LES HALICTES — LA CONCIERGE

Quitter le village natal est, pour l'enfance, événement de peu de gravité. C'est même une fête : on va voir du nouveau, cette lanterne magique de nos illusions. Avec l'âge, les regrets viennent, et la vie s'achève en remuant des souvenirs. Alors, dans la fantasmagorie de la pensée, le village aimé reparaît, embelli, transfiguré par la fraîcheur des premières idées écloses ; alors, supérieure à la réalité, son image idéale prend un relief d'étonnante précision. Le vieux, le très vieux, date d'hier, on le voit, on le touche.

En ce qui me concerne, les yeux fermés, j'irais tout droit, après trois quarts de siècle, à la pierre plate où j'ai entendu pour la première fois la douce clochette du crapaud sonneur ; oui, je la retrouverais à coup sûr, si le temps, qui ravage tout, même les demeures des crapauds, ne l'a pas déplacée et mise en morceaux peut-être.

Je vois, au bord du ruisselet, l'exacte position des aulnes dont les racines enchevêtrées sous l'eau donnaient refuge aux écrevisses. Je dirais : « C'est juste à la base de cet arbre que m'arriva l'inénarrable félicité d'en pêcher une des plus belles. Elle avait des cornes longues comme ça, des pinces énormes, pleines comme un oeuf, car la lune était bonne. »

Je retrouverais sans hésitation le frêne à l'ombre duquel le coeur me battait si fort certaine matinée de soleil printanier. Je venais d'apercevoir dans le fouillis des ramilles une sorte de boule blanche et cotonneuse. Inquiète et retirée dans le coton, s'entrevoyait une petite tête à capeline rouge. Trouvaille incomparable ! C'est un nid de chardonneret. La couveuse est sur ses oeufs.

Après telle fortune, les autres événements ne comptent plus. Laissons-les. D'ailleurs ils pâlissent devant le souvenir du jardin paternel, jardinet suspendu, long de trente pas, large de dix et situé tout là-haut, au sommet du village. Seule le domine une petite esplanade où se dresse le vieux château à quatre tours devenues colombiers. En ce carrefour débouche une ruelle. A partir de ma maison, ce n'est pas une descente, c'est un écroulement. Sur la pente de l'entonnoir, jusqu'au fond de la vallée, s'étaient en terrasses des jardins soutenus par des murs. Le nôtre est le plus élevé ; il est aussi le moindre.

Aucun arbre. A lui seul, un pommier l'encombrerait. Il y a un carré de choux avec bordure d'oseille, un carré de navets et un troisième de laitues. C'est tout comme hortolaille ; la place manque. Contre le mur de soutènement supérieur, bien exposé au midi, se voûte le berceau d'une treille, qui donne de loin en loin, lorsque le soleil est généreux, une demi-corbeille de raisins blancs muscats. C'est notre luxe, jalousé des voisins, car hors de ce recoin, le mieux chauffé de tous, la vigne est inconnue.

Une haie de groseilliers, seule protection contre une effroyable chute, fait parapet au-dessus de la terrasse inférieure. Lorsque, autour de nous, se relâche la surveillance des parents, nous nous couchons à plat ventre, mon frère et moi, et nous regardons l'abîme au pied de la muraille, qui fait ventre sous la poussée des terres. C'est le jardin de M. le notaire.

Il y a là des bordures de buis ; il y a des poiriers qui, dit la renommée, donnent des poires, de vraies poires, à peu près mangeables quand elles ont mûri sur la paille toute l'arrière-saison. En notre imagination, c'est un lieu de délices, un paradis, mais un paradis vu à l'envers : au lieu de le contempler d'en bas, nous le regardons d'en haut. Que l'on doit être bien avec tant d'espace et tant de poires !

Nous regardons les ruches, autour desquelles les abeilles font comme une fumée rousse. Elles sont sous l'abri d'un grand noisetier. L'arbuste a poussé tout seul dans une crevasse de la muraille, presque au niveau de nos groseilliers. S'il étale sa puissante ramée au-dessus des ruches de M. le notaire, du moins il plonge ses racines dans notre bien. Il est à nous. Le difficile est la récolte.

