LE MINOTAURE TYPHÉE
SECOND APPAREIL D'OBSERVATION
La demeure à trois bambous, d'aménagement si étranger aux usages du Minotaure, pourrait bien être en partie la cause de la fin prématurée du père. Dans le tube de verre, tout au fond, un seul gâteau cylindrique a été préparé. Ce n'est pas assez évidemment. Il en faut deux au moins pour le maintien de l'espèce en l'état actuel ; il en faut davantage et le plus possible pour la prospérité croissante. Mais dans mon appareil la place manque, à moins de superposer les cylindres nourriciers et de les empiler en colonnes, faute que ne commettra pas la mère.
Des étages superposés rendraient plus tard la sortie des fils difficultueuse. Dans leur empressement de venir à la lumière, les aînés, mûris au point voulu et occupant le bas de la colonne, bouleverseraient, écharperaient les tards venus, non encore prêts et occupant le haut. Pour le tranquille exode, il importe que le puits soit libre d'un bout à l'autre. Les niches individuelles doivent être par conséquent groupées à côté des unes des autres et communiquer, chacune par un couloir latéral, avec la commune cheminée d'ascension.
Autrefois, l'Onitis Bison nous a montré ses conserves, les rations d'autant de vers, disposées à proximité du fond du terrier. Un court vestibule mettait chacune des chambres en rapport avec la galerie verticale. C'était un groupement de cellules sur le même palier. Probablement le Minotaure adopte semblable système.
Dans les fouilles aux champs, en saison un peu tardive, lorsque le père est déjà défunt, ma houlette exhume, en effet, une seconde loge, avec oeuf et provende, à quelque distance de la loge centrale, elle-même peuplée d'un oeuf et dûment approvisionnée. Une autre fouille me fournit des loges excentriques. De part et d'autre, dans le cul-de-sac du terrier et dans ses annexes les dispositions sont pareilles : à la base, dans le sable, un oeuf ; par-dessus, les vivres disposés en colonne.
Il est à croire que, si les difficultés de la manoeuvre au fond d'un entonnoir n'eussent excédé la patience et la souplesse des reins de mon coadjuteur, de pareilles fouilles, répétées toute la bonne saison, auraient augmenté le nombre des chambres desservies par le même puits. Combien y en a-t-il en tout ? Quatre, cinq, six ? Je ne sais au juste. Un nombre modéré dans tous les cas. Et cela doit être. Les masseurs de provende familiale sont d'une modeste fécondité. Le temps leur manque pour léguer le manger à nitée populeuse.
L'appareil éducateur à trépied de bambous me vaut une surprise. Je le visite après le départ et le décès du père. Il y a bien une colonne de vivres pareille à celles que j'exhume aux champs ; mais ces provisions ne sont pas accompagnées d'un oeuf, ni à la base ni ailleurs. La table est servie, et le consommateur manque. Serait-ce répugnance de la mère à peupler la demeure incommode que je lui ai imposée ? Non apparemment, car elle n'aurait pas au préalable pétri le long pain, si ce pain devait être d'utilité nulle. Renonçant à la ponte pour cause d'un logis défectueux, elle se serait abstenue de boulanger un gâteau sans emploi.
D'ailleurs, dans les conditions normales, le même fait se reproduit. En ma douzaine de fouilles aux champs — et si le nombre n'en est pas plus grand, c'est à la difficulté de l'opération qu'il faut l'attribuer — en ma douzaine de fouilles, le cas de l'oeuf absent s'est présenté trois fois. Le garde-manger était désert. La ponte n'avait pas eu lieu, et les provisions étaient là, manipulées comme d'habitude.
