LES PENTATOMES

Des formes que la vie sait donner à ses ouvrages, l'une des plus simples et des plus gracieuses est celle de l'oeuf de l'oiseau. Nulle part, avec plus de correction, ne sont associées les élégances du cercle et de l'ellipse, base géométrique des corps organisés. A l'un des pôles est la sphère, la configuration par excellence, capable d'enclore la plus grande étendue sous la moindre enveloppe ; à l'autre, c'est le mamelon de l'ellipsoïde, qui tempère les sévérités monotones du gros bout.

Très simple aussi, la coloration ajoute ses grâces à celles de la forme. Certains oeufs ont le blanc mat de la craie, d'autres le blanc translucide de l'ivoire poli. Ceux du Motteux sont d'un bleu tendre, imitant l'azur d'un ciel que vient de laver une pluie d'orage, ceux du Rossignol sont d'un vert obscur, pareil à celui de l'olive macérée dans la saumure ; ceux de certaines fauvettes se parent d'un délicieux incarnat, imitation de celui des roses encore en bouton.

Les Bruants écrivent sur leurs coquilles des grimoires indéchiffrables, c'est-à-dire des marbrures, mélange gracieux de traits et d'empâtements. Les Pies-Grièches cerclent le gros bout d'une couronne tiquetée ; le Merle, le Corbeau, sur un fond bleu verdâtre, sèment sans ordre des éclaboussures rembrunies ; le Courlis, le Goéland, en de larges macules, imitent le pelage du léopard. Ainsi des autres. Chacun a sa spécialité, sa marque de fabrique, toujours avec des teintes sobres, dont la seule coordination fait le mérite.

Par l'exquise simplicité de sa géométrie et de ses ornements, l'oeuf de l'oiseau caresse le regard le moins exercé. En récompense des menus services qu'ils me rendent, il m'arrive parfois d'admettre en mon cabinet de travail quelques bambins du voisinage, zélés chercheurs. Or, que voient ces naïfs dans cet atelier dont ils ont ouï raconter des merveilles ? Ils voient de grands placards vitrés où sont rangées mille choses curieuses, encombrant amas dont s'entoure quiconque interroge la pierre, la plante et la bête. Les coquillages dominent.

Epaule contre épaule pour s'encourager, mes timides visiteurs admirent les superbes escargots de la mer, de toute forme et de toute coloration ; ils se montrent du doigt telle ou telle autre coquille qui, par l'éclat de sa nacre, son volume, ses étranges digitations, fait point saillant dans l'ensemble. Ils regardent mes richesses, et moi je regarde leur mine. J'y reconnais la surprise, l'ébahissement, et rien d'autre.

Ces choses de la mer, de forme trop complexe pour s'imposer à des novices, sont objets mystérieux, sans langage connu. Mes étourdis se perdent dans les escaliers à vis, les enroulements, les spires, les conques, de géométrie trop savante. Ils restent presque froids devant l'étalage des richesses océaniques. Si je pouvais obtenir le fond de leur pensée, les enfants diraient  : « C'est curieux » ; ils ne diraient pas  : « C'est beau. »

C'est une tout autre affaire avec les boites où, sur du coton, à l'abri de la lumière, sont groupés, ponte par ponte, les oeufs des oiseaux de la région. Maintenant les joues s'illuminent d'émoi, des chuchotements se transmettent à l'oreille sur le choix du plus beau groupe de la boite. Ce n'est plus ébahissement, c'est naïve admiration. Il est vrai que l'oeuf rappelle le nid et l'oiselet, incomparable joie de l'enfance. Sur les visages se lit néanmoins la sainte commotion du beau. Les bijoux de la mer ont émerveillé mes petits visiteurs ; la belle simplicité de l'oeuf les a doucement remués.

