L'ODORAT

En physique, il n'est bruit aujourd'hui que des rayons de Roentgen, qui traversent les corps opaques et nous photographient l'invisible. Belle trouvaille, mais combien humble en face des étonnements que l'avenir nous réserve lorsque, mieux instruits du pourquoi des choses et suppléant par notre art à la faiblesse de nos sens, nous pourrons rivaliser tant soit peu avec l'acuité sensorielle de la bête.

Qu'elle est enviable, en bien des cas, cette supériorité de l'animal ! Elle nous dit la pénurie de nos renseignements ; elle nous affirme très médiocre notre outillage impressionnable, elle nous certifie des sensations étrangères à notre nature ; elle proclame des réalités qui nous stupéfient, tant elles sont en dehors de nos attributs.

Une misérable chenille, la Processionnaire du pin, se fend le dos en soupiraux météorologiques qui hument le temps à venir, pressentent la bourrasque ; l'oiseau-de rapine, presbyte inconcevable, voit du haut des nues le mulot tapi à terre ; les chauves-souris aveuglées guident sans heurt leur essor à travers l'inextricable labyrinthe de fils que leur tendait Spallanzani ; dépaysé à des cent lieues de distance, le pigeon voyageur regagne infailliblement son colombier à travers des immensités qu'il n'a jamais parcourues ; dans les limites de son modeste coup d'aile, une abeille, le Chalicodome, franchit également l'inconnu, accomplit long trajet et revient à son amas de cellules.

Qui n'a pas vu le chien cherchant la truffe ignore une des plus belles prouesses du sens olfactif. Absorbé dans ses fonctions, l'animal va, le nez au vent, le pas modéré. Il s'arrête, interroge le sol d'un coups de narines, et, sans insister, gratte un peu de la patte. « Ca y est, maître, semble-t-il dire du regard ; ça y est. Foi de chien, la truffe est là. »

Et il dit vrai. Le maître fouille au point indiqué. Si la houlette s'égare, le chien la fait remettre dans la bonne direction en reniflant un peu au fond du trou. N'ayez crainte des pierrailles, des racines rencontrées : en dépit des écrans et de la profondeur, le tubercule viendra. Nez de chien ne peut mentir.

Subtilité d'odorat, dit-on. Je veux bien, si l'on entend par là que les fosses nasales de l'animal sont l'organe percepteur ; mais la chose perçue est-elle toujours une simple odeur dans la vulgaire acception du terme, un effluve comme l'entend notre propre impressionnabilité ? J'aurais quelques raisons d'en douter. Racontons la chose.

A diverses reprises, j'ai eu la bonne fortune d'accompagner un chien des mieux experts en son métier. Certes il ne payait pas de mine, l'artiste que je désirais tant voir travailler : chien quelconque, placide et réfléchi, disgracieux, mal peigné, non admissible aux intimités du coin du feu. Talent et misère fréquemment vont de pair.

Son maître, célèbre rabassier [ Rabasso est le nom provençal de la truffe. D'où le terme de rabassier pour désigner un chercheur de truffes. ] du village, convaincu que mon dessein n'était pas de lui dérober ses secrets et de lui faire un jour concurrence, m'admit en sa compagnie, gracieuseté non prodiguée. Du moment que je n'étais pas un apprenti, mais un simple curieux qui dessinait et mettait par écrit les choses végétales souterraines, au lieu d'apporter à la ville mon sachet de trouvailles, gloire de la dinde aux fêtes de la Noël, l'excellent homme se prêta de son mieux à mes vues.

Il fut convenu entre nous que le chien agirait à sa guise, avec la récompense obligatoire après chaque découverte, n'importe laquelle, un croûton de pain gros comme l'ongle. En tout point gratté de la patte il serait fouillé, et l'objet indiqué serait extrait sans préoccupation de sa valeur marchande. Dans aucun cas, l'expérience du maître ne devait intervenir pour détourner la bête d'un point où la pratique des choses n'indiquerait rien de commercial, car aux morceaux de choix, accueillis, bien entendu, quand ils se présentaient, mon relevé botanique préférait les misérables productions non admises au marché.

