LA MANTE — LE NID
Montrons sous un meilleur aspect l'insecte aux tragiques amours. Son nid est une merveille. Dans le langage scientifique, on l'appelle oothèque , la « boîte aux oeufs ». Je ne ferai pas abus de l'étrange vocable. Du moment qu'on ne dit pas « la boîte aux oeufs de pinson » pour dire « le nid de pinson », pourquoi serais-je obligé de recourir à la boîte en parlant de la Mante ? Que ce soit de tournure plus savante, c'est possible ; mais ce ne sont pas là mes affaires.
Aux expositions ensoleillées se trouve, un peu partout, le nid de la Mante religieuse, sur les pierres, le bois, les souches de vigne, les brindilles des arbrisseaux, les tiges sèches des herbages, et jusque sur les produits de l'industrie humaine, fragments de brique, lambeaux de toile grossière, restes racornis de chaussures. Tout support indistinctement suffit, à la condition d'offrir des inégalités où le nid puisse empâter sa base et trouver solide appui.
Quatre centimètres de longueur sur deux de largeur sont les habituelles dimensions. La couleur est blonde comme celle du grain de froment. Exposée à la flamme, la matière brûle assez bien et répand une faible odeur de soie roussie. C'est en effet une substance voisine de la soie, qui, au lieu de s'étirer en fil, se concrète en masse spumeuse. Si le nid est fixé sur un rameau, la base cerne, enveloppe les brindilles voisines et prend configuration variable suivant les accidents du support ; s'il est fixé sur une surface plane, la face inférieure, toujours moulée sur l'appui, est plane elle-même. Le nid prend alors la forme d'un demi-ellipsoïde, plus ou moins obtus à l'un des bouts, effilé à l'autre et même souvent terminé par un court appendice en éperon.
Dans tous les cas, la face supérieure est régulièrement convexe. On y distingue trois zones longitudinales bien accentuées. La médiane, plus étroite que les autres, se compose de lamelles disposées par couples et se recouvrant à la manière des tuiles d'un toit. Les bords de ces lamelles sont libres et laissent deux séries parallèles d'entrebâillements ou de fissures par où se fait la sortie des jeunes au moment-de l'éclosion. Dans un nid récemment abandonné, cette zone médiane est hérissée de fines dépouilles, qui s'agitent au moindre souffle et ne tardent pas à disparaître sous les vicissitudes du plein air. Je lui donnerai le nom de zone de sortie, parce que c'est uniquement le long de cette bande que s'accomplit la libération des jeunes, à la faveur des issues ménagées à l'avance.
Partout ailleurs, le berceau de la nombreuse famille présente paroi infranchissable. Les deux zones latérales, en effet, occupant la majeure part du demi-ellipsoïde, sont d'une continuité parfaite à la superficie. Dans ces régions à substance tenace, nulle possibilité de sortir pour les petites Mantes si faibles au début ; on y voit seulement de nombreux et fins sillons transverses, indices des diverses tranches dont l'amas d'oeufs se compose.
Coupons le nid en travers. On reconnaît alors que l'ensemble des oeufs constitue un noyau allongé, de consistance très ferme, revêtu latéralement d'une épaisse écorce poreuse, pareille à de l'écume solidifiée. En dessus s'élèvent des lames courbes, très serrées, à peu près libres, dont la terminaison aboutit à la zone de sortie, en y formant une double série de petites écailles imbriquées.
Les oeufs sont noyés dans une gangue jaunâtre, d'aspect corné. Ils sont rangés par couches, suivant des arcs de cercle, avec l'extrémité céphalique convergeant vers la zone de sortie. Cette orientation nous dit le mode de délivrance. Les nouveaux-nés se glisseront dans l'intervalle que laissent entre eux deux feuillets voisins, prolongement du noyau ; ils y trouveront passage étroit, difficile à franchir, mais enfin suffisant avec le curieux dispositif dont nous aurons à nous occuper tout à l'heure ; ils parviendront ainsi à la bande médiane. Là, sous les écailles imbriquées, s'ouvrent deux issues pour chaque couche d'oeufs. Une moitié des sortants se libérera par la porte de droite, l'autre moitié par la porte de gauche. Cela se répète d'un bout à l'autre du nid, tant qu'il y a des couches.