Dans la très grande majorité des cas, l'oeuf de l'insecte est loin de cette haute perfection qui s'impose même au regard novice. Comme forme habituelle, c'est le globule, le fuseau, le cylindroïde, tous de médiocre élégance par défaut de courbures harmonieusement combinées. Beaucoup ont coloration mesquine ; quelques-uns, par leur richesse outrée, font un violent contraste avec les défaillances du germe inclus. Les oeufs de certains papillons sont des perles en bronze, en nickel. La vie semble y germer sous des rigidités d'une boite en métal.

Si l'on fait emploi de la loupe, les ornementations de détail n'y sont pas rares, mais toujours complexes et dénuées de cette simplicité supérieure qui fait le vraiment beau. Les Clythres enveloppent leurs oeufs d'une coque dont la matière se lamine en écailles de cône de houblon, ou se façonne en torsades obliques entrecroisées ; certains Criquets burinent leurs fuseaux, y creusent des séries spiralées de fossettes semblables à celles d'un dé à coudre. Tout cela certes ne manque pas de grâce, mais comme ce luxe nous éloigne de la noble correction !

L'insecte a une esthétique ovarienne à part, sans rapport avec celle de l'oiseau. Je sais pourtant un cas où la comparaison est permise. Un insecte de pauvre renom, la Punaise des bois, le Pentatome des naturalistes, peut mettre son oeuf en parallèle avec celui de l'oiseau. La bête aplatie, parfumée d'odieuse essence, a pour ponte un chef-d'oeuvre de gracieuse simplicité et en même temps d'ingénieux mécanisme ; elle nous répugne par son cosmétique, son huile de toilette ; elle nous intéresse par son oeuf, digne de prendre place à côté de celui de l'oiseau.

Je viens de faire trouvaille sur un rameau d'asperge. C'est un groupe d'oeufs, au nombre d'une trentaine étroitement rangés l'un contre l'autre, avec ordre, ainsi que les perles d'une broderie. J'y reconnais la ponte d'un Pentatome. L'éclosion s'est faite depuis peu, car la famille n'est pas encore dispersée. Les coques vides sont restées en place, sans déformation aucune, moins le soulèvement de leur couvercle.

Oh ! la délicieuse collection de petits pots en albâtre translucide, à peine obnubilé de gris clair ! J'aimerais un conte où, dans le monde du très petit, les fées prendraient leur infusion de tilleul dans des tasses pareilles. La panse, gracieux ovale tronqué, porte subtil réseau de mailles polygonales brunes. D'un oeuf d'oiseau détachez très régulièrement, en pensée, le bout supérieur, pour faire du reste une mignonne coupe, et nous aurons à peu près l'ouvrage de la Punaise. Ici et là, même douceur de courbure.

La ressemblance ne va pas plus loin. Dans le haut de l'oeuf, l'insecte reprend son originalité  : son produit est une boîte à couvercle. L'opercule, doucement convexe, est orné d'un réseau de fines mailles comme la panse ; sur le bord, il est en outre embelli d'une ceinture d'opale. A l'éclosion, il pivote comme sur une charnière et se détache tout d'une pièce. Alors tantôt il choit de sa place et laisse le pot bâiller en plein ; tantôt il retombe en sa position normale et clôt de nouveau l'urne, qui reprend l'aspect intact. Enfin l'embouchure est ciliée de subtiles dentelures. Apparemment ce sont là des rivets qui maintenaient le couvercle en place pour une fermeture hermétique.

N'oublions pas certain détail bien caractéristique. Tout près du bord, à l'intérieur de la coque, se voit toujours, après l'éclosion, un trait d'un noir de charbon, configuré en manière d'ancre ou mieux de T dont les bras seraient infléchis. Que signifie ce minuscule détail ? Est-ce un loquet, un système de serrurerie à chevillette et bobinette ? Est-ce estampille de potier apposant au chef-d'oeuvre certificat d'origine ? Quelle curieuse céramique rien que pour enclore le germe d'une Punaise !