Ainsi conduite, l'herborisation souterraine fut très fructueuse. De son nez perspicace, le chien me fit indifféremment récolter le gros et le menu, le frais et le pourri, l'inodore et l'odorant, le parfumé et l'infect. J'étais émerveillé de ma collection, comprenant la majeure partie des champignons hypogés de mon voisinage.

Quelle variété de structure et surtout de fumet, qualité primordiale en cette question de flair ! Il y en a sans rien autre d'appréciable qu'un vague relent fungique, qui partout se retrouve, plus ou moins net. Il y en a qui sentent la rave, le chou pourri ; il y en a de fétides, capables d'apuantir l'habitation du collectionneur. Seule la vraie truffe possède l'arôme cher aux gourmets.

Si l'odeur comme nous l'entendons est son unique guide, comment fait le chien pour se reconnaître au milieu de ces disparates ? Est-il averti du contenu du sol par une émanation générale, l'effluve fungique, commune aux diverses espèces ? Alors surgit question bien embarrassante.

J'étais attentif aux champignons ordinaires, dont beaucoup, encore invisibles, annonçaient leur prochaine sortie en crevassant le sol. Or, en ces points, où mon regard devinait le cryptogame refoulant la terre sous la poussée de son chapeau, en ces points où la vulgaire odeur fungique était certainement très prononcée, je n'ai jamais vu le chien faire station. Il passait dédaigneux, sans reniflement, sans coup de patte. La chose cependant était sous terre, pareille de fumet à ce qu'il nous indiquait parfois.

Je revins de l'école du chien avec la conviction que le nez dénonciateur de la truffe a pour guide mieux que l'odeur telle que nous la concevons d'après nos aptitudes olfactives. Il doit percevoir en plus des effluves d'un autre ordre, pleins de mystère pour nous, non outillés en conséquence. La lumière a ses rayons obscurs, sans effet sur notre rétine, mais non apparemment sur toutes. Pourquoi le domaine de l'odorat n'aurait-il pas ses émanations clandestines, inconnues de notre sensibilité et perceptibles avec une olfaction différente ?

Si le flair du chien nous laisse perplexes en ce sens qu'il nous est impossible de dire au juste, de soupçonner même ce qu'il perçoit, du moins il nous affirme clairement quelle erreur serait la nôtre si nous rapportions tout à la mesure humaine. Le monde des sensations est bien plus vaste que ne le disent les bornes de notre impressionnabilité. Faute d'organes assez subtils, que de faits nous échappent dans le jeu des forces naturelles !

L'inconnu, champ inépuisable où s'exercera l'avenir, nous réserve des moissons auprès desquelles l'actuel connu est mesquine récolte. Sous la faucille de la science tomberont un jour des gerbes dont le grain paraîtrait aujourd'hui paradoxe insensé. Rêveries scientifiques ? — Non pas, s'il vous plaît, mais réalités indiscutables, positives, affirmées par la bête, bien mieux avantagée que nous sous certains rapports.

Malgré sa longue pratique du métier, malgré l'arôme du tubercule qu'il cherche, le rabassier ne peut deviner la truffe, qui mûrit l'hiver sous terre, à un pan ou deux de profondeur ; il lui faut le concours du chien ou du porc, dont l'odorat scrute les secrets du sol. Eh bien, ces secrets, divers insectes les connaissent, mieux encore que nos deux auxiliaires. Pour découvrir la tubéracée dont se nourrit leur famille de larves, ils possèdent un flair d'exceptionnelle perfection.

De truffes extraites de terre gâtées, peuplées de vermine et mises en état dans un bocal avec couche de sable frais, j'ai obtenu autrefois d'abord un petit coléoptère roux (Anisotoma cinnamomea Panz.), puis divers diptères, parmi lesquels un Sapromyze qui, par son mol essor, sa débile tournure, rappelle le Scatophaga scybalaria, la mouche à velours fauve, hôte paisible de l'excrément humain dans l'arrière-saison.

Celle-ci trouve sa truffe à la surface du soi, au pied d'un mur ou d'une haie, refuge habituel dans la campagne ; mais l'autre, comment sait elle en quel point, sous terre, est la sienne, ou plutôt celle de ses vers ? Pénétrer là-dedans, se mettre en recherche dans les profondeurs, lui est interdit. Ses frêles pattes, que fausserait un grain de sable à remuer ; ses ailes d'envergure encombrante dans un défilé ; son costume hérissé de soies, contraires à la douce glissade, tout enfin s'y oppose. La Sapromyze doit déposer ses oeufs à la surface même du sol, mais au lieu précis qui recouvre la truffe, car les vermisseaux périraient s'ils devaient errer à l'aventure jusqu'à la rencontre de leur provende, toujours très clairsemée.

