LE GRILLON
LE TERRIER — L'OEUF

Célèbre presque autant que la Cigale, le Grillon champêtre, hôte des pelouses, figure au nombre des insectes classiques, nombre très restreint, mais glorieux. Il doit cet honneur à son chant et à sa demeure. Un seul point manque à sa renommée. Par un oubli regrettable, le maître dans l'art de faire parler les bêtes lui accorde deux lignes à peine.

Dans l'une de ses fables, il nous montre le Lièvre saisi de crainte à la vue de l'ombre de ses oreilles, que les mauvaises langues ne manqueront pas de faire passer pour cornes en un moment où il est périlleux d'être connu. Le prudent animal fait ses paquets, décampe.

Adieu, voisin Grillon, dit-il ; je pars d'ici ;

Mes oreilles enfin seraient cornes aussi.

Le Grillon réplique :

Cornes cela ! Vous me prenez pour cruche !

Ce sont oreilles que Dieu fit.

Le Lièvre insiste

On les fera passer pour cornes.

Et c'est tout. Quel dommage que La Fontaine n'ait pas fait discourir l'insecte plus au long ! En deux vers, où se montre déjà le coup de pouce magistral, le débonnaire Grillon se dessine. Non, certes, il n'est pas cruche ; sa grosse tête eût trouvé d'excellentes choses à dire. Après tout, le Lièvre n'eut peut-être pas tort d'abréger les adieux. Lorsque la médisance est à vos trousses, le meilleur est de fuir.

Florian donne quelque ampleur à son récit sur un autre thème ; mais que nous sommes loin, avec lui, de la verve du bonhomme ! Dans sa fable Le Grillon, il y a de l'herbe fleurie et de l'azur, il y a le petit-maître et la dame nature, enfin les fadaises d'une rhétorique sans vie, qui oublie la chose pour le mot. Il y manque la naïveté du vrai, et puis le grain de sel, condiment indispensable.

D'ailleurs, quelle idée saugrenue d'aller faire du Grillon un mécontent, un désespéré qui se lamente sur sa condition ? Qui le fréquente le sait au contraire très heureux de son talent et de son trou. Après la déconfiture du papillon, c'est du reste ce que lui fait avouer le fabuliste :

Combien je vais aimer ma retraite profonde !

Pour vivre heureux, vivons caché !

Je trouve plus de nerf et plus de vérité dans l'apologue de l'ami anonyme à qui je dois déjà la pièce provençale La Cigalo et la Fournigo. Il voudra bien m'excuser si, pour la seconde fois, je l'expose, malgré lui, au périlleux honneur de la lettre moulée. Voici la chose :

LE GRILLON

L'histoire des bêtes rapporte

Qu'autrefois un pauvre grillon,

Prenant le soleil sur sa porte,

Vit passer un beau papillon.

Un papillon à longues queues,

Superbe, des mieux décorés,

Avec rang de lunules bleues,

Galons noirs et gros points dorés. (1)

« Vole, vole, lui dit l'ermite,

Sur les fleurs, du matin au soir :

Ta rose ni ta marguerite

Ne valent mon humble manoir. »

Il disait vrai. Vient un orage,

Et le papillon est noyé

Dans un bourbier ; la fange outrage

Le velours de son corps broyé.

Mais la tourmente en rien n'étonne

Le Grillon, qui, dans son abri,

Qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il tonne,

Vit tranquille et chante cri-cri.

Ah ! n'allons pas courir le monde

Parmi les plaisirs et les fleurs ;

L'humble foyer, sa paix profonde,

Nous épargneront bien des pleurs.

Ici je reconnais ma bête. Je vois le Grillon qui se frise les antennes sur le seuil de son terrier, le ventre au frais et l'échine au soleil. Il ne jalouse pas le papillon ; il s'apitoie au contraire sur son compte avec cet air de narquoise commisération familière au bourgeois qui possède pignon sur rue et voit passer devant sa porte quelque tapageuse toilette sans gîte. Loin de se plaindre, il est très satisfait et de sa demeure et de son violon. En vrai philosophe, il sait la vanité des choses ; il apprécie le charme d'une modeste retraite hors du tumulte des jouisseurs.