Je m'avance à califourchon sur les fortes tiges horizontalement tendues dans le vide. Si je glisse, si l'appui casse, je me fracasse les os au milieu des abeilles furieuses. Je ne glisse pas, l'appui ne casse pas. Avec la gaule crochue que mon frère me fait passer, j'amène à ma portée les groupes les plus beaux. Les poches s'emplissent. A reculons, toujours à cheval sur ma branche, je regagne la terre ferme. Oh ! le merveilleux temps de souplesse et d'assurance où, pour quelques noisettes sur une perche branlante, on affrontait l'abîme !

Tenons-nous-en là. Ces réminiscences, chères à mes songeries, sont indifférentes au lecteur. Pourquoi en réveiller d'autres ? Qu'il me suffise d'avoir mis en relief ceci : les premières lueurs pénétrant dans la chambre obscure de l'esprit y laissent indélébile empreinte, que les années avivent au lieu de l'émousser.

Obnubilé par les tracas de chaque jour, le présent, en ses menus détails nous est moins bien connu que le passé, glorifié par le rayonnement de l'enfance. Je vois nettement en souvenir ce que voyaient mes yeux novices et je ne parviendrais pas à refaire avec la même précision le tableau de ce qu'ont vu mes yeux de cette semaine. Je sais à fond mon village, depuis si longtemps abandonné ; j'ignore presque les villes où m'ont conduit les hasards de la vie. Un lien d'exquise douceur nous rattache au sol natal ; nous sommes la plante qui ne quitte pas sans déchirures le point où ses premières racines ont poussé. Tout pauvre qu'il est, j'aimerais à revoir mon cher village ; je voudrais y laisser mes os.

L'insecte, à son tour, reçoit-il de ses premiers regards impression durable ? Garde-t-il attrayant souvenir des lieux vus au début ? Laissons la majorité, bohème errante, qui s'établit à l'aventure pourvu que certaines conditions soient remplies, mais les autres, les domiciliés, vivant par groupes, conservent-ils souvenance du hameau natal ? Ont-ils, comme nous, prédilection pour les lieux d'origine ?

Oui, certes : ils se souviennent, ils reconnaissent le logis maternel ; ils y reviennent, le restaurent, le peuplent de nouveau. Parmi tant d'autres exemples, citons celui de l'Halicte zèbre. Nous y verrons excellemment l'amour du village se traduire en actes.

En deux mois, à peu près, la famille printanière de l'Halicte acquiert la forme adulte ; elle quitte les cellules vers la fin de juin. Que doit-il se passer en ces novices, sur le seuil du terrier franchi pour la première fois ? Apparemment quelque chose de comparable à nos impressions d'enfance. En leur mémoire, vierge encore de tout souvenir, l'image se grave, précise, indélébile. Malgré les ans, je vois toujours la dalle où sonnaient les petits crapauds, le parapet de groseilliers, l'Eden de M. le notaire. De ces misères se compose le meilleur de ma vie.

L'Halicte voit de même tel brin d'herbe où s'est reposé son premier essor, tel gravier rencontré de la griffe à sa première escalade sur la margelle du puits. Il sait par coeur sa demeure natale comme je sais mon village. En une matinée de joyeux soleil, la localité lui est devenue familière.

Il part, il va se restaurer sur les fleurs du voisinage et visiter les champs où se feront les prochaines récoltes. La distance ne l'égare pas, tant sont fidèles les impressions de la première tournée ; il retrouve le campement de la tribu ; parmi les terriers de la bourgade, si nombreux et si peu différents l'un de l'autre, il connaît le sien. C'est la maison natale, la maison chérie, aux souvenirs ineffaçables.

Mais, de retour chez lui, l'Halicte n'est pas seul maître du logis. La demeure creusée au début du printemps par l'abeille solitaire reste, quand vient l'été, héritage indivis entre les membres de la famille. Il y avait sous terre une dizaine de cellules environ. Or, de ces loges sont issues uniquement des femelles. C'est la règle chez les trois Halictes dont j'ai à m'occuper, et probablement aussi chez bien d'autres, si ce n'est chez tous. Ils ont deux générations par an. Celle du printemps ne se compose que de femelles ; celle de l'été comprend à la fois des femelles et des mâles, en nombre à peu près équivalent. En un chapitre spécial, nous reviendrons sur ce curieux sujet.