Résumons ces détails de structure, assez difficiles à saisir pour qui n'a pas l'objet sous les yeux. Suivant l'axe du nid, et semblable de forme à un noyau de datte, est l'ensemble des oeufs, groupés par assises. Une écorce protectrice, sorte d'écume solidifiée, enveloppe cet amas, sauf en dessus dans la région médiane, où l'écorce spumeuse est remplacée par de minces feuillets juxtaposés. Les extrémités libres de ces feuillets forment à l'extérieur la zone de sortie ; elles s'y imbriquent en deux séries d'écailles et laissent, pour chaque couche d'oeufs, un couple d'issues, étroites fissures.
Assister à la confection du nid, voir comment s'y prend la Mante pour édifier ouvrage si complexe, était le point saillant de mon étude. J'y suis parvenu non sans peine, car la ponte se fait à l'improviste et presque toujours de nuit. Après bien d'inutiles attentes, la chance enfin me favorisa. Le 5 septembre, une de mes pensionnaires, fécondée le 29 août, s'avisa de pondre sous mes yeux vers les quatre heures du soir.
Avant d'assister à son travail, une remarque : tous les nids que j'ai obtenus en volière — et ils y sont assez nombreux — ont pour appui, sans exception aucune, la toile métallique des cloches. J'avais eu soin de mettre à la disposition des Mantes quelques pierrailles rugueuses, quelques bouquets de thym, supports très usités dans la liberté des champs. Les captives ont préféré le réseau du fil de fer, qui, par ses mailles où s'incruste la matière d'abord molle de l'édifice, donne parfaite fixité.
Les nids, dans les conditions naturelles, n'ont aucun abri ; ils doivent supporter les intempéries de l'hiver, résister aux pluies, aux vents, aux gelées, aux neiges, sans se détacher. Aussi la pondeuse choisit toujours un support inégal où puissent se mouler et obtenir prise les fondations du nid. Au médiocre est préféré le meilleur, au meilleur l'excellent, lorsque les circonstances le permettent ; et telle doit être la cause de la constante adoption du treillis des volières.
L'unique Mante qu'il m'a été donné d'observer au moment de la ponte travaille dans une position renversée, accrochée qu'elle est vers le sommet de la cloche. Ma présence, ma loupe, mes investigations ne la dérangent en rien, tant son oeuvre l'absorbe. Je peux enlever le dôme treillissé, l'incliner, le renverser, le tourner et le retourner, sans que l'insecte suspende un moment sa besogne. Je peux, avec des pinces, soulever les longues ailes pour voir un peu mieux ce qui se passe dessous. La Mante ne s'en préoccupe point. Jusque-là, tout est bien : la pondeuse ne bouge pas et se prête impassible à toutes mes indiscrétions d'observateur. N'importe : les choses ne marchent pas au gré de mes désirs, tant l'opération est rapide, et l'examen difficultueux.
Le bout du ventre est constamment immergé dans un flot d'écume qui ne permet pas de bien saisir les détails de l'acte. Cette écume est d'un blanc grisâtre, un peu visqueuse et presque semblable à de la mousse de savon. Au moment de son apparition, elle englue légèrement le bout de paille que j'y plonge. Deux minutes après, elle est solidifiée et n'adhère plus à la paille. En peu de temps, sa consistance est celle que l'on constate sur un nid vieux.