Oui, c'est à peu près cela, mais très insuffisant, non marqué au coin, qui laisse empreinte durable, le Grillon attend encore et attendra longtemps, depuis l'oubli de La Fontaine, les quelques lignes nécessaires à la consécration de ses mérites.

Pour moi, naturaliste, le trait principal des deux apologues, trait que je retrouverai ailleurs, à n'en pas douter, si je n'étais réduit à quelques livres dépareillés rangés sur une planche de sapin, c'est le terrier, base de l'affabulation. Florian parle de la retraite profonde ; le second vante l'humble manoir. Ce qui s'impose avant tout à l'attention, même à celle du poète, peu soucieux en général des réalités, est donc la demeure.

Sous ce rapport, en effet, le Grillon est bien extraordinaire. Seul de nos insectes, il a, quand vient l'âge mûr, domicile fixe, ouvrage de son industrie. En mauvaise saison, la plupart des autres se terrent, se blottissent au fond d'un refuge provisoire, obtenu sans frais et abandonné sans regret. Divers, en vue de l'établissement de la famille, créent des merveilles : outres de cotonnade, corbeilles de feuillage, tourelles de ciment.

Quelques larves vivant de proie habitent des embuscades permanentes, où s'attend le gibier. Celle de la Cicindèle, entre autres, se creuse un puits vertical, qu'elle clôt de sa tête plate et bronzée. Qui s'aventure sur l'insidieuse passerelle disparaît dans le gouffre, dont la trappe fait aussitôt bascule et se dérobe sous le passant. Le Fourmi-Lion pratique dans le sable un entonnoir à pente très mobile où glisse la Fourmi, que lapident des pelletées de projectiles lancés du fond du cratère par la nuque du chasseur convertie en catapulte. Mais ce sont là toujours des refuges temporaires, des nids, des traquenards.

Le domicile laborieusement édifié, où l'insecte s'établit pour ne plus déménager, ni dans les félicités du printemps, ni dans les misères de l'hiver ; le véritable manoir, fondé en vue de sa propre tranquillité, sans préoccupation de chasse ou de famille, le Grillon seul le connaît. Sur quelque pente gazonnée, visitée du soleil, il est propriétaire d'un ermitage. Tandis que tous les autres vagabondent, couchent à la belle étoile ou sous l'auvent fortuit d'une écorce crevassée, d'une feuille morte, d'une pierre, lui, par un singulier privilège, est domicilié.

Grave problème que celui de la demeure, résolu par le Grillon, le Lapin et finalement l'Homme. Dans mon voisinage, le Renard et le Blaireau ont des tanières dont les anfractuosités du roc fournissent la majeure part. Quelques retouches complètent le réduit. Mieux avisé, le Lapin fonde son domicile et creuse où bon lui semble lorsque manque le couloir naturel qui lui permettrait de s'établir sans frais.

Le Grillon les dépasse tous. Dédaigneux des abris de rencontre, il choisit toujours l'emplacement de son gîte, en terrain hygiénique, aux bonnes expositions. Il ne profite pas des cavités fortuites, incommodes et frustes ; il creuse en plein son chalet depuis l'entrée jusqu'à l'appartement du fond.

Au-dessus de lui, dans l'art du domicile, je ne vois que l'Homme ; et encore celui-ci, avant de gâcher du mortier pour relier des moellons, avant de pétrir la glaise pour enduire la hutte de branchages, a-t-il disputé aux fauves l'abri sous roche et la caverne.

Comment donc se répartissent les privilèges de l'instinct ? Voici un des plus humbles qui sait à la perfection se loger. Il a un chez soi, avantage inconnu de bien des civilisés ; il a retraite paisible, première condition du bien-être, et nul autour de lui n'est capable de se domicilier. Il faut remonter jusqu'à nous pour lui trouver des émules.