Les petits n'ont pas quitté l'amas de vaisselle d'où ils sont récemment sortis. Amoncelés en tas, ils attendent que le bain d'air et de lumière leur ait donné consistance, avant de se disperser et d'implanter le suçoir où bon leur semblera. Ils sont rondelets, trapus, noirs, avec le dessous du ventre rouge et les flancs galonnés de la même couleur. Comment sont ils sortis de leurs pots ? Par quel artifice ont-ils soulevé le couvercle, solidement scellé ? Essayons de répondre à la curieuse question.

Avril finit. Dans l'enclos, devant ma porte, les romarins suant le camphre sont en pleine floraison et me valent la visite d'une multitude d'insectes, qu'il m'est loisible de consulter à toute heure. Les Pentatomes, en espèces variées, y abondent, mais sans se prêter à des observations précises, à cause de leur vie errante. Si je veux connaître au juste l'oeuf de chacun d'eux, si je désire surtout apprendre comment se fait l'éclosion, les chances de la bonne fortune épiées directement sur l'arbuste fleuri me seraient insuffisantes. Il est préférable de recourir à l'éducation sous cloche en toile métallique.

Mes incarcérés, isolés par espèces et représentés chacun par un certain nombre de couples, ne me donnent guère tracas. Il leur suffit d'un gai soleil et d'un bouquet de romarin journellement renouvelé. J'ajoute à l'ameublement quelques ramuscules feuillés de divers arbustes. L'insecte y choisira à sa convenance l'emplacement de sa ponte.

Dès la première quinzaine de mai, les Punaises prisonnières m'approvisionnent d'oeufs au-delà de mes souhaits, oeufs aussitôt cueillis avec leur support, espèce par espèce, et logés dans de petits tubes de verre, où me sera facile le délicat examen de l'éclosion, pourvu que ma surveillance ne soit pas en défaut.

Belle collection en vérité, des plus gracieuses, et bien digne de figurer à côté de celle des oeufs de l'oiseau, si des dimensions plus grandes venaient en aide à notre faiblesse de vue. Du moment qu'il faut recourir à la loupe, nous laissons le magnifique passer inaperçu. Amplifions sous le verre grossissant, et l'oeuf de la Punaise nous émerveillera tout autant, peut-être même plus que ne le ferait l'oeuf bleu de ciel du Saxicole. Quel dommage que de telles élégances se dérobent par leur petitesse à notre admiration !

La forme n'est jamais l'ovoïde complet, apanage de l'oiseau. Une brusque troncature, où s'encastre un couvercle de faible convexité, termine toujours supérieurement l'oeuf du Pentatome, et l'on a sous les yeux minuscule ciboire, délicieux coffret, urne d'art antique, tonnelet cylindroïde, potiche ventrue de céramique orientale, avec des ornementations, zones, cocardes, réseaux, variables suivant la spécialité de la pondeuse. Constamment aussi, lorsque l'oeuf est vide, une frange très délicate de cils anguleux s'irradie autour de l'embouchure. Ce sont les rivets de consolidation, soulevés et rabattus au moment de la délivrance du nouveau-né.

Dans tous, enfin, l'éclosion accomplie, se retrouve à l'intérieur, tout près de la margelle, le trait noir en forme d'ancre au sujet duquel nous nous sommes déjà demandé si c'était la marque de fabrique ou système de serrurerie. L'avenir nous montrera combien nos soupçons restent au-dessous du vrai.

Jamais la ponte n'est disséminée à l'aventure. L'ensemble des oeufs constitue un groupe serré, en rangées régulières, plus longues ou plus courtes, de façon à figurer une sorte de mosaïque de perles solidement assises sur leur support commun, en général une feuille. L'adhérence est telle que le coup de balai d'un pinceau, ou même l'attouchement du doigt, ne dérange en rien la belle coordination. Après le départ des jeunes, on trouve les coques vides toujours en place, mignonne image de compotiers méthodiquement rangés par le marchand forain sur sa planche d'étalage.