La mouche rabassière est donc informée par l'olfaction des points favorables à ses desseins maternels ; elle a le flair du chien chercheur de truffes, et mieux encore sans doute, car elle sait de nature, n'ayant rien appris, et son rival n'a reçu qu'une éducation artificielle.

Suivre la Sapromyze en campagne ne manquerait pas d'intérêt. Tel projet me paraît peu réalisable. L'insecte est rare, prestement s'envole, se dérobe à la vue. L'observer de près, le suivre en ses recherches, demanderait grande perte de temps et une assiduité dont je ne me sens pas capable. Un autre découvreur de champignons hypogés nous dédommagera de ce que le diptère très difficilement nous montrerait.

C'est un gentil scarabée noir, à ventre pâle et velouté, tout rond, gros comme un fort noyau de cerise. La nomenclature officielle le nomme Bolboceras Gallicus Muls. Par la friction du bout du ventre contre le bord des élytres, il fait entendre un doux pépiement pareil à celui des oisillons lorsque la mère arrive au nid avec la becquée. Le mâle a sur la tête une gracieuse corne, imitée, en petit, de celle du Copris espagnol.

Dupé par cette armure, j'ai d'abord pris l'insecte pour un membre de la corporation des bousiers, et je l'ai élevé comme tel en volière. Je lui ai servi les friandises stercorales les mieux appréciées de ses prétendus confrères. Jamais, au grand jamais, il n'a voulu y toucher. Fi donc ! De la bouse, à lui ! Et pour qui le prend-on ! C'est bien autre chose que demande le gourmet ! Il lui faut, non précisément la truffe de nos festins, mais son équivalent.

Ce trait de moeurs ne m'a pas été connu sans patientes investigations. A la base méridionale des collines sérignanaises, non loin du village, est un bosquet de pins maritimes alternant avec des rangées de cyprès. Là, vers la Toussaint, après les pluies automnales, abondent les champignons amis des conifères, en particulier le Lactaire délicieux, qui verdit aux points froissés et pleure du sang quand on le rompt. Dans les journées clémentes de l'arrière-saison, c'est la promenade favorite de la maisonnée, assez éloignée pour exercer les jeunes jambes, assez proche pour ne pas les excéder.

On y trouve de tout : vieux nids de pie, en fagots de buissons ; geais qui se chamaillent, après avoir gonflé le jabot de glands sur les chênes du voisinage ; lapins qui tout à coup, la petite queue blanche retroussée, détalent d'une touffe de romarins ; géotrupes qui thésaurisent pour l'hiver et amoncellent leurs déblais sur le seuil du logis. Et puis le beau sable, doux à la main, favorable au forage de tunnels, à la construction de baraquements que l'on tapisse de mousse et que l'on surmonte d'un bout de roseau en guise de cheminée ; les délicieux goûters d'une pomme au son des harpes éoliennes qui doucement sibilent entre les aiguilles des pins !

Oui, pour les enfants, c'est vrai paradis, où l'on se rend en récompense de la leçon bien sue. Les grands y trouvent aussi leur part de satisfaction. En ce qui me concerne, j'y surveille depuis de longues années deux insectes sans parvenir à connaître leurs intimes secrets de famille. L'un d'eux est le Minotaure Typhée, dont le mâle porte sur le corselet trois épieux dirigés en avant. Les anciens auteurs l'appelaient le Phalangiste, à cause de son armure, comparable aux trois rangées de lances de la phalange macédonienne.

C'est un robuste, insoucieux de l'hiver. Toute la mauvaise saison, pour peu que le temps s'adoucisse, il sort discrètement de chez lui, à la tombée de la nuit, et cueille, dans l'étroit voisinage de son terrier, quelques crottins de mouton, olives de vieille date qu'a desséchées le soleil de l'été. Il les empile en chapelet au fond de son garde-manger, ferme la porte et consomme. Les victuailles émiettées, taries de leurs avares sucs, il remonte à la surface et renouvelle ses provisions. Ainsi se passe l'hiver, exempt de chômage, à moins que le temps ne soit trop dur.

