LA LYCOSE DE NARBONNE
L'INSTINCT DE L'ESCALADE

Le mois de mars finit, et, par un temps superbe, aux heures les plus chaudes de la matinée le départ des jeunes commence. Chargée de sa marmaille, la mère Lycose est hors du terrier, accroupie sur le parapet de l'embouchure. Comme indifférente à ce qui se passe, elle laisse faire, sans encouragement et sans regret. S'en va qui veut, reste qui veut.

Maintenant les uns, maintenant les autres, à mesure qu'ils se sentent saturés de soleil, les petits quittent la mère par escouades, trottinent un moment sur le sol, puis gagnent vite le treillis de la cloche, qu'ils escaladent avec une singulière ardeur. Ils passent à travers les mailles, ils grimpent là-haut tout au sommet de l'acropole. Sans exception aucune, tous se portent dans les hauteurs, au lieu d'errer sur le sol, comme il était rationnel de s'y attendre d'après les habitudes éminemment terrestres des Lycoses ; tous gravissent le dôme, manoeuvre étrange dont je ne soupçonne pas encore l'utilité.

L'éveil m'est donné par l'anneau vertical terminant la cloche. Les jeunes y accourent. C'est pour eux un portique de gymnase. Dans son ouverture, ils tendent des fils ; ils en disposent d'autres allant de l'anneau aux points voisins du treillis. Sur ces passerelles, ils font des exercices de voltige en des allées et des venues interminables. Les mignonnes pattes de temps en temps s'ouvrent, s'étalent comme pour atteindre des points plus éloignés. Je soupçonne, enfin des acrobates désireux de hauteurs supérieures à celles du dôme.

Je surmonte le treillis d'un rameau qui double la hauteur accessible. La remuante compagnie à la hâte y grimpe ; elle atteint, l'extrémité des plus hautes ramilles, et de là laisse flotter des fils qui prennent adhésion sur les objets du voisinage. Voilà, autant de ponts suspendus ; mes bestioles prestement y cheminent, sans cesse allant et revenant. On dirait qu'elles désirent monter plus haut. Je vais vous satisfaire.

Un roseau de trois mètres d'élévation est garni tout au long de menues ramilles. Il surmonte la cloche. Les petites Lycoses y grimpent, jusqu'à la cime. Là des fils plus longs sont tirés de la corderie, tantôt flottants, tantôt convertis en ponts par le simple contact de leur bout libre avec les appuis d'alentour. Les funambules s'y engagent. Cela forme des guirlandes que le moindre souffle d'air balance mollement. Le fil étant invisible quand il ne se trouve pas entre le regard et le soleil, on dirait des files de moucherons se trémoussant en un ballet aérien.

Puis soudain, tiraillée par les agitations de l'air, la subtile amarre se rompt, s'envole dans l'espace. Voilà les émigrants partis, appendus à leur fil. Si le vent est propice, ils peuvent atterrir à de grandes distances. Une semaine ou deux, en bandes plus ou moins nombreuses suivant la température et l'éclat de la journée, ainsi se continue le départ. Si le ciel est gris, nul ne songe à s'en aller. Il faut aux partants les caresses du soleil, qui donnent animation et vigueur.

Enfin toute la famille a disparu, transportée au loin par les véhicules funiculaires. La mère est seule. La privation de ses fils ne semble guère la chagriner. Elle a le coloris et l'embonpoint habituels, signe que les fatigues maternelles ne lui ont pas été trop lourdes.

Je lui reconnais aussi plus de ferveur à la chasse. Chargée de sa famille, elle était d'une remarquable sobriété, n'acceptant qu'avec beaucoup de réserve le gibier mis à sa disposition. Le froid de la saison s'opposait peut-être aux copieuses réfections ; peut-être aussi le faix des petits gênait ses mouvements et la rendait plus réservée dans l'attaque de la proie.

Aujourd'hui, ragaillardie par le beau temps et libre d'allures, elle accourt du fond de son repaire toutes fois que je fais bruire une pièce de son goût à l'entrée du terrier ; elle vient prendre au bout de mes doigts le savoureux Criquet, la corpulente Anoxie, et cela se répète chaque jour si mes soins en ont le loisir. Après la sobriété hiémale, le temps est venu des plantureuses ripailles.