Achevons par quelques détails spécifiques. Les oeufs du Pentatome à noires antennes (Pentatoma nigricorne) ont la forme cylindroïde avec segment de sphère pour base. L'opercule, largement zoné de blanc au bord, porte au centre, fréquemment, mais non toujours, une saillie de cristal, sorte de poignée rappelant l'appendice qui sert à soulever le couvercle d'un compotier. Toute la surface est lisse, luisante, sans autre parure que sa simplicité. La coloration varie suivant le degré de maturité. Récemment pondus, les oeufs sont d'un jaune paille uniforme ; plus tard, par l'effet du germe en travail d'organisation, ils deviennent d'un orangé pâle, avec tache triangulaire d'un rouge vif au centre de l'opercule. Vides, ils sont pellucides et d'un superbe blanc d'opale, moins le couvercle devenu hyalin comme verre.

Des pontes obtenues, la plus populeuse formait une plaque de neuf rangées, chacune d'une douzaine d'oeufs environ. Le total atteignait ainsi la centaine. Mais habituellement le nombre est moindre, réduit à la moitié et moins. Les groupes avoisinant la vingtaine ne sont pas rares. L'énorme écart entre les dénombrements extrêmes certifie des pontes multiples, en des points différents, points que le rapide essor de l'insecte permet de supposer bien éloignés l'un de l'autre. Le moment venu, ce détail aura sa valeur.

Le Pentatome costumé de vert pâle (Pentatoma prasinum) moule ses oeufs en barillets, ovoïdes au bout inférieur et ornés sur toute leur surface d'un réseau de subtiles mailles polygonales, en relief. La coloration en est le brun de suie, puis le brun très clair, après l'éclosion. Les plus forts groupes atteignent la trentaine. A cette espèce appartiennent probablement les oeufs qui, recueillis sur un rameau d'asperge, ont les premiers attiré mon attention.

Pour le Pentatome des baies (Pentatoma baccarum), encore des barillets ovés, à réseau de mailles sur toute la surface. Ils sont d'abord opaques et obscurs ; puis, une fois vides, ils deviennent translucides, blancs ou d'un rose tendre. J'en recueille des groupes d'une cinquantaine, d'autres d'une quinzaine et même moins.

La plante bénie des jardins potagers, le chou, me fournit le Pentatome orné (Pentatoma, ornatum), bariolé de noir et de rouge. Les oeufs de cette espèce sont les mieux enjolivés sous le rapport de la coloration. Ils figurent des tonnelets convexes aux deux bouts, surtout à l'inférieur. Le microscope y reconnaît une surface burinée de fossettes semblables à celle d'un dé à coudre et disposées avec une délicieuse régularité. En haut et en bas du cylindre, large ceinture d'un noir mat ; sur les flancs, ample zone blanche avec quatre gros points noirs symétriquement distribués. Le couvercle, entouré de cils neigeux et cerclé de blanc au bord, se tuméfie en calotte noire avec cocarde centrale blanche. En somme, urne de grand deuil par l'opposition brusque du noir du charbon et du blanc de l'ouate. La vaisselle des funérailles étrusques aurait trouvé là superbe modèle.

Ces oeufs, d'ornementation mortuaire, sont disposés par petits groupes, en général sur deux rangées. Le tout n'atteint guère que la douzaine  : nouvelle preuve de pontes multiples en des points différents ; ce n'est pas à ce nombre mesquin que doit se borner la Punaise du chou, lorsque l'un de ses congénères dépasse la centaine.

Mai n'est pas fini que l'éclosion se fait, aujourd'hui l'une, demain l'autre, pour les diverses pontes recueillies et mises en tubes. Deux ou trois semaines suffisent à l'évolution du germe. C'est le moment d'une assidue vigilance, si je veux connaître le mécanisme de la sortie, et surtout la fonction de l'étrange outillage à trois branches noires que je retrouve en toute coque, au bord de l'embouchure, une fois le nouveau-né parti.

Les oeufs translucides dès le début, ceux du Pentatome à antennes noires par exemple, me permettent d'abord de constater que l'engin à rôle inconnu apparaît sur le tard, alors que la prochaine délivrance s'annonce par un changement de teinte du couvercle. Ce n'est donc pas une pièce originelle de l'oeuf, tel qu'il est descendu des ovaires ; cela s'élabore au cours de l'évolution, et même à une époque tardive, lorsque la petite Punaise a déjà pris sa forme.