Je soupçonne ceci. Ne se sentant pas dans les ovaires des germes mûris au degré requis, la mère n'en travaille pas moins aux provisions avec son collaborateur. Elle sait que le beau cornu, l'auxiliaire si fervent, ne tardera pas à disparaître, usé par les jours et le travail. Avant d'en être privée, elle met à profit, son zèle et ses forces. Ainsi sont manipulées en cellier des conserves utilisées plus tard par la mère restée veuve. Ces provisions, d'autant meilleures que la fermentation les a perfectionnées, seront reprises par la pondeuse, qui les déplacera et les empilera dans une loge latérale, mais cette fois avec un oeuf placé sous l'amas. Pourvue de la sorte et mise en état de continuer seule, la prochaine veuve fera le reste. Le père maintenant peut trépasser, la maison n'en souffrira pas trop.
La fin prématurée du père pourrait bien avoir pour cause la nostalgie de l'inaction. C'est un laborieux que met à mal l'ennui de ne rien faire. Dans mon appareil, il se laisse mourir après la confection du premier gâteau, parce que l'atelier forcément chôme, le reste de la galerie en verre ne devant pas admettre des loges superposées qui gêneraient plus tard la sortie de la famille. Faute de place, la mère cesse de pondre, et le père, n'ayant plus rien à faire, s'en va trépasser au dehors. Le désoeuvrement l'a tué.
Aux champs, le large dans le sol est indéfini ; il permet au fond du puits tel groupe de loges qu'exige la fécondité maternelle, mais une autre difficulté surgit, et des plus graves. Lorsque je suis moi-même le pourvoyeur, la disette n'est pas à craindre. Journellement je m'informe des descentes en magasin, et je renouvelle à mesure les vivres disponibles, disséminés à la surface. Sans être encombrés, mes prisonniers sont toujours dans l'abondance.
Avec la liberté des champs, c'est une autre affaire. Le mouton n'est pas tellement prodigue qu'il dépose toujours en un même point la quantité de pilules nécessaire au Minotaure, deux cents et davantage, comme en feront foi mes observations ultérieures. Une émission de trois ou quatre douzaines, c'est déjà beaucoup. Le ruminant chemine et continue ailleurs son semis.
Or l'amasseur de pilules n'a pas l'humeur vagabonde. Je ne peux me le figurer allant quérir au loin de quoi doter ses fils. Comment, après une longue expédition, retrouverait-il son chemin et rentrerait-il chez lui, poussant de la patte, une par une, les olives rencontrées ? Que l'essor et le flair lui permettent, pour sa propre réfection, des trouvailles à grande distance, rien de mieux ; il faut peu de nourriture au sobre consommateur, et puis l'affaire n'est pas urgente.
S'il s'agit de nidification, au contraire, le besoin s'impose de pilules fort nombreuses et de plus rapidement acquises. L'insecte a pris soin, il est vrai, de s'établir à proximité d'un amas aussi copieux que possible. De nuit, il fait sa ronde aux alentours de sa demeure ; il cueille presque sur sa porte ; il poursuit même ses recherches à quelques empans de distance, en des lieux familiers, où s'égarer est impossible. Mais tôt ou tard plus rien ne reste dans le voisinage, tout est récolté.
L'amasseur, a qui répugnent des expéditions lointaines, dépérit alors d'inaction, il fuit le logis où désormais le travail manque. N'ayant plus rien à faire faute de matériaux, le rouleur, le concasseur de pilules trépasse hors de chez lui, à la belle étoile. Ainsi je m'explique les mâles trouvés morts en plein air lorsque vient le mois de mai. Ce sont des désolés, victimes de leur passion du travail. Ils quittent la vie du moment qu'elle devient inutile.
Si ma conjecture est fondée, il doit m'être possible de prolonger l'existence de ces désespérés en mettant graduellement à la disposition des travailleurs autant de pilules qu'ils peuvent en désirer. Je songe alors à combler de faveurs le Minotaure ; je me propose de lui faire un paradis où les crottins abondent, où les dragées se renouvellent à mesure que les précédentes sont descendues au cellier. De plus, ce lieu de délices aura terre sablonneuse, maintenue fraîche au degré requis, profondeur égale à celle des terriers habituels, enfin largeur d'espace qui permette de grouper au fond plusieurs cabines à côté l'une de l'autre.