Cet appétit nous apprend que la bête n'est pas près de mourir ; on ne festoie pas de la sorte avec un estomac défaillant. Mes pensionnaires entrent, en pleine vigueur, dans leur quatrième année. L'hiver, aux champs, je trouvais portant leurs petits des mères de grande taille et d'autres presque de moitié moindres. L'ensemble représentait donc une triple filiation. Et maintenant voici que, dans mes terrines, après le départ de la famille, les vieilles matrones persistent, aussi robustes que jamais. Toutes les apparences le disent : devenues bisaïeules, elles se maintiennent aptes à procréer.

Les faits répondent à ces prévisions. Septembre revenu, mes captives traînent une sacoche aussi volumineuse que celle de l'an passé. Longtemps, même alors que les autres pontes sont écloses depuis quelques semaines, elles viennent chaque jour, sur le seuil du terrier, présenter leurs pilules à l'incubation du soleil. Leur persévérance n'aboutit pas ; rien ne sort de la bourse de satin. Rien n'y bouge. Pourquoi ?

Parce que, dans la captivité de mes cloches, les oeufs n'ont pas eu de père. Lassées d'attendre et reconnaissant, enfin la stérilité de leur produit, elles repoussent le sac aux oeufs hors du terrier et plus ne s'en occupent. Au retour du printemps, alors que la famille, développée suivant les règles, aurait été émancipée, enfin elles périssent. Mieux que le Scarabée sacré, son voisin, la puissante Araignée des garrigues connaît donc la longévité patriarcale ; à tout le moins, elle vit cinq années.

Laissons les mères à leurs affaires et revenons aux jeunes. Ce n'est pas sans quelque surprise que l'on voit les petites Lycoses, dès les premiers moments de l'émancipation, se hâter de gagner les hauteurs. Destinées à vivre à la surface du sol, parmi les courts gazons, ensuite domiciliées dans un puits, demeure permanente, les voici qui débutent en passionnés acrobates. Avant les bas niveaux, leur séjour réglementaire, il leur faut les hauts lieux.

Monter plus haut, plus haut encore, est leur premier besoin. Avec un mât de trois mètres d'élévation et convenablement embroussaillé pour faciliter l'escalade, je n'ai pas atteint, paraît-il, les limites de leur instinct ascensionnel. Tout à la cime sont des accourues qui, gesticulant des pattes, interrogent l'étendue comme pour saisir des brindilles supérieures. Il convient de recommencer, et dans des conditions meilleures.

Si la Lycose de Narbonne, dans sa propension momentanée vers les hauteurs, est plus intéressante qu'une autre Aranéide à cause de sa demeure habituelle, le sous-sol, elle est aussi d'essaimage moins frappant, parce que les jeunes, loin d'émigrer tous à la fois, quittent la mère à des époques différentes et par petites escouades. Le spectacle sera plus beau avec la triviale Araignée des jardins, l'Epeire diadème (Epeira diadema Lin.), décorée sur le dos d'une triple croix blanche.

Elle fait sa ponte en novembre et meurt aux premiers froids. La longévité de la Lycose lui est refusée. Sortie de la sacoche natale au début du printemps, elle ne voit jamais le printemps suivant. Cette sacoche, récipient des oeufs, n'a rien de l'industrieuse structure que nous ont fait admirer l'Epeire fasciée et l'Epeire soyeuse. Ici, plus de configuration en gracieux aérostat ou bien en paraboloïde étoilé à la base ; plus d'étoffe en satin, tenace, imperméable ; plus d'édredon pareil à une fumée rousse ; plus de tonnelet central où les oeufs sont encaqués. L'art des tissus robustes et des enceintes multiples est inconnu.

L'oeuvre de l'Epeire diadème est une pilule de soie blanche, travaillée en feutre lâche, que les nouveau-nés pourront aisément traverser, sans le secours de la mère, morte depuis longtemps, et sans la ressource d'une déhiscence spéciale se déclarant à l'heure voulue. Sa grosseur est à peu près celle d'un médiocre pruneau.

D'après sa structure, on peut juger de son mode de fabrication. Comme la Lycose, que le volume précédent nous a montrée à l'ouvrage dans une de mes terrines, l'Epeire diadème, sur l'appui de quelques fils tendus entre les objets voisins, construit d'abord une soucoupe de peu de profondeur et suffisamment épaisse pour n'avoir pas besoin de retouches ultérieures. La manoeuvre se devine. D'une oscillation régulière, le bout du ventre descend et monte, monte et descend, tandis que l'ouvrière se déplace un peu. Chaque fois, les filières appliquent un bout de fil sur le molleton déjà fait.