Cessons en conséquence d'y voir, comme je me le figurais au début, ressort, verrou, système de gonds propres à maintenir l'opercule en place. Un réel appareil de clôture, protection du germe, devrait exister dès la ponte. Et c'est précisément à la fin, quand il faut s'en aller, que la machinette apparaît. Il ne s'agit plus de clore, il s'agit d'ouvrir. Et, dans ce cas, l'outil problématique ne serait-il pas plutôt une clef, un levier bon à forcer le couvercle que retiennent les rivets ciliés et peut-être aussi les encollements d'un agglutinatif ? Une patiente assiduité nous l'apprendra.

La loupe sur mes tubes, que j'interroge à tout moment, j'assiste enfin à l'éclosion. Le travail débute. A l'un des bouts de son diamètre, le couvercle insensiblement monte ; à l'autre, il pivote ainsi qu'une porte sur ses gonds. Le jeune est adossé contre la paroi du barillet, juste au-dessous du bord operculaire, qui déjà bâille, condition avantageuse, permettant de suivre avec quelque précision la marche de la délivrance.

La petite Punaise, contractée et immobile, a le front coiffé d'un bonnet pelliculaire, mieux soupçonné que vu, tant il est subtil. Plus tard, au moment de sa chute, ce capuchon deviendra de pleine évidence. Il sert de base à un angle trièdre, dont les trois arêtes, rigides et d'un noir intense, doivent être, d'après leur aspect, de nature cornée. Deux de ces arêtes s'étendent entre les yeux, d'un rouge vif ; la troisième descend sur la nuque et se relie de droite et de gauche aux autres par un trait obscur, très délié. Volontiers je verrais en ces lignes sombres des fils tendus, des ligaments qui consolident les trois branches de l'appareil et les empêchent de s'écarter davantage en émoussant la pointe de l'angle, lui-même clef du coffret, c'est-à-dire refouloir du couvercle. La mitre triquètre protège le front, à chair molle encore, incapable de violenter l'obstacle ; de sa pointe de diamant bien appliquée tout au bord de l'opercule, elle a solide prise sur la rondelle qu'il s'agit de desceller.

A cette machine, à ce bonnet surmonté d'un trépan, il faut un propulseur. Où est-il ? Il est au sommet du front. Là, dans une aire de peu d'étendue, presque un point, regardons bien  : nous y constaterons des pulsations rapides, autant vaut dire des coups de piston, produits, à n'en pas douter, par de brusques ondées de sang. En injectant, à la précipitée, sous son crâne mou le peu qu'il possède d'humeurs, l'animalcule fait de sa débilité énergie. Le casque trièdre monte donc, pousse devant lui, appuyant toujours son angle, de façon inébranlable, au même point du couvercle. Il n'y a pas choc de l'outil, percussion intermittente, mais bien refoulement continu.

L'opération dure au-delà d'une heure, tant elle est laborieuse. Par degrés insensibles, l'opercule se descelle, se soulève obliquement, mais conserve d'ordinaire adhérence avec la margelle de l'urne à l'autre extrémité du diamètre. En ce point de pivotement, où semblerait devoir intervenir une charnière, la loupe ne constate rien de particulier. Il y a là, comme partout ailleurs, simple rangée de cils, rabattus en rivets pour l'occlusion. A l'opposé du point d'attaque, ces rivets, moins ébranlés que les autres, ne cèdent pas en plein et font office de charnière.

Petit à petit, l'animalcule émerge de sa coque. Les pattes et les antennes, économiquement repliées sur la poitrine et le ventre, sont d'une complète immobilité. Rien ne bouge, et cependant la Punaise fait de plus en plus saillie hors de son coffret, par un mécanisme sans doute pareil à celui du ver du Balanin quittant sa noisette. L'afflux du sang, qui provoque les coups de piston du crâne, gonfle aussi la partie du corps déjà libre et la convertit en bourrelet d'appui ; l'arrière, encore, inclus, s'amoindrit d'autant et s'engage à son tour dans l'étroite embouchure. C'est un passage à la filière, si doux et si discret que tout au plus, à lointains intervalles, je reconnais dans la bête quelques essais de balancement pour s'extraire de son alvéole.