D'où lui provient ce don ? Serait-ce bénéfice d'un outillage spécial. Non : le Grillon n'est pas excavateur hors ligne ; on est même quelque peu surpris du résultat si l'on considère la faiblesse des moyens.

Serait-ce nécessité d'un épiderme exceptionnellement délicat ? Non ; parmi ses proches affiliés, d'autres épidermes non moins impressionnables que le sien ne redoutent en rien le plein air.

Serait-ce propension inhérente à la structure anatomique, talent imposé par les intimes poussées de l'organisme ? Non : mon voisinage possède trois autres Grillons (Gryllus bimaculatus de Géer, Gryllus désertus Pallas, Gryllus Burdigalensis Latr. ), si ressemblants d'aspect, de coloration, de structure avec le Grillon champêtre, qu'un premier coup d'oeil les confond avec lui. Le premier a sa taille ou même la dépasse. Le second le représente réduit à peu près de moitié. Le troisième est plus petit encore. Eh bien, ces fidèles imitations, ces sosies du Grillon champêtre, ne savent ni l'un ni l'autre se creuser un terrier. Le Grillon bimaculé habite les tas d'herbages pourrissant en lieux humides ; le Grillon solitaire vagabonde dans les fissures des mottes arides soulevées par la bêche du jardinier ; le Grillon bordelais ne craint pas de pénétrer dans nos habitations, où il chante discrètement en août et septembre, dans quelque recoin obscur et frais.

Inutile de poursuivre : le non reviendrait à chacune de nos questions. Se révélant ici et disparaissant là malgré des organisations en tout similaires, l'instinct ne nous dira jamais ses causes. Il dépend si peu de l'outillage qu'aucune donnée anatomique ne peut l'expliquer, et encore moins le faire prévoir. Les quatre Grillons presque identiques, et dont un seul connaît l'art du terrier, ajoutent leur témoignage aux preuves multiples déjà données ; ils affirment d'une façon frappante, notre profonde ignorance sur l'origine des instincts.

Qui ne connaît la demeure du Grillon ! Qui, à l'âge des ébats sur la pelouse, ne s'est arrêté devant la cabane du solitaire ! Si léger que soit votre pas, il a entendu votre approche, et d'un brusque recul il est descendu au fond de sa cachette. Lorsque vous arrivez, le seuil du manoir est désert.

Le moyen de faire sortir le disparu est connu de tous. Une paille est introduite et doucement agitée dans le terrier. Surpris de ce qui se passe là-haut, chatouillé, l'insecte remonte de son appartement secret ; il s'arrête dans le vestibule, hésite, s'informe en remuant ses fines antennes ; il vient à la lumière, il sort, désormais facile capture, tant les événements ont troublé sa pauvre tête. Si, manqué une première fois et devenu plus soupçonneux, il résiste aux titillations de la paille, l'inondation avec un verre d'eau déloge l'obstiné.

Adorables temps du Grillon mis en cage et nourri d'une feuille de laitue, candides chasses enfantines sur le bord des sentiers gazonnés, je vous revois en explorant aujourd'hui les terriers à la recherche de sujets pour mes volières d'étude ; je vous retrouve presque dans votre fraîcheur première lorsque mon compagnon, petit Paul, déjà maître dans la tactique de la paille, brusquement se lève après une longue lutte de patience et d'adresse contre le récalcitrant, brandit en l'air sa main fermée et s'écrie, tout ému : « Je l'ai, je l'ai ! » Vite dans un cornet de papier, petit Grillon. Tu seras choyé, mais apprends-nous quelque chose et montre-nous d'abord ta demeure.

C'est parmi les gramens, sur quelque pente ensoleillée, propice au prompt écoulement des pluies, une galerie oblique, à peine du calibre du doigt, infléchie ou droite, suivant les exigences du terrain. Un pan au plus mesure sa longueur.