Mes combinaisons aboutissent à l'édifice que voici. Avec des planchettes d'un gros travers de doigt d'épaisseur, ce qui plus tard modérera l'évaporation, le menuisier me construit un prisme creux et carré, mesurant 1,40m de hauteur. Trois faces sont invariablement assemblées avec des clous ; la quatrième est formée de trois volets égaux que des vis maintiennent en place. Cette disposition me permettra de visiter, à ma guise, le haut, le bas et la région moyenne de l'appareil sans ébranlement du contenu. La cavité du prisme mesure un décimètre de côté. Le bout inférieur est fermé ; le bout supérieur est libre et porte une corniche sur laquelle repose un large plateau à rebord, représentant les alentours du terrier naturel. Une cloche métallique fait dôme sur ce plateau. La colonne creuse se remplit de terre sablonneuse fraîche, convenablement tassée. Le plateau lui-même en reçoit une couche d'un travers de doigt.
Une condition indispensable est à remplir : c'est que le contenu terreux de l'appareil ne se dessèche pas. L'épaisseur des planches y pare en partie ; mais ce n'est pas assez, pendant les ardeurs de l'été surtout. A cet effet, le tiers inférieur du long prisme plonge dans un pot à fleurs plein de terre, que je maintiens moite par des arrosages modérés. Une légère transsudation de l'humidité environnante à travers le bois empêchera le contenu de devenir aride. Du même coup s'obtient aussi la stabilité verticale de l'appareil, qui, solidement implanté dans une lourde base, tiendra bon contre les assauts du vent, toute l'année s'il le faut.
Le tiers moyen est enveloppé d'une épaisse gaine de chiffons que l'arrosoir humecte presque chaque jour. Enfin, le tiers supérieur est nu, mais la couche de terre du plateau, soumise de ma part à des pluies artificielles assez fréquentes, lui transmet un peu de fraîcheur. A l'aide de ces divers artifices, j'obtiens une colonne terreuse, ni noyée ni aride, telle que l'exige la nidification du Minotaure.
Si j'avais écouté l'ambition de mes projets, j'aurais fait construire une dizaine de semblables appareils, tant il surgissait de questions à résoudre ; mais c'est coûteux, en dehors des moyens de ma personnelle industrie, et l'impécuniosité, ce terrible mal dont se plaignit Panurge, met un frein à mes souhaits d'outillage. Je m'en suis octroyé deux, pas davantage.
Une fois peuplés, je les ai tenus l'hiver dans une petite serre, crainte de la gelée au sein d'une masse terreuse de trop peu de volume. Au fond de sa galerie naturelle, le Minotaure n'a pas à craindre les froids rigoureux : une enceinte sans limites le défend. Dans la mesquine demeure de mon invention, il aurait subi de rudes épreuves.
Les beaux jours venus, j'ai dressé mes deux colonnes en plein air, à quelques pas de ma porte. Elles forment, à côté l'une de l'autre, une sorte de pylône d'architecture étrange. Nul de la maisonnée ne passe sans y donner un coup d'oeil. De ma part les visites sont assidues, le soir et le matin surtout, lorsque les travaux nocturnes commencent et lorsqu'ils sont terminés ; Aux aguets, dans le voisinage de mon pylône, que de bons moments j'ai passés, surveillant et méditant !
Racontons les faits. Vers le milieu de décembre, dans chacun de mes deux appareils je loge une femelle, choisie parmi celles qui se prêtent le mieux à mes desseins. A cette époque, les sexes restent à l'écart l'un de l'autre. Les mâles habitent des terriers médiocres ; les femelles descendent plus ou moins bas. Il y a de ces vaillantes qui, sans l'aide d'un collaborateur, ont déjà parachevé, ou de bien peu s'en faut, le puits nécessaire à la ponte. Le 10 décembre, j'exhume l'une d'elles à 1,20m de profondeur. Ces précoces fouisseuses ne font pas mon affaire. Désireux d'assister à la plénitude des travaux, je fais choix de sujets médiocrement enfouis dans la campagne.