La masse spumeuse se compose en majeure partie d'air emprisonné dans de petites bulles. Cet air, qui donne au nid un volume bien supérieur à celui du ventre de la Mante, ne provient pas évidemment de l'insecte, quoique l'écume apparaisse dès le seuil des organes génitaux ; il est emprunté à l'atmosphère. La Mante construit donc surtout avec de l'air, éminemment apte à protéger le nid contre les intempéries. Elle rejette une composition gluante, analogue au liquide à soie des chenilles ; et de cette composition, amalgamée à l'instant avec l'air extérieur, elle produit l'écume.
Elle fouette son produit comme nous fouettons le blanc des oeufs pour le faire gonfler et mousser. L'extrémité de l'abdomen, ouverte d'une longue fente, forme deux amples cuillers latérales qui se rapprochent, s'écartent d'un mouvement rapide, continuel, battent le liquide visqueux et le convertissent en écume à mesure qu'il est déversé au dehors. On voit en outre, entre les deux cuillers bâillantes, monter et descendre, aller et venir, en manière de tige de piston, les organes internes, dont il est impossible de démêler le jeu précis, noyés qu'ils sont dans l'opaque flot mousseux.
Le bout du ventre, toujours palpitant, ouvrant et refermant ses valves avec rapidité, exécute des oscillations de droite à gauche et de gauche à droite à la façon d'un pendule. De chacune de ces oscillations résultent à l'intérieur une couche d'oeufs, à l'extérieur un sillon transversal. A mesure qu'il avance dans l'arc décrit, brusquement, à des intervalles très rapprochés, il plonge davantage dans l'écume, comme s'il enfonçait quelque chose au fond de l'amas mousseux. Chaque fois, à n'en pas douter, un oeuf est déposé ; mais les choses se passent si vite et dans un milieu si peu favorable à l'observation que je ne parviens pas une seule fois à voir fonctionner l'oviducte. Je ne peux juger de l'apparition des oeufs que par les mouvements du bout du ventre, qui, d'un plongeon brusque, s'immerge davantage.
En même temps, par ondées intermittentes, est déversée la composition visqueuse, que fouettent et convertissent en écume les deux valves terminales. La mousse obtenue s'épanche sur les flancs de la couche d'oeufs et à la base, où je la vois faire saillie à travers les mailles du treillis, refoulée qu'elle est par la pression du bout de l'abdomen. Ainsi s'obtient progressivement l'enveloppe spongieuse, à mesure que les ovaires se vident.
Je me figure, sans pouvoir faire intervenir l'observation directe, que pour le noyau central, où les oeufs dans un milieu plus homogène que l'écorce, la Mante emploie son produit tel quel, sans le battre de ses cuillers et le faire mousser. La couche d'oeufs déposée, les deux valves produiraient l'écume pour l'envelopper. Mais, encore une fois tout cela est fort difficile à démêler sous le voile de la masse écumante.
Sur un nid récent, la zone de sortie est enduite d'une couche de matière finement poreuse, d'un blanc pur, mat, presque crayeux, qui fait contraste avec le reste du nid, d'un blanc sale. On dirait la composition que les pâtissiers obtiennent avec du blanc d'oeuf battu, du sucre et de la fécule, pour agrémenter certains de leurs produits. Cet enduit neigeux est très friable, facile à détacher. Quand il a disparu, la zone de sortie se montre nettement caractérisée, avec sa double série de lamelles à bord libre. Les intempéries, la pluie, le vent l'enlèvent tôt ou tard par lambeaux, par écailles ; aussi les vieux nids n'en gardent-ils aucun vestige.
Au premier examen, on serait tenté de voir dans cette matière neigeuse une substance différente de celle du reste du nid. La Mante emploierait-elle, en effet, deux produits distincts ? En aucune manière. L'anatomie d'abord nous affirme l'unité des matériaux. L'organe sécréteur de la substance du nid se compose de tubes cylindriques, recroquevillés, répartis en deux groupes d'une vingtaine chacun. Tous sont pleins d'un fluide visqueux, incolore, d'aspect identique quelle que soit la région considérée. Nulle part aucun indice d'un produit à coloration crétacée.