Lorsque l'épaisseur convenable est obtenue, la pondeuse, en un flux continu, vide ses ovaires au centre de l'écuelle. Agglutinés entre eux par leur moiteur, les oeufs, d'un beau jaune orangé, forment un amas globulaire. Le travail des filières reprend. Le globe de germes se recouvre d'une calotte soyeuse, confectionnée de la même façon que la soucoupe. Les deux moitiés de l'ouvrage sont si bien assemblées que le tout forme une sphère d'une seule pièce.

Versées dans l'industrie des tissus imperméables, l'Epeire fasciée et l'Epeire soyeuse disposent leurs pontes en haut lieu, sur des broussailles, sans aucun abri. La forte étoffe des sacoches suffit à protéger les oeufs contre l'inclémence de l'hiver, contre l'humidité surtout. Pour la sienne, enveloppée d'un feutre non hydrofuge, l'Epeire diadème a besoin d'un réduit. Dans un tas de pierrailles bien exposé au soleil, il lui arrive de faire choix de quelque large bloc qui servira de toiture. Là-dessous elle loge sa pilule, en compagnie de l'Escargot hibernant.

Plus souvent encore, elle préfère l'épais fouillis d'une broussaille naine, s'élevant à peine d'un empan et conservant son feuillage en hiver. Faute de mieux, une touffe de gazon lui suffit. Quelle que soit la cachette, le sac aux oeufs est toujours près de terre et dissimulé du mieux possible au milieu des ramilles environnantes.

Sauf le cas de la toiture fournie par une large pierre, on voit que l'emplacement adopté ne répond guère aux besoins d'une hygiène bien entendue. L'Epeire paraît s'en rendre compte. Comme supplément de protection, même sous une pierre, elle ne manque pas de donner à sa ponte une toiture de chaume. Avec des brins de fines graminées sèches, cimentées d'un peu de soie, elle lui bâtit un couvert. L'habitacle des oeufs devient une paillote.

Au bord d'un sentier de l'enclos, dans des touffes de santoline, la bonne fortune me vaut deux nids de l'Epeire diadème. Voilà bien ce que réclament mes projets. La trouvaille vient d'autant mieux à propos que l'époque de l'exode s'approche.

Deux bambous sont préparés, hauts de cinq mètres environ et garnis dans toute leur longueur de menus bouquets de broussailles. L'un est implanté verticalement dans la touffe de santoline, tout à côté du premier nid. Je dénude un peu le voisinage, dont la végétation touffue pourrait, à la faveur de quelques fils amenés par le vent, détourner les émigrants de la voie que je leur ai préparée. Je dresse l'autre bambou au milieu de la cour en plein isolement, à quelques pas de tout appui. Le second nid, déplacé tel quel avec son entourage de santoline, est fixé à la base de la haute quenouille buissonneuse.

Les événements attendus ne tardent guère. Dans la première quinzaine de mai, un peu plus tôt pour l'une, un peu plus tard pour l'autre, les deux familles, gratifiées d'un bambou d'ascension, émergent de leurs sacoches. La sortie n'a rien de remarquable. L'enceinte à traverser est un lacis très lâche où s'insinuent les sortants, débiles bestioles d'un jaune orangé avec tache noire triangulaire sur le croupion. Une matinée suffit à l'apparition de toute la famille.

A mesure, les libérés grimpent aux ramuscules voisins, les escaladent et y tendent quelques fils. Bientôt ils se rassemblent en un groupe serré, de forme globuleuse et de la grosseur d'une noix. Ils s'y tiennent immobiles. La tête plongée dans l'amas, l'arrière au dehors, doucement ils somnolent, ils se mûrissent aux caresses du soleil. Riches d'un fil dans le ventre pour tout avoir, ils se préparent à la dispersion dans le vaste monde.

Du choc d'une paille, provoquons un émoi dans l'assemblée pilulaire. A l'instant tous s'éveillent. Le groupe mollement se dilate, se diffuse, comme mis en branle par une impulsion centrifuge ; il devient un orbe transparent où mille et mille petites pattes se trémoussent, tandis que des fils sont tendus sur le trajet. De l'ensemble du travail résulte un voile subtil qui englobe la famille étalée. C'est alors une gracieuse nébuleuse où, sur le fond opalescent de la tenture, les animalcules brillent en points stellaires orangés.