Au centre de la colonne terreuse des deux appareils, je pratique une brève cavité, qui sera l'amorce du terrier. J'y plonge la prisonnière, et c'est assez pour la familiariser avec les lieux. Un nombre connu de crottins de mouton est réparti autour de l'orifice. Désormais les choses marchent toutes seules ; il me suffira de renouveler les vivres lorsqu'il en sera besoin. La saison froide se passe dans la clémente atmosphère d'une serre, et rien de notable ne se produit. Une modeste taupinée s'élève, à peine de quoi remplir le creux de la main. L'heure n'est pas venue des grands travaux.
Au milieu de février, la floraison des amandiers commençant, le temps est très doux. Ce n'est plus l'hiver et ce n'est pas encore le printemps ; le soleil est bon le jour, la flambée de quelques bûches dans l'âtre a ses charmes le soir. Sur les romarins de l'enclos, riches déjà de fleurs liliacées, butinent les abeilles, bourdonnent les osmies à ventre rouge, stationnent de gros criquets cendrés, qui, faisant moulinet de leurs grandes ailes, disent leur joie de vivre. Cette délicieuse saison de renouveau en éveil doit convenir aux Minotaures.
Je marie mes captives : je leur donne à chacune un compagnon, un superbe cornu apporté de la campagne. Dans la nuit le ménage se fonde, et sans tarder le couple se met activement à l'ouvrage. L'association vient d'animer l'atelier. Avant, les mâles, solitaires en de brèves retraites, sommeillaient d'habitude, indifférents à la cueillette des pilules, insoucieux des galeries profondes ; les femelles, pour la majeure part, n'étaient guère plus laborieuses ; les terriers restaient superficiels, les taupinées sans relief, les récoltes sans rendement. Le ménage fondé, profondément on creuse, copieusement on thésaurise. En deux fois vingt-quatre heures, l'expulsion des déblais a surmonté le manoir d'un amas de bouchons terreux formant dôme d'un empan de largeur ; de plus, une douzaine de crottins est descendue en cave.
Trois mois et plus cette activité se maintient, entrecoupée de repos de durée variable, nécessités apparemment par les travaux de meunerie et de boulangerie. La femelle n'apparaît jamais hors du terrier ; c'est toujours le mâle qui sort et se met en quête, parfois à la tombée du crépuscule, plus souvent à une heure avancée de la nuit.
La récolte varie beaucoup, bien que je veille à tenir convenablement garnis les alentours du terrier. Tantôt deux ou trois pilules suffisent ; tantôt, en une seule nuit, la vingtaine est cueillie. L'amasseur semble influencé par les conditions météorologiques. Si le ciel se brouille, se met en préparatifs d'un orage manqué, si je fais pleuvoir moi-même en arrosant le plateau de l'appareil, c'est alors d'habitude que la cueillette est la plus active. En temps sec, au contraire, des semaines entières se passent sans le moindre emmagasinement.
Aux approches de juin, sentant sa fin venir, le valeureux redouble de zèle ; il veut, avant de périr, léguer aux siens l'abondance. D'une fougue non toujours bien calculée, le prodigue entasse pilule sur pilule, au point d'encombrer le terrier et de rendre malaisées les occupations de la mère. Trop de richesses sont un embarras. L'étourdi le reconnaît enfin ; il refoule l'excès au dehors.
Le premier jour de juin, dans l'un de mes appareils, le total des pièces descendues est de deux cent trente-neuf, nombre bien éloquent en faveur du laborieux cornu. Ma comptabilité de crottins, tenue avec non moins de scrupule que celle d'une banque, affirme ce résultat énorme. Je suis ravi du trésor du Minotaure ; mais, à quelques jours de là, un résultat des plus inattendus me met en inquiétude. Je trouve, un matin, la mère morte. Elle est venue trépasser à la surface. Il est de règle, paraît-il, que nul du couple ne doit mourir dans la demeure des fils. C'est au loin, en plein air, que père et mère finissent.