Enfin les rivets sont forcés, le coffre bâille, l'opercule est suffisamment soulevé en direction oblique. La mitre à trois arêtes a fini son rôle. Que va-t-elle devenir ? Outil désormais inutile, elle doit disparaître. J'assiste effectivement à son rejet. La coiffe pelliculaire qui lui servait de base se déchire, devient haillon chiffonné et très lentement glisse sur la face ventrale de la Punaise, entraînant avec elle la dure et noire machinette non déformée. A peine la ruine est-elle descendue vers le milieu du ventre, que l'animalcule, jusque-là immobile dans une posture de momie, libère les pattes et les antennes de leur parcimonieux arrangement, les étale, les agite d'impatience. C'est fait  : l'insecte quitte son étui.

L'appareil de délivrance, toujours sous la forme d'un T dont les bras seraient un peu courbes et se déjetteraient de côté, reste adhérent à la paroi de la coque, près de l'orifice. Longtemps après le départ de l'insecte, la loupe retrouve en place l'ingénieux trièdre, de forme, constante chez les divers Pentatomes et de rôle incompréhensible tant qu'on n'a pas surpris le travail de l'éclosion.

Encore un mot sur la façon d'ouvrir le coffret à couvercle. J'ai dit que le jeune est adossé à la paroi du tonnelet, aussi loin que possible du centre. C'est là qu'il prend naissance, qu'il se coiffe de sa tiare et pousse après du front. Pourquoi n'occupe-t-il pas la région centrale, emplacement que sembleraient devoir imposer la forme de l'oeuf et la protection, plus efficace des initiales délicatesses ? Y aurait-il quelque avantage à naître ailleurs, sur la circonférence même ?

Oui, il y en a un, très net et d'ordre mécanique. Du sommet du front, que font palpiter les afflux du sang, le nouveau-né pousse sa coiffure anguleuse contre le couvercle à desceller. Quel peut être l'effort crânien d'un corpuscule glaireux récemment figé en être vivant ? On n'ose y songer, tant c'est au-dessous de toute évaluation. Et ce néant doit culbuter le solide couvercle de la boîte !

Supposons la poussée s'exerçant au centre. Dans ce cas, l'effort d'ébranlement, un rien, se répartit de manière uniforme sur la circonférence entière, et tous les rivets d'assemblage prennent part à la fois à la résistance. Isolément, les cils de clôture céderaient, chacun, au peu d'énergie disponible ; en leur totalité, ils restent invincibles. La méthode de la poussée centrale est donc impraticable.

Si nous voulons déclouer une planche, ce serait acte illogique que de la cogner par le milieu. L'ensemble des clous réagirait en une commune résistance insurmontable. Nous l'attaquons, au contraire, par le bord ; nous appliquons progressivement d'un clou à l'autre la puissance de notre outil. A peu près ainsi agit la petite Punaise dans son coffre  : elle refoule en dehors le bord extrême du couvercle, de façon qu'à partir du point d'attaque, les rivets cèdent de proche en proche, un par un. La résistance totale est vaincue parce qu'elle est fractionnée.

Parfait, mignonne Punaise ! Tu as ta mécanique, basée sur les mêmes lois que la nôtre ; tu connais les secrets du levier et du cric. Pour rompre sa coquille, l'oiseau naissant se met au bec un durillon, pointe de pic chargée d'abattre par fragments la muraille calcaire. L'ouvrage fini, la verrue, outil d'un jour, disparaît. Tu possèdes mieux que l'oiseau.