Non réduite par des accidents, surtout par le moucheron affameur, la maisonnée consisterait donc en une dizaine de soeurs, rien que des soeurs, toutes également laborieuses et toutes aptes à procréer sans collaborateur nuptial. D'autre part, l'habitation maternelle n'est pas une masure, tant s'en faut : la galerie de pénétration, maîtresse pièce du logis, peut très bien servir après enlèvement de quelques décombres. Ce sera autant de gagné sur le temps, si précieux à l'abeille. Les cellules du fond, les cabines de glaise, sont, elles aussi, presque intactes. Il suffira, pour les utiliser, d'en rafraîchir le stuc avec le polissoir de la langue.

Eh bien, qui des survivantes, ayant droit égal à la succession, héritera de la demeure ? Elles sont six, elles sont sept et davantage ; suivant les chances de la mortalité. A qui reviendra la maison maternelle ? Nulle querelle entre les intéressées. Sans contestations, l'immeuble est reconnu propriété commune. Par la même entrée, les abeilles soeurs paisiblement vont et viennent, vaquent à leurs affaires, passent et laissent passer.

Là-bas, au fond du puits, chacune a son petit domaine, son groupe de cellules creusées à nouveaux frais lorsque sont occupées les anciennes, maintenant insuffisantes en nombre. En ces alcôves, propriété individuelle, chaque mère travaille à l'écart, jalouse de son bien et de son isolement. Partout ailleurs, la circulation est libre.

C'est spectacle de vif intérêt que celui des entrées et des sorties au fort du travail. Une récolteuse arrive des champs, les plumeaux des pattes poudrés de pollen. Si la porte est libre, brusquement l'abeille plonge sous terre. Un arrêt sur le seuil serait du temps perdu, et la besogne presse. Parfois plusieurs surviennent à peu d'intervalle. Le passage est trop étroit pour deux, surtout quand il faut éviter des frôlements intempestifs qui feraient choir la charge farineuse. La plus rapprochée de l'orifice entre vite. Les autres, rangées sur le seuil dans l'ordre de leur arrivée et respectueuses des droits d'autrui, attendent leur tour. Aussitôt la première disparue, la seconde la suit, prestement suivie elle-même de la troisième, et puis des autres, une à une.

Parfois encore la rencontre se fait entre une abeille qui va sortir et une abeille qui va rentrer. Alors, d'un bref recul, cette dernière cède le pas à la sortante. La politesse est réciproque. J'en vois qui, sur le point d'émerger des puits, redescendent et laissent le passage libre à celle qui vient d'arriver. Par ces mutuelles prévenances se maintient sans encombre le va-et-vient de la maisonnée.

Ayons l'oeil vigilant. Il y a mieux que le bel ordre des entrées. Lorsqu'un Halicte se présente, revenant de sa tournée aux fleurs, on voit une sorte de trappe, qui fermait la demeure, brusquement descendre et laisser passage libre. Aussitôt l'arrivant entré, la trappe remonte à sa place, presque à fleur du sol, et clôt de nouveau. Même manoeuvre au sujet des partants. Sollicitée en arrière, la trappe descend, la porte s'ouvre, et l'abeille s'envole. Immédiatement l'huis se referme.

Que peut être cet obturateur qui, descendant ou montant dans le cylindre du puits à la manière d'un piston, ouvre et clôt le logis, à chaque départ, à chaque arrivée ? C'est un Halicte devenu concierge de l'établissement. De sa grosse tête, il fait barrière infranchissable dans le haut du vestibule. Si quelqu'un du logis veut entrer ou sortir, il tire le cordon, c'est-à-dire qu'il recule en un point où la galerie s'élargit et laisse place à deux. L'autre passe. Lui, tout aussitôt remonte à l'orifice, qu'il obstrue de son crâne. Immobile, le regard au guet, il ne quitte son poste que pour donner la chasse aux importuns.