Ce renversement dans l'ordre normal des décès, la mère trépassant avant le père, demande information. Je visite l'intérieur de l'appareil en dévissant les trois volets mobiles. Mes précautions contre l'aridité ont pleinement réussi. Le tiers supérieur de la colonne sablonneuse a gardé une certaine fraîcheur qui donne consistance, empêche les éboulements. Le tiers moyen, avec sa gaine de chiffons mouillés, est plus frais encore. Là, dans un grenier d'abondance, se sont amoncelées les victuailles ; le mâle s'y trouve, alerte et vigoureux. Au dernier tiers plongé dans la terre humide d'un grand vase, la plasticité est pareille à celle que ma bêche rencontre dans les profonds terriers naturels. Tout semble en ordre, et cependant, au bas de la galerie, nulle trace de nidification ; pas de saucisses préparées, ni même en préparation. Toutes les pilules sont intactes.
C'est de pleine évidence : la mère a refusé de pondre, et par suite le père s'est abstenu de moudre. La farine devenait inutile du moment que des pains ne se pétrissaient point. La récolte n'en est pas moins copieuse, en vue des événements futurs. Les deux cent trente-neuf pilules dont mes notes font foi se retrouvent, telles quelles et réparties en plusieurs amas. La galerie n'est pas rectiligne ; elle a des pentes en spirales, des paliers en communication avec de petits entrepôts. Là sont tenues en réserve, à toutes les hauteurs du puits, des richesses dont la mère pourra faire emploi, même après le décès du thésauriseur. En attendant que les oeufs viennent et que des gâteaux soient préparés à l'intention des fils, le père, en sa ferveur, collectionne toujours, un peu au fond de la demeure, beaucoup en des chambres latérales, distribuées en divers étages.
Mais les oeufs manquent. Pour quels motifs ? Je constate d'abord que la galerie descend jusqu'au fond de l'appareil, haut de 1,40m. Elle s'arrête brusquement à la planchette fermant en bas le prisme. Sur cet obstacle infranchissable se distinguent des essais d'érosion. La mère a donc creusé tant que la fouille était possible ; puis, rencontrant une barrière où tous ses efforts échouaient, elle est remontée à la surface, exténuée, découragée, n'ayant plus qu'à périr, faute d'un établissement à sa convenance.
Ne pouvait-elle loger sa ponte au fond du prisme, où la fraîcheur s'est maintenue pareille à celle des terriers naturels ? Peut-être non. Dans ma région, nous avons eu cette année 1906 un printemps bien singulier. Le 22 et 23 mars, il a fortement neigé. Jamais, en ce pays, je n'avais vu chute pareille de neige si abondante et surtout si tardive. Après est survenue une interminable sécheresse, transformant la campagne en cendrier.
Dans l'appareil où ma vigilance entretenait la fraîcheur requise, la mère Minotaure semblait à l'abri de cette calamité. Rien ne dit cependant qu'à travers l'épaisseur des planches elle n'eût connaissance de ce qui se passait dehors, ou plutôt allait se passer. Douée d'une exquise sensibilité météorologique, elle pressentait la terrible sécheresse, fatale aux vers non établis assez bas. Dans l'impuissance d'atteindre les lieux profonds conseillés par l'instinct, elle est morte sans pondre. Pour me rendre compte des faits, je n'entrevois pas d'autre raison que cette météorologie soupçonneuse.