A son tour, le mode de formation du ruban neigeux écarte l'idée de matériaux divers. On voit, en effet, les deux filets caudaux de la Mante balayer la surface du flot mousseux, cueillir pour ainsi dire l'écume de l'écume, la rassembler et la maintenir sur le dos du nid pour y former la bande semblable à un ruban de sucrerie. Ce qui reste après ce balayage, ou ce qui ruisselle de la bande non encore figée, s'étale sur les flancs en un léger badigeon à bulles si fines qu'il faut la loupe pour les apercevoir. Une eau boueuse, chargée d'argile, se couvre d'écume grossière dans le cours d'un torrent. Sur cette écume fondamentale, salie de matières terreuses, çà et là se montrent des amas spumeux d'un beau blanc, à bulles moins volumineuses. Une sélection se fait par la différence des densités, et l'écume blanche comme neige surmonte par places l'écume sale d'où elle provient. Quelque chose de semblable se passe lors de l'édification du nid de la Mante. Les deux cuillers réduisent en écume le jet visqueux des glandes. La partie la plus ténue, la plus légère, rendue plus blanche par sa délicate porosité, monte à la surface, où les filets caudaux la balayent pour l'amasser en ruban neigeux sur le dos du nid.
Jusque-là, avec un peu de patience, l'observation est praticable et donne des résultats satisfaisants. Elle devient impossible quand il s'agit de la structure si complexe de cette zone médiane où, pour la sortie des larves, des issues sont ménagées sous le couvert d'une double série de lamelles imbriquées. Le peu que je parviens à démêler se réduit à ceci. Le bout de l'abdomen, largement fendu de haut en bas, forme une sorte de boutonnière dont l'extrémité supérieure reste à peu près fixe, tandis que l'inférieure oscille en produisant de l'écume et immergeant des oeufs. C'est à l'extrémité supérieure que revient certainement le travail de la zone médiane.
Je la vois toujours dans le prolongement de cette zone, au sein de la fine écume blanche rassemblée par des filets caudaux. Ceux-ci, l'un à droite, l'autre à gauche, délimitent la bande. Ils en palpent les bords ; ils semblent s'informer, de l'ouvrage. J'y verrai volontiers deux longs doigts, d'exquise délicatesse, dirigeant la difficultueuse construction.
Mais comment s'obtiennent les deux rangées d'écailles et les fissures, les portes de sortie qu'elles abritent ? Je l'ignore. Je ne peux même le soupçonner. Je lègue à d'autres la fin du problème.
Quelle merveilleuse mécanique qui déverse avec tant d'ordre et si prestement la gangue cornée du noyau central, la mousse protectrice, l'écume blanche du ruban médian, les oeufs, la liqueur fécondante, et peut en même temps édifier des feuillets qui se superposent, des écailles qui s'imbriquent, des fissures libres qui alternent ! On s'y perd. Et cependant, quelle aisance dans le travail ! Accrochée à la toile métallique dans l'axe de son nid, la Mante est immobile. Aucun regard n'est donné à la chose qui s'édifie en arrière ; aucune intervention des pattes ne vient en aide. Cela se fait tout seul. Ce n'est pas ici oeuvre industrieuse nécessitant le savoir-faire de l'instinct ; c'est besogne purement machinale, réglée par l'outillage, par l'organisation. Le nid de structure si complexe résulte du jeu seul des organes, comme dans notre industrie se façonnent mécaniquement une foule d'objets dont la perfection mettrait en défaut la dextérité des doigts.
Sous un autre aspect, le nid de la Mante est plus remarquable encore. On y trouve, excellemment appliquée, une des plus belles données de la physique sur la conservation de la chaleur. La Mante nous a devancés dans la connaissance des corps athermanes.