Il est de règle qu'une touffe de gazon, respectée de l'insecte quand il sort pour brouter la verdure voisine, dissimule à demi le logis, lui serve d'auvent et projette sur l'entrée une ombre discrète. Le seuil, en pente douce, scrupuleusement ratissé et balayé, se prolonge à quelque distance. Lorsque tout est tranquille à la ronde, c'est sur ce belvédère que le Grillon stationne et racle de l'archet.

L'intérieur du domicile est sans luxe, à parois nues, non grossières cependant. De longs loisirs permettent d'en effacer les rugosités trop déplaisantes. Au fond du couloir est la chambre de repos, l'alcôve en cul-de-sac, un peu mieux lissée que le reste et de diamètre légèrement amplifié. En somme, demeure très simple, fort propre, exempte d'humide, conforme aux besoins d'une hygiène bien entendue. Ouvrage énorme d'ailleurs, vrai tunnel de cyclope eu égard aux modestes moyens d'excavation. Essayons d'assister au travail. Informons-nous aussi de l'époque où commence l'entreprise, ce qui nous oblige de remonter à l'oeuf.

Qui désirerait assister à la ponte du Grillon n'a pas à se mettre en frais de préparatifs : il lui suffit d'un peu de patience, qui, d'après Buffon, est le génie, et que j'appellerai plus modestement la vertu par excellence de l'observateur. En avril, mai au plus tard, établissons l'insecte par couples isolés dans des pots à fleurs avec couche de terre tassée. Les vivres consistent en une feuille de laitue renouvelée de temps à autre. Une lame de verre couvre le réduit et prévient l'évasion.

Des données bien curieuses sont acquises avec cette installation sommaire, que seconde, au besoin, la cloche de toile métallique, meilleure volière. Nous y reviendrons. Pour le moment, surveillons la ponte, et que notre vigilance ne laisse pas échapper l'heure favorable.

C'est dans la première semaine de juin que mes visites assidues ont un commencement de satisfaction. Je surprends la mère immobile, avec l'oviscapte verticalement implanté dans le sol. Insoucieuse de l'indiscret visiteur, longtemps elle stationne au même point. Enfin elle retire son plantoir, efface, sans y bien insister, les traces du trou de sonde, se repose un instant, déambule et recommence ailleurs, d'ici, de là, dans toute l'étendue de l'aire à sa disposition. C'est, avec des manoeuvres plus lentes, la répétition de ce que nous a montré le Dectique. Dans les vingt-quatre heures, la ponte me paraît terminée. Pour plus de sûreté, j'attends encore une paire de jours.

Je fouille alors la terre du pot. Les oeufs, d'un jaune paille, sont des cylindres arrondis aux deux bouts et mesurent à peu près trois millimètres de longueur. Ils sont isolés dans le sol, disposés suivant la verticale et rapprochés par semis plus ou moins nombreux, correspondant aux pontes successives. J'en trouve dans toute l'étendue du pot, à une paire de centimètres de profondeur. Autant que le permettent les difficultés d'une masse de terre explorée à la loupe, j'évalue à cinq ou six centaines la ponte d'une seule mère. Telle famille subira certainement à bref délai énergique émondage.

L'oeuf du Grillon est une petite merveille de mécanique. Après l'éclosion, il figure un étui d'un blanc opaque, ouvert au sommet d'un pore rond, très régulier, sur le bord duquel adhère une calotte qui faisait opercule. Au lieu de se rompre au hasard sous la poussée ou sous les cisailles du nouveau-né, il s'ouvre de lui-même suivant une ligne de moindre résistance expressément préparée. Il convenait de voir la curieuse éclosion.

Quinze jours environ après la ponte, deux gros points oculaires ronds et d'un noir roussâtre, obscurcissent le pôle antérieur. Un peu au-dessus de ces deux points, tout au bout du cylindre, se dessine alors un subtil bourrelet circulaire. C'est la ligne de rupture qui se prépare. Bientôt la translucidité de l'oeuf permet de reconnaître la fine-segmentation de l'animalcule. Voici le moment de redoubler de vigilance et de multiplier les visites, dans la matinée surtout.