Le second appareil, deux jours après l'installation du couple, me vaut une fâcheuse surprise. La mère, sans cause apparente, quitte le domicile, se terre dans le sable du plateau et plus ne bouge, insoucieuse de la loge où son cornu l'attend. Sept fois, par intervalles d'un jour, je la ramène chez elle, je la plonge tête première dans le puits. Rien n'y fait : obstinément elle remonte pendant la nuit, elle décampe et se terre aussi loin que possible. Si le treillis de la cloche n'arrêtait son essor, elle fuirait, cherchant ailleurs un autre compagnon. Le premier serait-il mort ? Pas du tout. Dans l'étage supérieur de la galerie, je le trouve vigoureux comme avant.
L'opiniâtre escapade de la femelle, si casanière de nature, aurait-elle pour cause une incompatibilité d'humeur ? Pourquoi pas ? La collaboratrice s'en va parce que le collaborateur ne lui convient pas. J'ai fait moi-même l'association au hasard des trouvailles, et le prétendant a déplu. Si les choses s'étaient passées suivant les règles, la nubile aurait fait un choix, acceptant celui-ci, refusant celui-là, suivant des mérites dont seule elle était juge. Quand on doit vivre longtemps ensemble, en ne s'engage pas à la légère dans des liens indissolubles. C'est du moins l'avis de la gent Minotaure.
Que les autres, l'immense majorité, se prennent, se quittent, se reprennent en des rencontres brusques et fortuites, cela ne tire pas à conséquence. La vie est courte ; on en jouit de son mieux, sans faire le difficile. Mais ici c'est le vrai ménage, de durée longue et de grand labeur. Comment peiner vaillamment, à deux pour le bien-être des siens sans une mutuelle sympathie ? Nous avons déjà vu le couple Minotaure se reconnaissant et se retrouvant dans le tumulte de deux terriers voisins bouleversés ; le voici maintenant soumis à des répulsions tout aussi délicates. La mal mariée boude ; coûte que coûte, elle veut s'en aller.
Comme le divorce semble devoir se prolonger indéfiniment, malgré mes rappels à l'ordre que je renouvelle chaque jour pendant une semaine en remettant la femelle dans le terrier, je finis par changer le mâle ; je le remplace par un autre, d'aspect ni plus ni moins avantageux que ne l'était le premier. Dès ce moment les affaires reprennent le cours normal et marchent à souhait. Le puits s'approfondit, la taupinée s'exhausse, les vivres s'emmagasinent, la fabrique de conserves est en pleine activité.
Le 2 juin, le total des pilules descendues est de deux cent vingt-cinq. C'est un joli trésor. Peu après le père meurt, tué par la vieillesse. Je le trouve non loin de l'embouchure du terrier, convulsé sur sa dernière pilule, sa chère pilule qu'il n'a pas eu le temps de descendre. Le mal de l'âge l'a surpris en plein travail, l'a foudroyé au champ de récolte.
La veuve continue les affaires de la maison. Aux richesses amassées par le défunt, elle ajoute, de sa propre activité, dans le courant de juin, une trentaine de pilules. Total des entrées, depuis la fondation du ménage : deux cent cinquante-cinq. Puis les fortes chaleurs arrivent, amies du chômage et de la somnolence. La mère ne se montre plus.
Que fait-elle là-bas, dans la fraîcheur de sa crypte ? Comme la mère Copris apparemment, elle surveille sa nitée, allant d'une loge à l'autre, auscultant les gâteaux, s'informant de ce qui se passe à l'intérieur. La déranger serait une barbarie. Attendons qu'elle sorte, accompagnée de ses fils.
Mettons à profit ce long repos pour dire le peu que m'ont appris les éducations en tube de verre, en présence des vivres réglementaires. La durée de l'oeuf est de quatre semaines environ. Ma récolte la plus précoce, datant du 17 avril, a donné le ver le 15 mai. Cette lenteur de l'éclosion ne saurait avoir pour cause une insuffisance de chaleur au début du printemps : sous terre, à un mètre et demi de profondeur, la température n'est guère variable.