Le second de mes surveillés au bois de pins est le Bolbocère. Son terrier, disséminé de-çà, de-là, pêle-mêle avec celui du Minotaure, est aisé à reconnaître. Celui du Phalangiste est surmonté d'une volumineuse taupinée dont les matériaux sont montés en cylindre de la longueur du doigt. Chacun de ces boudins est une charge de déblais refoulés au dehors par le mineur, poussant de l'échine en dessous. L'orifice est en outre fermé toutes les fois que l'insecte est chez lui, approfondissant le puits ou jouissant en paix de son avoir.

Le gîte du Bolbocère est ouvert et simplement entouré d'un bourrelet de sable. Sa profondeur est médiocre, un pan ou guère plus. Il descend d'aplomb dans un sol très meuble. Aussi est-il aisé d'en faire l'inspection si l'on a soin de pratiquer d'abord en avant une tranchée qui permet après d'abattre la paroi verticale par tranche avec la lame d'un couteau. Le terrier apparaît alors dans toute son étendue, de l'embouchure au fond, sous forme d'un demi-canal.

Souvent la demeure violée ne renferme rien. L'insecte en est parti de nuit, ayant terminé là ses affaires. Il est allé s'établir ailleurs. C'est un nomade, un noctambule, qui, sans regret, quitte son domicile et à peu de frais en acquiert un second. Souvent aussi, au fonds du puits, se rencontre l'insecte, tantôt un mâle, tantôt une femelle, et toujours isolé. Les deux sexes, également zélés au forage des terriers, travaillent à part, ne collaborent pas. Ce n'est pas ici, en effet, logis familial, nourricerie de jeunes ; c'est manoir temporaire, creusé de chacun pour son propre bien-être.

Parfois rien autre ne s'y trouve que le puisatier, surpris dans son travail d'excavation ; parfois enfin — et le cas n'est pas rare — l'ermite de la crypte enlace de ses pattes un champignon hypogé, entier ou entamé. Convulsivement il le serre, ne veut s'en séparer. C'est son butin, son avoir, sa fortune. Des miettes éparpillées dénotent que nous l'avons surpris festoyant.

Enlevons-lui sa pièce. Nous reconnaîtrons une sorte de bourse irrégulière, anfractueuse, close de partout, variant de la grosseur d'un pois à celle d'une cerise. L'extérieur en est roussâtre, chagriné de fines verrues ; l'intérieur en est lisse et blanc. Les spores, ovoïdes et diaphanes, sont contenues, en rangées de huit, dans de longs sachets. A ces caractères se reconnaît une production cryptogamique souterraine, voisine des truffes et dénommée par les botanistes Hydnocystis arenaria Tul.

Le jour se fait sur les moeurs du Bolbocère et sur la cause de ses terriers si fréquemment renouvelés. Dans le calme du crépuscule, le trotte-menu se met en campagne, pépie doucement, s'encourage de sa chanson. Il explore le sol, l'interroge de son contenu, exactement comme le chien à la recherche de la truffe. L'olfaction l'avertit que le morceau désiré est là-dessous, recouvert de quelques pouces de sable. Certain du point précis où gît la chose, il creuse tout droit, d'aplomb, et l'atteint infailliblement. Tant que les vivres durent, il ne sort plus. Béatement il consomme au fond du puits, insoucieux de l'orifice ouvert ou à peine obstrué.

Lorsque plus rien ne reste, il déménage, en quête d'une autre miche, qui sera l'occasion d'un nouveau terrier abandonné à son tour. Autant de champignons consommés, autant de demeures, simples stations à repas, buffet de pèlerin. Ainsi se passent, en liesse de table, d'un domicile à l'autre, l'automne et le printemps, saisons de l'Hydnocyste.

Pour étudier de près, chez moi, l'insecte rabassier, il me faudrait petite provision de son mets favori. Le chercher moi-même, en fouillant au hasard, serait peine perdue ; le petit cryptogame n'est pas si fréquent que je puisse me flatter de le rencontrer sous ma houlette si je n'ai pas un guide. Le chercheur de truffes a besoin de son chien ; mon indicateur sera le Bolbocère. Me voilà rabassier d'un nouveau genre. Je livre mon secret, quitte à faire sourire mon initiateur aux herborisations souterraines, si jamais il apprend ma singulière concurrence.