Cet état de dispersion, bien que durant de longues heures, n'est que temporaire. Si l'air fraîchit, si la pluie menace, le groupe globulaire promptement se reforme. C'est là moyen de protection. Le lendemain d'une averse, je trouve, sur l'un et l'autre bambou, les deux familles en aussi bon état que la veille. Le voile de soie et le groupement en pilule les ont assez bien défendues de l'ondée. De même, surpris dans les champs par l'orage, les moutons se rassemblent, se serrent l'un contre l'autre et de leurs échines font rempart commun.

Par un temps calme et radieux, le rassemblement en amas pilulaire est de règle aussi après les fatigues de la matinée. Dans l'après-midi, les ascensionnistes se réunissent en un point plus élevé, s'y tissent une large tente conique dont le sommet est le bout d'une ramille, et, serrés en peloton compact, ils y passent la nuit. Le lendemain, la chaleur revenue, l'escalade reprend par longs chapelets, suivant des cordages dont quelques explorateurs ont jeté les fondations et que les survenants augmentent de leur ouvrage.

Chaque soir rassemblés en troupeau globulaire et abrités sous une nouvelle tente, chaque matin, aux heures d'un soleil non encore trop chaud, ainsi, pendant trois ou quatre jours, mes petits émigrants s'élèvent, étage par étage, sur l'un et l'autre bambou. Ils parviennent à la cime, à cinq mètres d'élévation. L'escalade finit faute d'appui.

Dans les conditions habituelles, l'ascension serait plus brève. Les jeunes Epeires ont à leur service les buissons, les broussailles, où de tous côtés se trouvent des appuis pour les fils ondulant au gré des remous de l'air. Avec ces ponts funiculaires jetés à travers l'étendue, la dispersion est des plus aisées. Chaque émigrant part à son heure et voyage comme il lui convient.

Mes artifices ont quelque peu changé ces conditions. Mes deux mâts broussailleux sont éloignés des arbustes environnants, celui surtout que j'ai planté au milieu de la cour. Des ponts sont impossibles, car les fils livrés à l'air ne sont pas assez longs. Pressés de s'en aller, les acrobates montent donc toujours, jamais ne redescendent, invités à chercher dans une station supérieure ce qu'ils n'ont pas obtenu dans la station d'en bas. La cime de mes deux bambous n'est probablement pas la limite de ce que mes fervents grimpeurs sont capables d'atteindre.

Nous allons voir tout à l'heure le but de cette propension à monter, instinct bien remarquable déjà chez les Epeires, qui, pour domaine, ont les médiocres broussailles où se tendent leurs filets ; instinct plus singulier encore chez la Lycose, qui, hors du moment où se quitte l'échine maternelle, n'abandonne jamais le sol, et se montre dès ses premières heures aussi passionnée des hauteurs que le sont les jeunes Epeires.

Considérons en particulier la Lycose. En elle, au moment de l'exode, un instinct soudain surgit, qui disparaît sans retour, avec la même promptitude, quelques heures après. C'est l'instinct de l'escalade, inconnu de l'adulte et bientôt oublié de la jeune émancipée destinée à vagabonder longtemps à terre, sans domicile.

Ni l'une ni l'autre ne s'avise de monter à la cime d'un gramen. L'adulte chasse à l'affût, s'embusque dans sa tour ; la jeune chasse à courre à travers les maigres gazons. Dans les deux cas, pas de filet, et de la sorte nul besoin de points d'attache élevés. Quitter le sol et gravir les hauteurs leur est interdit.

Or, voici que la petite Lycose, désireuse de s'en aller du manoir maternel et de voyager au loin par les moyens les moins pénibles et les plus rapides, devient tout à coup ardente ascensionniste. Fougueusement elle escalade le treillis de la cloche où elle est née, à la hâte elle grimpe au sommet du long mât que je lui ai préparé. De même elle se porterait à la cime des broussailles de sa garrigue.

Son but, nous l'entrevoyons. De là-haut, ayant au-dessous d'elle un large espace, elle laisse flotter un fil qui, saisi par le vent, l'emporte suspendue. Nous avons nos aérostats, elle a son véhicule aérien. Le voyage accompli, plus rien ne reste de cette ingénieuse industrie. Soudainement venu à l'heure requise, l'instinct de l'escalade non moins soudainement disparaît.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 3.