La fortune aime les patients et me dédommage de mon assiduité. Suivant le bourrelet où, par un travail d'infinie délicatesse, s'est préparée la ligne de moindre résistance, le bout de l'oeuf, refoulé par le front de l'inclus, se détache, se soulève et retombe de côté, ainsi que le couvercle d'une mignonne fiole. Le Grillon sort, pareil au diablotin d'une boite à surprise.

Lui parti, la coque reste gonflée, lisse, intacte, d'un blanc pur, avec la calotte operculaire appendue à l'embouchure. L'oeuf de l'oiseau grossièrement se casse sous les heurts d'une verrue, venue exprès au bout du bec du nouveau-né ; celui du Grillon, d'un mécanisme supérieur, s'ouvre ainsi qu'un étui d'ivoire. La poussée du front suffit pour en faire jouer la charnière.

Rivalisant de promptitude avec celle des Bousiers, l'éclosion, que stimulent les plus belles journées de l'année, ne met guère à l'épreuve l'attente de l'observateur. Le solstice n'est pas encore arrivé que déjà les dix ménages internés sous verre pour mes études sont entourés de leur populeuse famille. La durée de l'oeuf est donc à peu près d'une dizaine de jours.

Je viens de dire que de l'étui d'ivoire à couvercle soulevé sort le jeune Grillon. Ce n'est pas tout à fait exact. Ce qui se présente à l'embouchure est l'animalcule au maillot, méconnaissable encore sous une fine gaine qui l'enserre. Je m'attendais à cette enveloppe, à cette layette des premières heures, pour les mêmes raisons qui me l'avaient fait prévoir au sujet du Dectique.

Le Grillon, me disais-je, naît sous terre. Lui aussi porte très longues antennes et gigues exagérées, appendices gênants au moment de l'exode. Il doit alors posséder une tunique de sortie.

Ma prévision, très juste en principe, ne s'est vérifiée qu'à demi. Le Grillon naissant possède en effet une configuration temporaire ; mais, loin d'en faire usage pour se hisser au dehors, il se dépouille de ses nippes sur l'embouchure même de l'oeuf.

A quelles circonstances attribuer cette exception ? Peut-être à celle-ci. Avant d'éclore, l'oeuf du Grillon ne séjourne en terre que peu de jours ; celui du Dectique y séjourne huit mois. Le premier, sauf de rares exceptions en une saison vouée à la sécheresse, gît sous une mince couche de terre aride, poudreuse, sans résistance ; le second repose, au contraire, dans un milieu qui, tassé par les longues pluies de l'automne et de l'hiver, doit présenter difficultés sérieuses.

En outre, le Grillon est plus courtaud que le Dectique, moins guindé sur échasses. Tels seraient, semble-t-il, les motifs de la différence entre les deux insectes sous le rapport de la méthode d'émersion. Né plus profondément sous une couche tassée, le Dectique a besoin d'une casaque libératrice, dont peut se passer le Grillon, moins encombré, plus voisin de la surface et n'ayant à traverser qu'une couche poudreuse.

A quoi bon alors le maillot que ce dernier rejette aussitôt l'embouchure de l'oeuf franchie ? A cette question, je répondrai par une autre : à quoi bon les deux moignons blancs, les deux pâles ébauches d'ailes que le Grillon possède sous les élytres, converties en vaste appareil sonore ? C'est si mesquin, si débile, que l'insecte n'en fait, certainement aucun usage, pas plus que le chien ne tire utilité de son pouce, appendu inerte à l'arrière de la patte.

Pour des raisons de symétrie, on peint parfois, sur les murs d'une habitation, des simulacres de fenêtre qui font pendant à des fenêtres réelles. Ainsi le veut l'ordre, suprême condition du beau. De même la vie a ses symétries, ses répétitions d'un prototype général. Quand elle supprime un organe, devenu sans emploi, elle en laisse des vestiges qui maintiennent l'arrangement fondamental.