On doit au physicien Rumford l'originale expérience que voici, propre à démontrer la faible conductibilité de l'air pour la chaleur. L'illustre savant plongeait un fromage glacé dans une masse d'écume fournie par des oeufs bien battus. Le tout était soumis à la chaleur d'un four. En peu de temps s'obtenait ainsi une omelette soufflée brûlante, au centre de laquelle se trouvait le fromage aussi froid qu'au début. L'air emprisonné dans les bulles de l'écume enveloppante explique cette étrangeté. Matière éminemment athermane, il avait arrêté la chaleur du four, il l'avait empêchée d'arriver au corps central glacé.
Or, que fait la Mante ? Précisément ce que faisait Rumford : elle fouette sa glaire pour obtenir une omelette soufflée, protectrice des germes rassemblés en noyau central. Son but est inverse, il est vrai ; son écume coagulée doit défendre du froid, et non de la chaleur. Mais ce qui protège contre l'un protège contre l'autre, et l'ingénieux physicien, renversant son expérience, aurait pu, avec la même enveloppe écumeuse, maintenir un corps chaud dans une enceinte froide.
Rumford connaissait les secrets du matelas d'air par le savoir accumulé de ses prédécesseurs, par ses propres recherches, ses propres études. Comment, depuis on ne sait combien de siècles, la Mante a-t-elle devancé notre physique dans ce délicat problème de la chaleur ? Comment s'est-elle avisée d'envelopper d'écume son amas d'oeufs, qui, fixé, sans aucun abri, sur un rameau, sur une pierre, doit supporter impunément les rudesses de l'hiver ?
Les autres Mantiens de mon voisinage, les seuls dont je puisse parler en pleine connaissance de cause, font emploi de l'enveloppe athermane en écume solidifiée ou la suppriment, suivant que les oeufs sont destinés ou non à passer l'hiver. La petite Mante grise ( Ameles decolor ), si différente de l'autre par l'absence presque complète des ailes chez la femelle, édifie un nid gros à peine comme un noyau de cerise et le revêt fort bien d'une écorce écumeuse. Pourquoi cette enveloppe soufflée ? Parce que le nid de l'Ameles doit, comme celui de la Mante religieuse, passer l'hiver, exposé sur un rameau, sur une pierre, à toutes les rigueurs de la mauvaise saison.
D'autre part, malgré sa taille, équivalente à celle de la Mante religieuse, l'Empuse appauvrie ( Empusa pauperata ), le plus étrange de nos insectes, construit un nid aussi petit que celui de l'Ameles. C'est un très modeste édifice, composé de cellules peu nombreuses, disposées côte à côte sur trois ou quatre rangées accolées. Ici absence complète de l'enveloppe soufflée, bien que le nid soit fixé à découvert, comme les précédents, sur quelque ramille ou éclat de pierraille. Ce défaut de matelas athermane annonce d'autres conditions climatériques. En effet, les oeufs de l'Empuse éclosent peu après la ponte, pendant la belle saison. N'ayant pas à subir les sévices de l'hiver, ils n'ont pour protection que le mince étui de leurs gaines.
Si délicates et si rationnelles, ces précautions, rivales de l'omelette soufflée de Rumford, sont-elles un résultat fortuit, une des combinaisons sans nombre issues de l'urne du hasard ? Si oui, ne reculons pas devant l'absurde et, reconnaissons que la cécité du hasard est douée d'une merveilleuse clairvoyance.
La Mante religieuse commence son nid par le bout obtus et le termine par le bout rétréci. Ce dernier souvent se prolonge en une sorte de promontoire où s'est dépensée, en s'étirant, la dernière goutte du liquide glaireux. Une séance de deux heures environ, sans interruption aucune, est nécessaire pour accomplir la totalité de l'ouvrage.