C'est en des points restreints, assez souvent par groupes, que viennent les champignons hypogés. Or, l'insecte a passé là ; de son flair subtil, il a reconnu l'emplacement bon, car les terriers y sont nombreux. Donc, fouillons au voisinage des trous. L'indication est exacte. En quelques heures, grâce aux pistes des Bolbocères, je suis possesseur d'une poignée d'Hydnocystes. C'est la première fois que je récolté ce champignon. Capturons maintenant l'insecte, ce qui ne présente aucune difficulté. Il n'y a qu'à fouiller les terriers.

Le soir même j'expérimente. Une ample terrine est remplie de sable frais, passé au tamis. A l'aide d'une baguette de la grosseur du doigt, je pratique dans le sable six puits verticaux, de deux décimètres de profondeur et convenablement espacés. Un Hydnocyste est plongé au fond de chacun d'eux ; une fine paille le surmonte, pour m'indiquer plus tard l'emplacement précis. Enfin les six cavités sont comblées avec du sable tassé. Sur cette surface bien égalisée, partout la même, abstraction faite des six pailles, repères de valeur nulle pour l'insecte, je lâche mes Bolbocères, maintenus captifs sous une cloche en toile métallique. Ils sont huit.

D'abord rien autre que l'ennui inévitable après les événements de l'exhumation, du transport et du parcage en lieux communs. Mes dépaysés cherchent à fuir, escaladent le treillis, se terrent tout au bord de l'enceinte. La nuit vient et le calme se fait. Deux heures plus tard, je les visite une dernière fois. Trois sont toujours terrés sous un mince rideau de sable. Les cinq autres ont creusé chacun un puits vertical au pied même des pailles qui m'indiquent la place des champignons enfouis. Le lendemain, la sixième paille a son puits comme les autres.

C'est le moment de voir ce qui se passe là-bas. Le sable est méthodiquement enlevé par tranches verticales. Au fond de chacun des terriers est un Bolbocère, en train de manger sa truffe, l'Hydnocyste.

Répétons l'épreuve avec les vivres entamés. Même résultat. En une brève séance nocturne, la friandise est devinée sous terre et atteinte au moyen d'une galerie qui descend d'aplomb au point où gît la pièce. Nulle hésitation, nulle fouille d'essai, dirigée par à peu près. Ainsi l'affirme la surface du sol, partout telle que je l'avais laissée en l'égalisant. Dirigé par la vue, l'insecte n'irait pas plus droit à l'objet convoité ; il fouille toujours au pied des pailles, mes repères. Dans ses recherches à coups de narines, le chien flairant les truffes atteint à peine ce degré de précision.

L'Hydnocyste possède-t-il donc odeur vive, qui puisse donner avis si formels au flair de son consommateur ? Nullement. Pour notre odorat, c'est chose neutre, dépourvue de tout caractère olfactivement appréciable. Un menu caillou, extrait du sol, nous impressionnerait tout autant avec son vague relent de terre fraîche. Comme révélateur des produits fungiques hypogés, le Bolbocère est ici l'émule du chien. Il lui serait même supérieur s'il généralisait. Mais c'est un spécialiste étroit : il ne connaît que l'Hydnocyste. Rien autre, que je sache, ne lui agrée, ne l'invite à fouiller. [ Depuis que ces lignes sont écrites, je l'ai trouvé consommant une vraie tubéracée, le Tuber Requienii Tul., de la grosseur d'une cerise. ]

L'un et l'autre scrutent le sous-sol de très près, à fleur de terre ; et l'objet cherché est à médiocre profondeur. Avec quelque peu d'éloignement, ni le chien ni l'insecte ne percevraient des effluves aussi subtils, pas même le fumet de la truffe. Pour impressionner à grande distance, sont nécessaires des odeurs fortes, capables d'être perçues de notre grossière olfaction. Alors de tous côtés accourent, venus de loin, les exploiteurs de la chose odorante.