Profitons de ses brèves apparitions au dehors. On reconnaît en lui un Halicte pareil aux autres, maintenant affairés de récolte ; mais il a le crâne chauve, le costume terne et râpé. Sur son dos à demi dépilé, ont presque disparu les belles ceintures de zèbre, alternant le brun et le roux. Ces vieilles nippes, usées par le travail, nous renseignent de façon claire.

L'abeille qui monte la garde et fait office de concierge à l'entrée du terrier est plus âgée que les autres. C'est la fondatrice de l'établissement, la mère des travailleuses actuelles, l'aïeule des larves présentes. En son printemps, il y a trois mois, elle s'est exténuée en travaux solitaires ; Maintenant que les ovaires sont taris, elle se repose. Non, le terme de repos n'est pas ici de mise. Elle travaille encore, elle vient en aide à la maisonnée dans la mesure de ses moyens. Incapable d'être mère une seconde fois, elle devient concierge ; elle ouvre le logis à ceux de sa famille, elle tient au large les étrangers.

Le biquet soupçonneux, regardant par la fente, disait au loup : « Montre-moi patte blanche, ou, je n'ouvrirai pas. » Non moins soupçonneuse, l'aïeule dit aux venants. « Montre-moi patte jaune d'Halicte, ou tu n'entreras pas. » Nul n'est admis dans la demeure s'il n'est reconnu membre de la famille.

Voyez en effet. A proximité du terrier passe une fourmi, aventurière sans scrupule, qui voudrait bien savoir la cause de l'odeur mielleuse remontant du fond de la cave. « File ton chemin, sinon gare ! » fait la concierge d'un mouvement de nuque. Cette menace suffit d'habitude. La fourmi décampe. Si elle insiste, la surveillante sort de sa guérite, se jette sur l'audacieuse, la houspille, la chasse. Tout aussitôt la correction donnée, elle rentre dans son corps de garde et se remet en faction.

C'est maintenant le tour d'une coupeuse de feuilles (Megachile albo-cincta Pérez) qui, inhabile dans l'art des terriers, utilise, à l'exemple de ses congénères, les vieilles galeries creusées par d'autres. Celles de l'Halicte zèbre lui conviennent très bien, quand le terrible moucheron du printemps les a laissées vacantes, faute d'héritiers. A la recherche d'un gîte où s'empileront ses outres en folioles de robinier, elle inspecte fréquemment au vol mes bourgades d'Halictes. Un terrier paraît lui agréer ; mais avant qu'elle ait mis pied à terre, son bourdonnement est perçu par la gardienne, qui s'élance brusque, fait quelques gestes sur le seuil de sa porte. C'est tout. La coupeuse de feuilles a compris. Elle s'éloigne.

Parfois la Mégachile a le temps de s'abattre et d'engager la tête dans l'embouchure du puits. A l'instant la concierge est là, qui remonte un peu et fait barricade. Suit une contestation de peu de gravité. L'étrangère a vite reconnu les droits du premier occupant, et sans insister va chercher ailleurs domicile.

Un maître larron (Caelioxys caudata Spinola), parasite de la Mégachile, subit sous mes yeux chaude bourrade. Il a cru, l'étourdi, pénétrer chez la coupeuse de feuilles. Il s'est mépris ; il a rencontré la concierge Halicte, qui lui administre sévère correction. Précipitamment il déguerpit. Ainsi des autres qui, par erreur ou par ambition, cherchent à pénétrer dans le terrier.