Le pouce rudimentaire du chien affirme la patte à cinq doigts, caractéristique des animaux supérieurs ; les moignons alaires du Grillon témoignent de l'insecte apte au vol réglementairement ; la mue subie sur le seuil de l'oeuf est réminiscence du maillot nécessaire à la difficultueuse sortie des locustiens nés sous terre. Ce sont des superfluités de symétrie, des restes d'une loi tombée en désuétude, mais non abrogée.

Aussitôt dépouillé de sa fine tunique, le jeune Grillon, tout pâle, presque blanc, s'escrime contre la terre qui le surmonte. Il cogne de la mandibule ; il balaye, il refoule en arrière par des ruades l'obstacle poudreux, de résistance nulle. Le voici à la surface, dans les joies du soleil et dans les périls de la mêlée des vivants, lui si débile, guère plus gros qu'une puce. En vingt-quatre heures, il se colore et devient superbe négrillon dont l'ébène rivalise avec celle de l'adulte. De sa pâleur initiale il lui reste un blanc ceinturon qui cerne la poitrine et fait songer à la lisière de la prime enfance.

Très alerte, il sonde l'espace avec ses longues antennes vibrantes ; il trottine, il bondit par élans que ne lui permettra plus l'obésité future. C'est l'âge aussi des délicatesses stomacales. Que lui faut-il pour nourriture ? Je ne sais. Je lui offre le régal de l'adulte, la tendre feuille de laitue. Il dédaigne d'y mordre, ou peut-être ses bouchées m'échappent, tant elles sont petites.

En peu de jours, avec mes dix ménages, je me vois accablé de charges de famille. Que faire de mes cinq à six milliers de Grillons, gracieux troupeaux certes, mais d'éducation impraticable dans mon ignorance des soins réclamés ? Je vous donnerai la liberté, ô mes gentilles bestioles je vous confierai à la souveraine éducatrice, la nature.

Ainsi est-il fait. De-ci, de-là, aux meilleurs endroits, je lâche mes légions dans l'enclos. Quel concert devant ma porte, l'an prochain, si tous viennent à bien ! Mais non : la symphonie sera probablement silence, car va venir le féroce émondage amené par la fécondité de la mère. Quelques couples survivant à l'extermination, c'est tout ce qu'il est permis d'attendre.

Comme au sujet des Mantes religieuses, les premiers accourus à cette manne et les plus ardents au brigandage sont le petit lézard gris et la Fourmi. Cette dernière, odieux flibustier, ne me laissera pas, je le crains, un seul Grillon dans le jardin. Elle happe les pauvrets, les éventre, frénétiquement les gruge.

Ah ! la satanée bête ! Et dire que nous la mettons au premier rang ! Les livres la célèbrent, ne tarissent en éloges sur son compte ; les naturalistes la tiennent en haute estime et chaque jour ajoutent à sa réputation ; tant il est vrai que, chez l'animal comme chez l'homme, des divers moyens d'avoir une histoire le plus sûr est de nuire.

Nul ne s'informe du Bousier et du Nécrophore, précieux assainisseurs ; et chacun connaît le Cousin, buveur de sang ; la Guêpe, irascible spadassin, à dague empoisonnée ; la Fourmi, malfaisante insigne qui, dans les villages du Midi, mine et met en péril les solives d'une habitation avec la même fougue qu'elle vide une figue. Sans que je m'en mêle autrement, chacun trouvera, dans les archives humaines, des exemples similaires de l'utile méconnu et du calamiteux glorifié.

De la part des Fourmis et autres exterminateurs, le massacre est tel que mes colonies de l'enclos, si populeuses au début, ne me permettent pas de continuer. Il me faut recourir aux renseignements du dehors.