Si mes études ont besoin de disséqueurs de cadavres, j'expose une taupe morte au soleil, en un coin reculé de l'enclos. Dès que la bête se ballonne, gonflée par les gaz de la putréfaction, et que la fourrure commence à se détacher de la peau verdie, surviennent en nombre silphes et dermestes, escarbots et nécrophores, dont on ne trouverait pas un seul dans le jardin ou même dans le voisinage sans intervention de pareil appât.

Ils ont été avertis par l'olfaction, bien loin à la ronde, lorsque moi-même je suis à l'abri de la puanteur en me reculant de quelques pas. En comparaison de leur odorat, le mien est misère ; mais enfin, pour moi comme pour eux, il y a réellement ici ce que notre langage appelle odeur.

J'obtiens mieux encore avec la fleur de l'arum serpentaire (Arum dracunculus), si étrange par sa forme et son incomparable infection. Figurons-nous une ample lame lancéolée, d'un pourpre vineux, longue d'une coudée, qui inférieurement se convolute en une bourse ovoïde de la grosseur d'un oeuf de poule. Par l'orifice de cette sacoche s'élève du fond une colonne centrale, longue massue d'un vert livide, entourée à la base de deux bracelets, le premier d'ovaires, le second d'étamines. Telle est sommairement la fleur ou plutôt, l'inflorescence de l'arum serpentaire.

Durant une paire de jours, il s'en exhale épouvantable odeur de charogne, comme n'en donnerait pas le voisinage de quelque chien pourri. Au gros de la chaleur et sous le vent, c'est odieux, intolérable. Bravons l'atmosphère apuantie, approchons-nous, et nous verrons curieux spectacle.

Avertis par l'infection, qui au loin se propage, accourent au vol divers insectes charcutiers de petits cadavres, crapauds, couleuvres et lézards, hérissons, taupes et mulots, que le paysan rencontre sous sa bêche et rejette éventrés sur le sentier. Ils s'abattent sur la grande feuille qui, teintée de pourpre livide, produit l'effet d'un lambeau de chair faisandée ; ils trépignent, grisés par la senteur cadavérique, leur délice ; ils roulent sur la déclivité et s'engouffrent dans la bourse. En quelques heures d'un soleil vif, le récipient est plein.

Regardons là-dedans, par l'étroite embouchure. Nulle part ailleurs ne se verrait telle cohue. C'est une délirante mêlée d'échines et de ventres, d'élytres et de pattes, qui grouille, roule sur elle-même avec des grincements d'articulations accrochées, se soulève et s'affaisse, remonte, et replonge, mise en branle par un continuel remous. C'est une bacchanale, un accès général de delirium tremens.

Quelques-uns, rares encore, émergent de la masse. Par le mât central ou la paroi de l'enceinte, ils grimpent au goulot. Vont-ils prendre l'essor et fuir ? Point. Sur le seuil du gouffre, presque libres, ils se laissent choir dans le tourbillon, ressaisis d'ivresse. L'appât est irrésistible. Nul n'abandonnera l'assemblée que le soir, ou même le lendemain, lorsque se seront dissipées les fumées capiteuses. Alors les emmêlés se dégagent de leurs mutuelles étreintes, et lentement, comme à regret, quittent les lieux, s'envolent. Au fond de la diabolique bourse reste un amas de morts et de mourants, de pattes arrachées et d'élytres disjoints, suites inévitables de la frénétique orgie. Bientôt vont venir cloportes, forficules et fourmis, qui feront curée des trépassés.

Que faisaient-ils là ? Étaient-ils prisonniers de la fleur, convertie en un traquenard qui permet l'entrée et empêche la sortie au moyen d'une palissade de cils convergents ? Non, ils n'étaient pas prisonniers ; ils avaient toute liberté de s'en aller, comme le témoigne l'exode final, qui se fait sans entrave aucune. Dupes d'une senteur fallacieuse, travaillaient-ils à l'établissement des oeufs comme ils l'auraient fait sous le couvert d'un cadavre ? Pas davantage. Dans la bourse du serpentaire, nulle trace de ponte. Ils étaient venus, convoqués par un fumet de bête crevée, leur suprême délice ; la griserie cadavérique les avais saisis, et ils tournoyaient affolés en un festival de croque-morts.