Entre aïeules, même intolérance. Vers le milieu de juillet, lorsque l'animation de la bourgade est dans son plein, deux catégories d'Halictes sont aisément reconnaissables : les jeunes mères et les vieilles. Les premières bien plus nombreuses, d'allure vive, de costume frais, vont et viennent sans relâche des terriers aux champs et des champs aux terriers. Les secondes, fanées, sans entrain, errent oisives d'un trou à l'autre. On les dirait désorientées, incapables de trouver leur domicile. Que sont ces vagabondes ? J'y vois des affligées, restées sans famille par le fait de l'odieux moucheron du printemps. Tout a succombé en divers terriers. Au réveil de l'été, la mère s'est trouvée seule. Elle a quitté sa maison vide, elle est partie en recherche d'une demeure où il y eût des berceaux à défendre, une garde à monter. Mais ces heureux nids ont déjà leur surveillante, la fondatrice, qui, jalouse de ses droits, reçoit froidement sa voisine sans emploi. Une sentinelle suffit ; avec deux, l'étroit corps de garde s'encombrerait.

Il m'est donné d'assister par moments à la querelle de deux aïeules. Quand survient à la porte la vagabonde en quête d'emploi, la légitime occupante ne se dérange pas de son poste, ne recule pas dans le couloir comme elle le ferait devant un Halicte revenant des champs. Loin de livrer passage, elle menace de la patte et de la mandibule. L'autre riposte, veut entrer tout de même. Des bourrades s'échangent. La rixe finit par la défaite de l'étrangère, qui s'en va chercher noise ailleurs.

Ces petites scènes nous font entrevoir dans les moeurs de l'Halicte zèbre certains détails de haut intérêt. La mère qui nidifie au printemps ne sort plus de chez elle une fois ses travaux terminés. Recluse au fond du clapier, occupée à de menus soins de ménage, ou bien somnolente, elle attend la sortie de ses filles. Lorsque, aux chaleurs de l'été, l'animation de la bourgade reprend, n'ayant rien à faire au dehors comme récolteuse, elle se met en faction à l'entrée du vestibule, pour ne laisser entrer que les travailleuses du logis, ses propres filles. Elle tient à l'écart les malintentionnés. Nul ne pénètre sans le consentement de la concierge.

Rien ne dit que la vigilante s'écarte par moments de son poste. Je ne la vois jamais quitter sa maison, s'en aller se restaurer sur les fleurs. Son âge et sa fonction sédentaire, de peu de fatigue, l'affranchissent peut-être du besoin de nourriture. Peut-être encore les jeunes, revenant du butin, lui dégorgent-elles, de loin en loin, une gouttelette du contenu de leur jabot. Alimentée ou non, la vieille ne sort plus.

Mais il lui faut les joies d'une famille active. Diverses en sont privées. Le brigandage du diptère a détruit la maisonnée. Les éprouvées abandonnent le terrier désert. Ce sont elles qui, dépenaillées et soucieuses, errent à travers la bourgade. Elles se déplacent par brefs essors, plus souvent elles restent immobiles. Ce sont elles qui, aigries de caractère, violentent leurs collègues et cherchent à les déloger. De jour en jour plus rares et plus languissantes, elles disparaissent. Que sont-elles devenues ? Le petit lézard gris les guettait, bouchées faciles.

Les domiciliées dans leur propre domaine, celles qui gardent la manufacture à miel où travaillent leurs filles, héritières de l'établissement maternel, sont d'une vigilance merveilleuse. Plus je les fréquente, plus je les admire. Aux heures fraîches de la matinée, alors que les récolteuses s'abstiennent de sortir, ne trouvant pas la farine pollinique assez mûrie par le soleil, je les vois à leur poste, au bout supérieur de la galerie. Là, immobiles, la tête à fleur de terre, elles font barricade contre l'envahisseur. Si je les regarde de trop près, elles reculent un peu et attendent dans l'ombre le départ de l'indiscret.

Je reviens au fort de la récolte, entre huit heures et midi. C'est maintenant, à mesure que les Halictes rentrent ou sortent, une succession de prompts reculs pour ouvrir la porte et d'ascensions pour la refermer.

Après midi, la chaleur est trop forte, les travailleuses ne vont plus aux champs. Retirées au fond de la demeure, elles vernissent des cellules nouvelles, elles boulangent le pain rond qui va recevoir l'oeuf. L'aïeule est toujours là-haut, clôturant l'huis de son crâne pelé. Pour elle, pas de sieste aux heures étouffantes : la sécurité générale l'exige.