L'heure de la sortie venue, tu te coiffes d'un bonnet où convergent en angle trois tiges rigides. A la base de l'appareil, ton crâne mou fonctionne en presse hydraulique et donne des coups de piston. Ainsi se descelle et se culbute le plafond de ton habitacle. Le durillon percuteur de l'oiseau s'efface lorsque la coquille est en pièces ; de même disparaît ta mitre de refoulement. Dès que l'opercule bâille assez pour le passage, tu te décoiffes, tu abandonnes le bonnet et son système de tringles.

Dans ton oeuf, d'ailleurs, pas de rupture, pas de brutale démolition comme en pratique l'oiseau. Vide, il n'est pas une ruine. C'est toujours le gracieux barillet du début, rendu plus élégant encore par sa translucidité, qui en fait mieux valoir les grâces. A quelle école, petite Punaise, as-tu donc appris l'art de ta boîte natale et le fonctionnement de ta machinette ? Il s'en trouve disant  : « C'est à l'école du hasard. » En ton humilité, tu redresses ta mitre et tu réponds  : « Ce n'est pas vrai. »

Le Pentatome est glorifié sous un autre rapport qui, s'il était, bien établi, dépasserait de cent coudées les merveilles de l'oeuf. J'emprunte le passage que voici à De Géer, le Réaumur suédois  :

« Les Punaises de cette espèce (Pentatoma griseum) vivent sur le bouleau. Au commencement de juillet, j'en ai trouvé plusieurs accompagnées de leurs petits. Chaque mère était entourée d'une troupe de jeunes, au nombre de vingt, de trente et même de quarante. Elle se tenait constamment auprès d'eux, le plus souvent sur un des chatons de l'arbre qui contiennent les graines, et quelquefois sur une feuille. J'ai observé que ces petites Punaises et leur mère ne restent pas toujours à la même place, et que dès que la mère commence à marcher et à s'éloigner, tous ses petits la suivent, et s'arrêtent où la mère veut faire halte. Elle les promène ainsi d'un chaton ou d'une feuille à l'autre et les conduit où elle veut, comme les poules font de leurs poussins.

« Il y a des Punaises qui ne quittent point leurs petits ; elles font même la garde et ont un grand soin d'eux tandis qu'ils sont jeunes. Il m'arriva un jour de couper une jeune branche de bouleau peuplée de pareille famille, et je vis d'abord la mère fort inquiète battre sans cesse des ailes avec un mouvement rapide, sans cependant changer de place, comme pour écarter l'ennemi qui venait de s'approcher, tandis que, dans toute autre circonstance, elle se serait d'abord envolée ou aurait tâché de s'enfuir, ce qui prouve qu'elle ne restait là que pour la défense de ses petits.

« M. Modéer a observé que c'est principalement contre le mâle de son espèce que la Punaise mère se trouve obligée de défendre ses petits, parce qu'il cherche à les dévorer partout où il les rencontre ; et c'est alors qu'elle ne manque jamais de tâcher de les garantir de tout son pouvoir contre ses attaques. »

Dans ses Curiosités d'histoire naturelle, Boitard embellit encore le tableau familial tracé par De Géer. « Ce qu'il y a de très curieux, dit-il, c'est de voir, lorsqu'il vient à tomber quelques gouttes de pluie, la mère Punaise conduire ses petits sous une feuille ou sous l'enfourchure d'une branche pour les abriter. Là, sa tendresse inquiète n'est pas encore rassurée ; elle les place en un groupe serré, se met au milieu, puis elle les couvre de ses ailes, qu'elle étale sur eux en forme de parapluie ; et, malgré la gêne de sa position, elle garde cette attitude de mère couveuse jusqu'à ce que l'orage soit passé. »

Le dirai-je ? Ce parapluie des ailes maternelles en temps d'averse, cette promenade de poule conduisant ses poussins, ce dévouement contre les attaques du père enclin à dévorer sa famille me laissent quelque peu incrédule, sans m'étonner, l'expérience m'ayant appris que les livres sont fertiles en historiettes incapables de supporter les épreuves d'un sévère examen.