Au plus fort de la bacchanale, je veux me rendre compte du nombre des accourus. J'éventre la sacoche florale et je transvase son contenu dans un flacon. Tout ivres qu'ils sont, beaucoup m'échapperaient pendant le recensement que je désire exact. Quelques gouttes de sulfure de carbone immobilisent la cohue. Alors le dénombrement constate au-delà de quatre cents. Telle était la houle vivante que je regardais grouiller tantôt dans la bourse du serpentaire.

Deux genres, Dermeste et Saprin, l'un et l'autre fervents exploiteurs printaniers des détritus cadavériques, à eux seuls composent la mêlée. Voici, pour une seule fleur, le relevé complet des accourus, avec le nombre de représentants de chaque espèce : Dermestes Frischii Kugl., 120. — Dermestes undulatus Brah., 90. — Dermestes pardalis Schoen., 1. — Saprinus subnitidus De Mars., 160. — Saprinus maculatus Ros., 4. — Saprinus detersus Illig., 15. — Saprinus semipunctatus De Mars., 12. — Saprinus oeneus Fab., 2. — Saprinus speculifer Latr., 2. — Total, 406.

Tout autant que ce nombre énorme, un autre détail mérite attention c'est l'absence complète de divers genres aussi passionnés de petits cadavres que le sont les Dermestes et les Saprins. A mes charniers de taupes ne manquent jamais d'accourir les Silphes et les Nécrophores : Silpha sinuata Fab., — Silpha rugosa Lin., — Silpha obscura Lin., Necrophorus vestigator Hersch. Le fumet du serpentaire les laisse tous indifférents. Nul d'entre eux n'est représenté dans les dix fleurs que j'examine.

Le Diptère, autre fanatique de la corruption, ne l'est pas non plus. Diverses mouches, les unes grises ou bleuâtres, les autres d'un vert métallique, surviennent, il est vrai, se posent sur le limbe de la fleur, pénètrent même dans la sacoche fétide ; mais presque aussitôt, désabusées, elles partent. Restent seuls les Dermestes et les Saprins. Pourquoi ?

Mon ami Bull, de son vivant honnête chien s'il en fut, entre bien d'autres travers, avait celui-ci : rencontrant dans la poudre des chemins une aride relique de taupe, aplatie sous le talon des passants, momifiée à coups de soleil, il y glissait délicieusement du bout du nez à la queue, il s'y frottait, s'y refrottait, secoué de spasmes nerveux, sur un flanc puis sur l'autre, à multiples reprises. C'était son sachet de musc, son flacon d'eau de Cologne. Parfumé à son gré, il se relevait, se secouait, et le voilà parti, tout heureux de son cosmétique. N'en médisons pas, et surtout n'en discutons pas. Tous les goûts sont de ce monde.

Pourquoi, parmi les insectes amateurs de l'arôme des morts, certains n'auraient-ils pas semblables usages ? Dermestes et Saprins viennent au serpentaire ; l'entière journée ils y grouillent en cohue, quoique libres de s'en aller ; de nombreux y périssent dans le tumulte de l'orgie. Ce qui les retient, ce n'est pas grasse provende, car la fleur ne leur fournit rien à manger ; ce n'est pas affaire de ponte, car ils se gardent bien d'établir leurs vers en ce lieu de famine. Que font-ils là, ces frénétiques ? Apparemment ils s'y grisent de fétidité, comme le faisait Bull sur la carcasse d'une taupe.

Et cette griserie de l'odorat les attire de tous les environs, de bien loin peut-être, on ne sait au juste. De même les Nécrophores, en quête d'un établissement de famille, accourent de la campagne à mes pourrissoirs. Les uns et les autres sont informés par un fumet puissant, qui nous offense nous-mêmes à des cents pas, plonge avant et les délecte à des distances où cesse le pouvoir de notre olfaction.

L'Hydnocyste, régal du Bolbocère, n'a rien de ces brutales émanations, capables de se diffuser dans l'espace ; il est inodore, du moins pour nous. L'insecte qui le cherche n'arrive pas de loin, il habite les lieux même où gît le cryptogame. Si faibles que soient les effluves du morceau souterrain, le gourmet investigateur, outillé en conséquence, a toute facilité de les percevoir : il opère de très près, au ras du sol. le chien est dans le même cas : il va scrutant, le nez à terre. Et puis la vraie truffe, pièce essentielle des recherches, possède un arôme des mieux prononcés.