Je reviens à la tombée de la nuit, plus tard même. A la clarté d'une lanterne, je revois la surveillante aussi assidue que dans la journée. Les autres se reposent ; elle, non, crainte apparemment de périls nocturnes, connus d'elle seule. Finit-elle néanmoins par descendre dans la tranquillité de l'étage inférieur ? C'est à croire, tant le repos doit s'imposer après les fatigues d'une telle garde.

Il est clair que, surveillé de la sorte, le terrier est exempt de calamités pareilles à celles qui, trop souvent, le dépeuplent en mai. Qu'il vienne maintenant, le moucheron voleur des pains de l'Halicte ! Son audace, son guet opiniâtre ne le déroberont pas à la vigilante qui, d'une menace, le mettra en fuite, ou, s'il persiste, l'écrasera de ses tenailles. Il ne viendra pas, nous en savons le motif ; jusqu'au retour du printemps, il est sous terre, à l'état de pupe.

Mais à son défaut, il ne manque pas, dans la plèbe muscide, d'autres exploiteurs du bien d'autrui. Il y en a pour toutes les besognes, pour toutes les rapines. Et cependant mes visites quotidiennes n'en surprennent aucun dans le voisinage des terriers en juillet. Comme ils savent bien leur métier, les coquins ! Comme ils sont au courant de la garde qui veille aux portes de l'Halicte ! Plus de mauvais coup possible aujourd'hui. Conclusion : nul muscide n'apparaît ; les tribulations du printemps ne se renouvellent pas.

L'aïeule qui, dispensée par l'âge des tracas maternels, monte la garde à l'entrée du logis et veille à la sécurité de la famille, nous parle de brusques éclosions dans la genèse des instincts ; elle nous montre une soudaine aptitude que rien, ni dans sa conduite passée ni dans les actes de ses filles, ne pouvait faire soupçonner. Si craintive en sa pleine vigueur, au mois de mai, quand elle habitait seule le terrier, son ouvrage, elle est devenue en son déclin d'une superbe témérité. Elle ose, impotente, ce qu'elle n'osait pas robuste.

Jadis, lorsque le moucheron, son tyran, pénétrait chez elle en sa présence ou, plus souvent, stationnait à l'entrée, face à face avec elle, la sotte abeille ne bougeait, ne menaçait même le bandit aux yeux rouges ; le nain qu'elle aurait si aisément mis à mal. Etait-ce terreur de sa part ? Non, car elle vaquait à ses affaires avec l'habituelle correction ; non, car le puissant ne se laisse pas méduser de la sorte par le faible. C'était ignorance du danger, c'était ineptie.

Et voici qu'aujourd'hui l'ignorante d'il y a trois mois, sans apprentissage, connaît très bien le péril. Tout étranger qui se présente est tenu au large, sans distinction ni de taille, ni de race. Si le geste menaçant ne suffit, la gardienne sort et se jette sur l'obstiné. La poltronnerie est devenue l'audace.

Comment s'est effectué ce revirement ? J'aimerais à me figurer l'Halicte instruit par les malheurs du printemps et capable désormais de veiller au péril ; je voudrais lui faire gloire d'avoir appris à l'école de l'expérience les avantages d'un corps de garde. Je dois y renoncer. Si, d'un petit progrès à l'autre, l'abeille en est venue à la superbe invention d'une concierge, comment se fait-il que la crainte du larron soit intermittente ? Seule en mai, elle ne peut, il est vrai, se tenir en permanence sur sa porte : avant tout, les affaires du ménage. Elle devrait du moins, depuis que sa race est persécutée, connaître le parasite et lui donner la chasse lorsque, à tout moment, elle le rencontre presque, sous sa patte et jusque dans sa demeure. Elle ne s'en préoccupe.

Les rudes épreuves des ancêtres n'ont donc rien légué de nature à lui modifier le placide caractère ; dès lors, ses propres tribulations sont hors de cause dans le subit réveil de sa vigilance en juillet. La bête a comme nous ses joies et ses misères. Elle use ardemment des premières ; elle a médiocre souci des secondes, ce qui est, après tout, la meilleure manière de jouir bestialement de la vie. Pour mitiger ces misères et sauvegarder la race, il y a l'inspiration de l'instinct, qui sait donner, une concierge aux Halictes sans les conseils de l'expérience.