D'ailleurs nous allons voir la larve prendre son temps elle aussi et passer toute la période estivale avant de se transformer. Il fait si bon au sein d'une saucisse, dans une crypte affranchie des variations atmosphériques, loin des conflits de l'extérieur où les réjouissances ne sont pas sans péril ; il est si doux de ne rien faire, de somnoler en digérant ! Pourquoi se presser ? Les tracas de la vie active ne viendront que trop tôt. Le Minotaure paraît être de cet avis : il prolonge autant que possible les béatitudes du premier âge.
Le vermisseau, qui vient de naître dans le sable, s'escrime des mandibules et des pattes, travaille de la croupe, s'ouvre un passage et, du jour au lendemain, parvient aux vivres empilés par-dessus. Dans le tube de verre où je l'élève, je le vois se hisser, s'insinuer, choisir autour de lui, déguster capricieusement d'un côté et de l'autre. Il se boucle et se déboucle, il frétille, il dodeline. Il est heureux. Je le suis aussi de le voir satisfait et luisant de santé. Je pourrai, jusqu'à la fin, suivre ses progrès.
Au bout d'une paire de mois, tantôt montant et tantôt descendant à travers sa colonne de victuailles, pour stationner aux meilleurs endroits, c'est une belle larve correcte de forme, non bedonnante, non efflanquée, de l'aspect à peu près de celles des Cétoines. Ses pattes d'arrière n'ont rien de la choquante irrégularité qui tant me surprit autrefois lorsque j'étudiais la famille du Géotrupe.
Le ver de ce dernier a les pattes postérieures plus faibles que les autres, torses, impropres à la marche et déjetées sur l'échine. Il est estropié de naissance. Le ver du Minotaure, malgré l'étroite analogie des deux bousiers, est exempt de cette infirmité. Ses pattes de troisième paire ne sont pas moins correctes de forme et d'agencement que celles des deux autres paires. Pourquoi le Géotrupe naît-il cagneux, et son proche allié correct ? Ce sont là de ces petits secrets qu'il convient de savoir ignorer.
Dans les derniers jours du mois d'août finit la période larvaire. Travaillée par la digestion du ver, la colonne alimentaire, la saucisse, tout en conservant sa forme et ses dimensions, s'est convertie en une pâte dont il serait impossible de reconnaître l'origine. Pas une miette ne reste où la loupe retrouve une fibre. Le mouton avait déjà finement divisé la matière végétale ; le ver, incomparable triturateur, a repris ladite matière et l'a subdivisée davantage, porphyrisée en quelque sorte. Ainsi sont extraites et utilisée les particules nutritives dont le quadruple estomac du mouton n'avait pu tirer parti.
Se creuser une niche dans cette masse onctueuse, d'après notre logique, conviendrait au ver, désireux d'un souple matelas où reposera la nymphe. Nos prévisions font erreur. Le ver rétrograde au bout inférieur de sa colonne, il rentre dans le sable où s'est effectuée l'éclosion, il s'y pratique une cuvette dure et rugueuse. Cette aberration, qui ne tient compte de la future nymphe et de ses délicatesses épidermiques, serait pour nous surprendre si la rustique loge ne se perfectionnait.
La bedaine du reclus a gardé en réserve une partie des résidus digestifs, résidus destinés à disparaître en plein, car, au moment de la nymphose, le corps doit être net de toute souillure. Avec ce mastic, longtemps affiné dans l'intestin, le ver crépit la paroi sablonneuse. De sa ronde croupe en guise de truelle, il lisse, polit et repolit le stuc déposé, si bien que la fruste loge du début devient cabine veloutée.
Tout est prêt pour le dépouillement qui donne la nymphe. Celle-ci n'a rien qui mérite mention spéciale. Le trident du mâle, en particulier, est déjà, quant à la forme et aux dimensions, ce qu'il sera dans l'âge mûr. Enfin, aux approches d'octobre, j'obtiens l'insecte parfait. La durée de l'évolution totale, à partir de l'oeuf, a été de cinq mois.