Aussitôt la ponte terminée, la mère se retire, indifférente. Je m'attendais à la voir se retourner et témoigner quelque tendresse pour le berceau de sa famille. Mais pas le moindre signe de joie maternelle. L'ouvrage est parachevé, plus rien ne la regarde. Des Criquets se sont approchés. L'un même s'est campé sur le nid. La Mante ne fait aucune attention à ces importuns, pacifiques il est vrai. Les chasserait-elle s'ils étaient dangereux et s'ils faisaient mine d'éventrer le coffret aux oeufs ? Son impassibilité me dit que non. Que lui importe désormais le nid ? Elle ne le connaît plus.
J'ai dit les accouplements multiples de la Mante religieuse et la fin tragique du mâle, presque toujours dévoré comme vulgaire gibier. Dans l'intervalle d'une paire de semaines, j'ai vu la même femelle convoler en nouvelles noces jusqu'à sept reprises. La veuve si facile à consoler avait, chaque fois, mangé son conjoint. De telles moeurs font prévoir des pontes multiples. Il y en a, en effet, bien qu'elles ne soient pas une règle générale. Parmi mes pondeuses, les unes ne m'ont donné qu'un seul nid ; d'autres en ont fourni deux, aussi volumineux l'un que l'autre. La plus féconde en a produit trois, les deux premiers de grosseur normale, le troisième réduit à la moitié des habituelles dimensions.
Cette dernière va nous apprendre de quelle population disposent les ovaires de la Mante. D'après les sillons transverses du nid, il est aisé de dénombrer les couches d'oeufs, très inégalement riches suivant qu'elles occupent l'équateur de l'ellipsoïde ou bien les extrémités. Le relevé des oeufs dans la couche la plus grande et dans la couche moindre fournit une moyenne d'où se déduit approximativement le total. Je trouve ainsi qu'un nid de belles dimensions contient environ quatre cents oeufs. La pondeuse à trois nids, dont la dernière moitié moindre que les autres, laissait donc pour descendance un millier de germes ; celles à ponte double, huit cents ; et les moins fécondes, de trois à quatre cents. Dans tous les cas, superbe famille, vite encombrante si elle n'était largement émondée.
La mignonne Mante décolorée est beaucoup moins prodigue. Sous mes cloches, elle ne donne qu'une ponte, et son nid contient une soixantaine d'oeufs au plus. Bien que construit sur les mêmes principes et fixé lui aussi à découvert, son ouvrage diffère notablement de celui de la Mante religieuse, d'abord par ses dimensions exiguës, mesurant dix millimètres de longueur sur cinq de largeur ; ensuite par certains détails de structure. Il est façonné en dos d'âne. Les deux flancs sont courbes, et la ligne médiane fait saillie en une crête légèrement dentelée. Une douzaine de sillons, plus ou moins, correspondant aux diverses couches d'oeufs, le labourent en travers. Ici, pas de zone de sortie à courts feuillets imbriqués, pas de ruban neigeux avec issues alternantes. Toute la surface, y compris la base d'appui, est uniformément couverte d'une écorce luisante, à fines bulles et d'un roux brunâtre. L'extrémité initiale est configurée en ogive ; l'extrémité finale se tronque brusquement et se prolonge en haut en court éperon. Les oeufs, rangés couche par couche, sont enchâssés dans une matière non poreuse, d'aspect corné, sorte de gangue très résistante à la pression. Le tout forme un noyau qu'enveloppe l'écorce écumeuse. Comme la Mante religieuse, c'est de nuit que la Mante décolorée travaille à son nid, condition fâcheuse pour l'observateur.
De gros volume, de structure curieuse et d'ailleurs bien en évidence sur sa pierre ou sa broussaille, le nid de la Mante religieuse ne pouvait manquer d'attirer l'attention du paysan provençal. Il est très connu en effet, dans les campagnes, où il porte le nom de tigno ; il a même haute renommée. Nul cependant ne semble s'être informé de son origine. C'est toujours sujet de surprise pour mes rustiques voisins lorsque je leur apprends que la célèbre tigno est le nid du vulgaire Prègo-Diéu. Cette ignorance pourrait bien avoir pour cause la ponte nocturne de la Mante. L'insecte n'a pas été surpris travaillant à son nid dans le mystère de la nuit, et le trait d'union, fait défaut entre l'ouvrier et l'ouvrage, l'un et l'autre cependant connus de tous au village.