En août, parmi les détritus de feuilles, dans les petites oasis où la canicule n'a pas en plein brûlé la pelouse, je trouve le jeune Grillon déjà grandelet, tout noir comme l'adulte, sans vestige aucun du ceinturon blanc des premiers jours. Il n'a pas de domicile. L'abri d'une feuille morte, le couvert d'une pierre plate lui suffisent, tentes de nomade insoucieux du point où il prendra repos.

Jusque vers le milieu de l'automne, le vagabondage persiste. C'est alors que le Sphex à ailes jaunes pourchasse les errants, proie facile, et emmagasine sous terre des bourriches de Grillons. Il décime les survivants de l'extermination par les Fourmis. Une demeure fixe, creusée quelques semaines avant l'époque usitée, préserverait des ravisseurs. Les éprouvés n'y songent. La dure expérience des siècles ne leur a rien appris. Assez vigoureux déjà pour l'excavation d'un clapier protecteur, ils restent invinciblement fidèles aux antiques usages, ils pérégrinent, dût le Sphex poignarder le dernier de leur race.

C'est sur la fin d'octobre, à l'approche des premiers froids, que le terrier est entrepris. Le travail est très simple, d'après le peu que m'apprend l'observation de l'insecte sous cloche. Jamais la fouille ne se fait en un point dénudé de l'enceinte ; c'est toujours sous l'auvent d'une feuille fanée de laitue, reste des vivres servis. Ainsi se remplace le rideau de gazon indispensable au mystère de l'établissement.

Le mineur gratte avec les pattes antérieures ; il fait emploi des pinces mandibulaires pour extraire les graviers volumineux. Je le vois trépigner de ses fortes pattes d'arrière, à double rangée d'épines ; je le voix râteler, balayer à reculons les déblais et les étaler en un plan incliné. Toute la méthode est là.

Le travail marche d'abord assez vite. Dans le sol facile de mes volières, en une séance d'une paire d'heures, l'excavateur disparaît sous terre. Par intervalles, il revient à l'orifice, toujours à reculons et toujours balayant. Si la fatigue le gagne, il stationne sur le seuil du logis ébauché, la tête en dehors, les antennes mollement vibrantes, il rentre, il reprend la besogne des pinces et des râteaux. Bientôt les repos se prolongent et lassent ma surveillance.

Le plus pressé est fait. Avec une paire de pouces, le gîte suffit aux besoins du moment. Le reste sera ouvrage de longue haleine, repris à loisir, un peu chaque jour, rendu plus profond et plus large à mesure que l'exigent les rudesses de la saison et la croissance de l'habitant. L'hiver même, si le temps est doux, si le soleil rit à l'entrée de la demeure, il n'est pas rare de surprendre le Grillon amenant au dehors des déblais, signe de réparation et de nouvelles fouilles. Au milieu des joies printanières se poursuit encore l'entretien de l'immeuble, constamment restauré, perfectionné jusqu'au décès du propriétaire.

Avril finit, et le chant commence, rare d'abord et par solos discrets, bientôt symphonie générale où chaque motte de gazon a son exécutant. Je mettrai volontiers le Grillon en tête des choristes du renouveau. Dans nos garrigues, lors des fêtes du thym et de la lavande en fleur, il a pour associée l'Alouette huppée, fusée lyrique qui monte, le gosier gonflé de notes, et de là-haut, invisible dans les nuées, verse sur les guérets, sa douce cantilène. D'en bas lui répond la mélopée des Grillons. C'est monotone, dépourvu d'art, mais combien conforme, par sa naïveté, à la rustique allégresse des choses renouvelées ! C'est l'hosanna de l'éveil, le saint alléluia compris du grain qui germe et de l'herbe qui pousse. En ce duo, à qui la palme ? Je la donnerais au Grillon. Il domine par son nombre et sa note continue. L'Alouette se tairait, que les champs glauques des lavandes, balançant au soleil leurs encensoirs camphrés, recevraient de lui seul, le modeste, solennelle célébration.

 

Note :

  1. Toujours exact dans ses descriptions, mon ami, si je ne me trompe, parle ici du Machaon.
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source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème Série, Chapitre 13.