Les approvisionnements terminés, lorsque les Halictes ne sortent plus affairés de récolte et ne rentrent plus enfarinés de leur charge, la vieille est encore à son poste, aussi vigilante que jamais. Les derniers préparatifs se font là-bas, concernant la nitée ; les cellules se closent. Jusqu'à la fin de tout, la porte sera gardée. Alors aïeule et mères quittent la maison. Epuisées par le devoir, elles s'en vont périr on ne sait où.

Dès septembre, se montre la seconde génération, comprenant à la fois des mâles et des femelles. Je trouve les deux sexes en liesse sur les fleurs, les composées principalement, centaurées et chardons. On ne récolte pas maintenant : on se restaure, on se gaudit, on se lutine. C'est le moment des noces. Encore une paire de semaines, et les mâles vont disparaître, désormais inutiles. Le rôle des paresseux est fini. Restent seules les laborieuses, les femelles fécondes, qui passent l'hiver et se mettent à l'ouvrage en avril.

Leur refuge précis pendant la mauvaise saison m'est inconnu. Je m'attendais à leur rentrée dans le terrier natal, demeure excellente pour l'hivernage, semble-t-il. Des fouilles faites en janvier m'ont appris mon erreur. Les vieilles demeures sont vides, elles tournent à la masure par l'effet prolongé des pluies. L'Halicte zèbre a mieux que ces ruines boueuses : il a des abris dans les amas de pierrailles, des cachettes dans les murs ensoleillés et tant d'autres habitacles de rencontre facile. Les naturels d'une bourgade se trouvent de ce fait dispersés au hasard.

En avril, les dispersés se rassemblent, venus d'ici et de là. Sur le sol battu des allées du jardin, choix est fait de l'emplacement qui sera exploité en commun. Bientôt l'ouvrage commence. A proximité du premier qui fore un puits, un second ne tarde pas à creuser le sien ; un troisième arrive, et puis d'autres, d'autres encore, si bien que les taupinées souvent se touchent et atteignent parfois la cinquantaine sur une surface d'un pas en dimension.

Tout d'abord on expliquerait ces groupes par le souvenir du lieu de naissance : la population, dispersée pendant l'hiver, reviendrait à son hameau. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passent : l'Halicte dédaigne aujourd'hui l'endroit qui antan lui convenait. Deux années de file, je ne le vois pas occuper la même parcelle de terrain. A chaque printemps, il lui faut du nouveau, et ce nouveau abonde.

L'attroupement aurait-il pour cause les anciennes relations de famille et de voisinage ? Les natifs d'un même terrier, d'une même bourgade se reconnaîtraient-ils entre eux ? Auraient-ils tendance à travailler ensemble plutôt qu'avec des étrangers ? Si rien ne le certifie, rien non plus n'empêche de le croire. Pour ce motif ou bien d'autres, l'Halicte aime à voisiner.

Cette propension est assez fréquente chez les pacifiques, qui, nourris de peu, n'ont pas à craindre la concurrence. Les autres, les gros mangeurs, prennent possession de domaines, de réserves de chasse, d'où le confrère est exclu. Demandez au loup ce qu'il pense d'un confrère braconnant sur ses terres. L'homme lui-même, le premier des consommateurs, se fait des frontières armées de canons ; il plante des poteaux, au pied desquels on se dit : « Je suis de ce côté-ci, tu es de ce côté-là ; sans plus, mitraillons-nous mutuellement. » Et la pétarade des explosifs perfectionnés termine le colloque.

Heureux les pacifiques ! Que gagnent-ils à se rassembler ? Ce n'est pas chez eux système défensif, concert d'efforts en vue d'écarter l'ennemi commun. L'Halicte n'a souci des choses du voisin. Il ne fréquente pas le terrier d'autrui ; il ne supporte pas qu'on fréquente le sien. Il a ses tribulations, qu'il endure tout seul ; il est indifférent aux tribulations des autres. Dans la mêlée de ses pareils, il agit en solitaire. A chacun ses affaires, et plus rien.