N'importe : le singulier objet existe ; il attire le regard, il captive l'attention. Donc cela doit être bon à quelque chose, cela doit avoir des vertus. Ainsi de tout temps a raisonné le naïf espoir de trouver dans l'étrange un soulagement à nos misères.
D'un accord général, la pharmacopée rurale, en Provence, vante la tigno comme le meilleur des remèdes contre les engelures. Le mode d'emploi est plus simples. On coupe la chose en deux, on la comprime et l'on frictionne la partie malade avec la section ruisselante de suc. Le spécifique est souverain, à ce qu'on dit. Qui ressent aux doigts le prurit d'enflures violacées ne manque pas de recourir à la tigno, suivant les us traditionnels. En est-il réellement soulagé ?
Malgré l'unanime croyance, je me permettrai d'en douter, après les essais infructueux tentés sur moi-même et sur quelques personnes de ma maisonnée pendant l'hiver 1895, si fertile en misères épidermiques par ses froids rigoureux et prolongés. Nul de nous, enduit du célèbre onguent, n'a vu diminuer ses enflures digitales ; nul n'a senti les démangeaisons se calmer un peu sous le vernis albumineux de la tigno écrasée. Il est à croire que l'insuccès est pareil chez les autres, et, malgré tout, la renommée populaire du spécifique se maintient, probablement à cause d'une simple similitude de nom entre le remède et l'infirmité : en provençal, engelure se dit tigno. Du moment que le nid de la Mante religieuse et l'engelure ont même dénomination, les vertus du premier ne sont-elles pas évidentes ? Ainsi se créent les réputations.
Dans mon village, et sans doute quelque peu à la ronde, la tigno -- entendons ici le nid de la Mante -- est en outre préconisée comme odontalgique merveilleux. Il suffit de l'avoir sur soi pour être affranchi du mal de dents. Les bonnes femmes la cueillent en lune favorable ; elles la conservent religieusement dans un recoin de l'armoire ; elles la cousent au fond de la poche, crainte de la perdre en retirant le mouchoir ; elles se l'empruntent entre voisines si quelque molaire s'endolorit. « Prête-moi la tigno : je souffre le martyre », fait la dolente à joue fluxionnée. L'autre s'empresse de découdre et de transmettre le précieux objet. « Ne la perds pas, au moins, recommande-t-elle ; je n'en ai pas d'autre, et nous ne sommes plus en bonne lune. »
N'allons pas rire de l'extravagant odontalgique : bien des remèdes qui s'étalent triomphalement à la quatrième page des journaux ne sont pas plus efficaces. D'ailleurs ces naïvetés rurales sont dépassées par quelques vieux livres où dort la science d'autrefois. Un naturaliste anglais du XVIe siècle, le médecin Thomas Moufet, nous raconte que les enfants égarés dans la campagne s'adressent à la Mante pour retrouver leur chemin. L'insecte consulté, étendant la patte, indique la direction à suivre ; et presque jamais il ne se trompe, ajoute l'auteur. Ces belles choses-là sont dites avec une adorable bonhomie. Tam divina censetur bestiola, ut puero interroganti de via, extento digito rectam monstrat, atque raro vel nunquam fallat.
Où le crédule érudit a-t-il puisé ce joli conte ? Ce n'est pas en Angleterre, où, la Mante ne peut vivre ; ce n'est pas en Provence, où ne se trouve nulle part, trace de la puérile interrogation. Aux imaginations du vieux naturaliste, je préfère, encore les vertus mirobolantes de la tigno.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1897, Vème Série, Chapitre 20.