Revenons à la mère Minotaure nantie de deux cent cinquante-cinq pilules, dont deux cent vingt-cinq amassées par le mâle avant de venir trépasser en dehors du terrier, et trente par la veuve elle-même. Quand viennent les fortes chaleurs, elle ne se montre absolument plus, retenue au fond du puits par ses affaires de ménage. Malgré mon impatience de savoir ce qui se passe chez elle, j'attends, toujours aux aguets. Enfin octobre amène les premières pluies, si désirées du laboureur et du bousier. Dans la campagne, les taupinées récentes se font nombreuses. C'est la saison des liesses automnales, alors que le sol, converti en cendrier tout l'été, reprend fraîcheur et verdoie d'un gazon où le berger conduit son ouaille ; c'est la fête du Minotaure, l'exode des jeunes qui, pour la première fois, viennent aux joies de la lumière, parmi les dragées des moutons au pâturage.
Cependant, sous la cloche de mon appareil, rien ne paraît. Il est inutile d'attendre davantage, la saison est trop avancée. Je démonte le pylone. La mère est morte ; elle est même fort délabrée, indice d'une fin déjà vieille. Je la trouve dans le haut de la galerie verticale, non loin de l'orifice.
Cette position semble indiquer que, ses travaux terminés, la mère remontait pour périr au dehors comme l'avait déjà fait le père. Une brusque et finale défaillance l'avait saisie en chemin, presque sur le seuil de sa porte. Je m'attendais à mieux ; je me figurais qu'elle sortirait en compagnie de ses fils : la vaillante méritait de voir sa famille dans les liesses des derniers beaux jours de l'année.
Je ne renonce pas à cette idée. Si la mère n'est pas sortie avec les siens, il doit y avoir, et il y a en effet, on va le voir, des raisons majeures. Tout au fond de la colonne sablonneuse, dans la partie où la fraîcheur se maintient le mieux, à la faveur de la terre du grand vase fréquemment arrosé, se trouvent huit saucisses, huit conserves excellemment travaillées en pâte fine. Elles sont groupées en divers étages, à proximité, toutes communiquant avec le couloir principal à l'aide d'un court vestibule. Chacune de ces conserves étant la ration d'un ver, le total de la nitée est donc de huit. Cette famille restreinte était prévue. Lorsque l'éducation est dispendieuse, les mères, sagement, limitent leur fécondité.
L'imprévu est ceci : les cylindres, nourriciers ne contiennent pas d'adulte, ni même de nymphe : ils ne renferment que des larves, luisantes de santé d'ailleurs et grossies presque au degré que réclame la nymphose. Ce retard de l'évolution est fait pour étonner, à une époque où la génération nouvelle est adulte, quitte le manoir natal et commence à forer les terriers d'hivernage. La surprise de la mère Minotaure doit avoir dépassé la mienne. Lassée d'attendre les fils, elle s'est décidée à partir seule avant l'épuisement complet de ses forces, afin ne pas encombrer la cheminée d'ascension. Une convulsion, due à l'inexorable toxique de l'âge, l'a terrassée presque sur le seuil de la demeure.
La cause de cette anormale prolongation de l'état larvaire m'échappe. Peut-être convient-il de l'attribuer à quelque défaut d'hygiène de l'appareil éducateur. Tous mes soins, évidemment, n'ont pu réaliser en plein les conditions de bien-être que les vers auraient trouvé dans les moiteurs d'un sol profond, illimité. Au sein d'un étroit prisme de sable, trop influencé par les variations de température et d'hygrométrie, l'alimentation ne s'est pas faite avec l'habituel appétit, et de ce fait la croissance a perdu en rapidité. Après tout, ces larves tardives ont excellent aspect. Je m'attends à les voir se transformer à la fin de l'hiver. Semblables aux jeunes pousses dont l'évolution est suspendue par l'inclémence de la saison, elles attendent le stimulant du renouveau.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1907, Xème Série, Chapitre 3.