Mais que dire du Grand-Paon et du Minime à bande venant à la femelle, éclose en captivité ? Ils accourent des confins de l'horizon. Que perçoivent-ils à cette distance ? Est-ce vraiment une odeur comme l'entend notre physiologie ? Je ne peux me résoudre à le croire.

Le chien sent la truffe en reniflant à terre, tout près du tubercule ; il retrouve son maître à de grandes distances en interrogeant du flair les pistes laissées. Mais à des cent pas, à des kilomètres d'éloignement, la truffe lui est-elle révélée ? En complète absence de piste, le maître est-il rejoint ? Non, certes. Avec toute sa subtilité d'odorat, le chien est incapable de pareille prouesse, réalisée cependant par le papillon, que ne trouble ni la distance ni le défaut de traces laissées dehors par la femelle éclose sur ma table.

Il est admis que l'odeur, la vulgaire odeur, celle qui affecte notre olfaction, consiste en molécules émanées du corps odorant. La matière odorante se dissout et se diffuse dans l'air en lui communiquant son arôme, de même que le sucre se dissout et se diffuse dans l'eau en lui communiquant sa douceur. Odeur et saveur se palpent en quelque sorte ; de part et d'autre il y a contact entre les particules matérielles impressionnantes et les papilles sensibles impressionnées.

Que l'arum serpentaire élabore violente essence dont l'air s'imprègne et s'apuantit à la ronde, jusque-là rien de plus simple, de plus lucide. Ainsi sont renseignés par la diffusion moléculaire les Dermestes et les Saprins, passionnés de senteurs cadavériques. De même, du crapaud faisandé se dégagent et se disséminent au loin les atomes infects, joie du Nécrophore.

Mais de la femelle Bombyx ou Grand-Paon, que se dégage-t-il matériellement ? Rien d'après notre odorat. Et ce rien, lorsque les mâles accourent, devrait saturer de ses molécules un orbe immense, de quelques kilomètres de rayon ! Ce que ne peut faire l'atroce puanteur du serpentaire, l'inodore maintenant le ferait ! Si divisible que soit la matière, l'esprit se refuse à telles conclusions. Ce serait rougir un lac avec un grain de carmin, combler l'immense avec zéro.

Autre raison. Dans mon cabinet, saturé au préalable d'odeurs puissantes, qui devraient dominer, annihiler des effluves délicats entre tous, les papillons mâles arrivent sans le moindre indice de trouble.

Un son intense étouffe la faible note, l'empêche d'être entendue ; une vive lumière éclipse la faible luminosité. Ce sont des ondes de même nature. Mais le fracas du tonnerre ne peut faire pâlir le moindre jet lumineux ; comme aussi la gloire éblouissante du soleil ne peut étouffer le moindre son. De nature différente, lumière et son ne s'influencent pas.

L'expérience avec l'aspic, la naphtaline et autres semblerait donc dire que l'odeur reconnaît deux genèses. A l'émission substituons l'ondulation, et le problème du Grand-Paon s'explique. Sans rien perdre de sa substance, un point lumineux ébranle l'éther de ses vibrations et remplit de lueur un orbe d'ampleur indéfinie. A peu près ainsi doit fonctionner le flux avertisseur de la mère Bombyx. Il n'émet pas des molécules ; il vibre, il ébranle des ondes capables de se propager à des distances incompatibles avec une réelle diffusion de la matière.

En son ensemble, l'olfaction aurait ainsi deux domaines, celui des particules dissoutes dans l'air et celui des ondes éthérées. Le premier seul nous est connu. Il appartient également à l'insecte. C'est lui qui renseigne le Saprin sur les fétidités du serpentaire, le Silphe et le Nécrophore sur les puanteurs de la taupe.

Le second, bien supérieur en portée, dans l'espace, nous échappe complètement, faute de l'outillage sensoriel nécessaire. Le Grand-Paon et le Minime le connaissent au moment des fêtes nuptiales. Bien d'autres doivent y participer à des degrés divers, suivant les exigences de leur genre de vie.

Comme la lumière, l'odeur a ses rayons X. Que la science, instruite par la bête, nous dote un jour du radiographe des odeurs, et ce nez artificiel nous ouvrira tout un monde de merveilles.

source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1900, VIIème, Chapitre 25.