Mais la compagnie a ses attraits. C'est doublement vivre que d'assister à la vie des autres. L'activité individuelle gagne au spectacle de l'activité de l'ensemble ; l'animation de chacun se réchauffe au foyer de l'animation générale. Il se dégage entre voisins à l'ouvrage un stimulant d'émulation. Et le travail, c'est la grande joie, la vraie satisfaction, donnant quelque valeur à la vie, L'Halicte, qui le sait très bien, s'assemble pour mieux travailler.

Il s'assemble parfois en tel nombre et sur de telles étendues, qu'il éveille l'image de nos titanesques fourmilières. Babylone et Memphis, Rome et Carthage, Londres et Paris, ruches insensées, nous viennent à l'esprit si l'on sait oublier les grandeurs relatives et reconnaître l'amoncellement cyclopéen dans une pincée de terre.

C'était en février. L'amandier fleurissait. D'une brusque poussée de sève, l'arbre ressuscitait ; son branchage noir et désolé, mort en apparence, devenait glorieux dôme en satin blanc. J'ai toujours aimé cette magie du réveil printanier, ce sourire des premières fleurs sur les tristesses de l'écorce nue. J'allais donc par les champs, interrogeant du regard la fête des amandiers.

D'autres m'avaient précédé. Une Osmie à corsage de velours noir et robe de lainage roux, l'Osmie cornue, visitait l'oeil rose des corolles, en recherche d'une larme sucrée. Tout petit et très modeste de costume, un Halicte, bien plus nombreux et plus affairé, voletait silencieux d'une fleur à l'autre. La science officielle le nomme Halictus malachurus K. Le parrain de la mignonne abeille me semble de pauvre inspiration. Que viennent faire ici les mollesses du croupion, accusées par le terme de malachurus ? Le nom d'Halicte précoce peindrait mieux le petit visiteur de l'amandier.

Nul de la gent mellifère, dans mon voisinage du moins, ne l'égale en précocité. Il creuse ses terriers en février, mois inclément, sujet à de glaciales reprises. Lorsque nul encore, même parmi ses congénères, n'ose quitter la retraite d'hiver, lui, le vaillant, se met à l'ouvrage, pour peu que le soleil luise. Il a, comme l'Halicte zèbre, deux générations par an, l'une printanière, et l'autre estivale ; comme lui encore, il s'établit de préférence dans le sol battu des chemins ruraux.

Ses taupinées, humbles monceaux que, pourrait contenir deux fois la coquille d'un oeuf de poule, se dressent innombrables sur le sentier où je promène aujourd'hui, parmi les amandiers, ma curiosité de naturaliste. Ce sentier est un ruban large de trois pas, durci par les sabots du mulet et les roues de la carriole. Un taillis de chênes verts l'abrite du vent du nord. En cet Eden de sol compact, chaud et tranquille, le petit Halicte a multiplié ses taupinées, au point que je ne peux faire un pas sans en écraser quelques-unes. L'accident n'a pas de gravité : le mineur, indemne sous terre, saura remonter à travers les éboulis et remettre en état le seuil du logis piétiné.

Je m'avise de mesurer la densité de la population. Je dénombre de quarante à soixante taupinées par mètre carré de superficie. L'établissement a trois pas de large et se prolonge au-delà d'un kilomètre. Combien sont-ils dans cette Babylone de l'insecte ? Je n'ose le supputer.

Au sujet de l'Halicte zèbre, je disais le hameau, la bourgade, et l'expression convenait. Ici le terme de cité suffit à peine. Et quelle raison donner de ces agglomérations sans nombre ? Je n'en vois qu'une : l'attrait de vivre ensemble, commencement de la société. Sans le moindre service réciproque, le semblable coudoie le semblable, et cela suffit pour convoquer l'Halicte précoce sur les bords du même sentier, à l'exemple de la sardine et du hareng rassemblés dans les mêmes parages.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, VIIIème, Chapitre 8.