourmis à la course ; mais tu sais marcher à reculons, c'est bon ; tu as une tête aplatie comme une pelle de terrassier, c'est excellent ; tes pinces sont longues et happent avec force, c'est on ne peut mieux. Utilisons ce talent de marcher en arrière, et ces outils, la pelle et les tenailles ; à l'agilité qui nous manque, substituons la ruse, et le dîner viendra. »

Aussitôt fait que dit. En un lieu bien sec, couvert de sable fin, visité du soleil et abrité de la pluie par quelque rocher qui surplombe, l'insidieuse bête fait choix d'un point où les Fourmis sans cesse vont et viennent pour les affaires de leur habitation. Gravement, avec la méthode compassée d'un ingénieur qui tracerait les bases d'un savant édifice, elle marche à reculons, le ventre enfoncé dans le sable ; elle tourne en rond et, de la sorte, ouvre un sillon, ayant la forme d'un cercle parfait. Puis, toujours reculant et toujours s'enfonçant de plus en plus dans le sable, elle recommence, à nombreuses reprises, le circuit, mais en se rapprochant peu à peu du centre, où elle finit par arriver. Si quelque pièce encombrante, un gravier volumineux, se présente, ce qui gâterait l'ouvrage, le Fourmi-Lion le charge sur sa tête plate, et d'un vigoureux effort de nuque le rejette au loin par-dessus les bords du trou. Nous ne ferions pas mieux avec une pelle pour rejeter les déblais d'une excavation.

Le résultat de ce travail est une espèce d'entonnoir, de deux pouces de large sur un peu moins de hauteur. Du reste, chaque Fourmi-Lion s'en creuse de proportionnés à sa taille ; les plus forts, les géants de la famille, en façonnent où une orange trouverait presque place ; les plus petits, les plus jeunes, se contentent d'un creux que remplirait une noix. Mais, vastes entonnoirs ou modestes fossettes, toutes ces cavités sont construites sur le même principe : la pente y est très raide et formée d'un sable extrêmement mobile ; rien, si léger soit-il, ne peut, s'y engager sans amener un éboulement, suivi de la dégringolade.

L'oeuvre finie, la scélérate bête s'enterre dans le sable, tout au fond de l'entonnoir; seules les pinces apparaissent au dehors, toujours prêtes à happer, mais néanmoins dissimulées autant que faire se peut. L'image nous montre le creux dans le sable et les tenailles au fond. Et maintenant le Fourmi-Lion attend dans une immobilité complète ; il attend des heures, des jours, des semaines s'il le faut, car sa patience n'a pas d'égale ; il attend que le dîner vienne à lui, puisqu'il ne peut pas courir lui-même après le dîner.

Faisons comme lui, attendons, bien attentifs. Que va-t-il se passer ? Voici qu'une Fourmi, ne songeant pas à mal, trottine, apportant à ses compagnes, qui travaillent au loin, un peu de miel dans son jabot, comme la ménagère, sur l'heure de midi, apporte dans les champs le repas aux moissonneurs. Dans sa hâte, ou peut-être dans son étourderie, elle n'a pas vu le précipice. Elle s'y engage, mais un peu sur le bord seulement. Cela n'y fait rien : dès que la patte est posée sur la pente perfide, le sable s'éboule et la pauvrette est entraînée. Pour un oeil assez perçant, des signes d'une féroce joie apparaîtraient dans les redoutables tenailles du fond.

Dieu soit loué ! Un imperceptible fétu de paille a fait obstacle à l'éboulis. La dégringolade s'est terminée au milieu de la pente ; et la Fourmi, ayant perdu l'équilibre, s'efforce de regagner le haut. Sous ses pas le sable ruisselle ; n'importe : elle y met tant de prudence, elle profite avec tant d'habileté du moindre appui solide, elle a tellement la précaution de prendre le travers au lieu de suivre la pente raide, que l'escalade paraît devoir s'accomplir sans nouvel encombre. Ses genoux, ses fines cornes ont comme un tremblement d'émotion. Encore un effort, rien qu'un petit effort, et nous y sommes. Le bord est là, tout près : la Fourmi va l'atteindre.

Hélas! Elle ne l'atteint pas. Voici que sur la malheureuse tombe du ciel, dru comme grêle, une pluie de grains de sable, pour elle, si petite, vraie pluie de cailloux. Quel est le barbare qui prend plaisir à lapider ainsi la Fourmi en détresse, s'accrochant, dans son désespoir, d'ici, de là, comme elle peut, pour ne pas rouler au fond du précipice ? Le barbare, c'est lui, le bandit, embusqué au fond de l'entonnoir. Regardez-le faire. Sur sa tête plate, il prend une charge, une pelletée de sable, qu'il lance en l'air, du côté de la Fourmi, par un brusque mouvement du cou, aussi soudain que celui d'un ressort. Les pelletées, lancées rapidement, se succèdent. Et vlan ! Et vlan ! En veux-tu ? En voilà ! N'en veux-tu pas ? En voilà tout de même !

Que peut faire la Fourmi, je vous le demande, sur la pente de ce piège infernal, où le sol se dérobe sous ses pattes en éboulis ruisselants, où il lui tombe d'en haut une grêle de cailloux ? En vain elle lutte avec la vaillance du désespoir : pour un pas en avant, elle en fait trois en arrière, se rapprochant toujours des formidables pinces qui l'attendent au fond de l'entonnoir. Lapidée, étourdie, culbutée, elle roule enfin sous les pinces. Les pinces la saisissent, et tout disparaît sous le sable ; rien ne garde trace du drame qui vient de se passer.

Paisiblement enfoui dans le sable de son repaire, le Fourmi-Lion dévore sa proie, si astucieusement capturée. Dévore n'est pas le mot. Le rusé chasseur est un gourmet, qui dédaigne la viande coriace et n'en veut que le jus, plus succulent, de digestion plus facile. Il suce sa Fourmi, voilà tout. Le repas fini, il reste donc une carcasse sèche, qu'il importe de rejeter au loin : car laissée dans l'entonnoir elle pourrait donner effroi au gibier futur et trahir le chasseur dans son embuscade. Un coup de pelle, c'est-à-dire un coup de la tête plate, lance le cadavre en dehors du trou.

Puis le Fourmi-Lion répare les dégâts de son piège, il en exclue les grains trop grossiers, il en retouche les pentes, pour les préparer à une nouvelle glissade ; il s'enterre comme nous l'avons dit, les pinces au dehors, et attend le passage d'une autre Fourmi. Ainsi parvient à dîner le Fourmi-Lion.

Et puis on dira que les bêtes n'ont pas d'esprit !


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème, Note.