Une observation incomplète, mal interprétée, donne le branle. Viennent les compilateurs, qui fidèlement se transmettent le conte, fruit véreux de l'imagination ; et l'erreur, cimentée par les redites, devient article de foi. Sur le Scarabée et sa pilule, par exemple, sur le Nécrophore et ses inhumations, l'Hyménoptère prédateur et son gibier, la Cigale et son puits, que n'a-t-on pas dit avant de parvenir au vrai ? Le réel, tout simple, supérieurement beau, trop souvent nous échappe ; il cède la place à l'imaginaire, d'acquisition moins laborieuse. Au lieu de remonter aux faits et de voir par nous-mêmes, aveuglément nous suivons la tradition. Aujourd'hui nul n'écrirait quelques lignes sur les Pentatomes sans mentionner le récit incertain du naturaliste suédois, et nul, que je sache, ne parle des merveilles, authentiques concernant le mécanisme de l'éclosion.

Que peut avoir vu De Géer ? La haute valeur du témoin impose la confiance ; je me permettrai cependant d'expérimenter à mon tour avant d'accepter le dire du maître.

La Punaise grise, sujet du récit, est plus rare que les autres dans mon voisinage ; sur les romarins de l'enclos, mon champ d'exploitation, j'en trouve trois ou quatre qui, mises sous cloche, ne me donnent pas de ponte. L'échec ne me paraît pas irréparable ; ce que la grise se refuse à me montrer, la verte, la jaunâtre, la bariolée de rouge et de noir, toutes, tant qu'elles sont, de conformation pareille et de moeurs similaires, me l'accorderont. Dans des espèces si voisines, les soins de famille chez l'une doivent, à quelques détails près, se retrouver chez les autres. Informons-nous alors de quelle façon se comportent, à l'égard des nouveau-nés, les quatre Pentatomes élevés en captivité. Leur témoignage unanime fera notre conviction.

Un fait tout d'abord me frappe, peu d'accord avec ce que j'étais en droit d'attendre d'une future poule conduisant ses poussins. La mère n'accorde aucune attention à sa ponte. Le dernier oeuf mis en place, à l'extrême bout de la rangée finale, elle s'éloigne, insoucieuse du dépôt. Elle ne s'en occupe plus, n'y revient plus. Si le hasard des pérégrinations l'y ramène, elle marche sur l'amas, le traverse et passe outre, indifférente. L'évidence ne laisse rien à désirer ; la rencontre d'une plaquette d'oeufs est pour la mère événement d'intérêt nul.

N'allons pas mettre cet oubli sur le compte des aberrations possibles dans l'état de captivité. En pleine liberté des champs, j'ai fait rencontre de nombreuses pontes, parmi lesquelles se trouvait peut-être celle de la Punaise grise ; jamais je n'ai vu la mère stationnant auprès de ses oeufs, ce qu'elle devrait faire si sa famille, aussitôt éclose, demandait protection.

La pondeuse est d'humeur vagabonde et d'essor facile. Une fois envolée bien loin de la feuille qui a reçu le dépôt, comment, deux ou trois semaines après, se souviendra-t-elle que l'heure de l'éclosion approche ? Comment retrouvera-t-elle ses oeufs et comment encore les distinguera-t-elle de ceux d'une autre mère ? Ce serait accepter l'insensé que de la croire capable de pareilles prouesses de clairvoyance et de mémoire dans l'immensité des champs.

Jamais, dis-je, une mère n'est surprise stationnant en permanence auprès des oeufs qu'elle a fixés sur une feuille. Il y a mieux encore. La ponte totale se fractionne par dépôts disséminés à l'aventure, de façon que la famille en son complet constitue une série de tribus parquées de-çà, de-là, à des distances parfois considérables, impossibles à préciser. Retrouver ces tribus à l'époque de l'éclosion, plus prompte et plus tardive suivant la date de la ponte et le degré de bonne exposition au soleil ; puis, des quatre coins de l'étendue, rassembler en un troupeau la totalité des petits, si débiles et trottant si menu, ce sont là des impossibilités évidentes. Admettons toutefois que, de fortune, l'un des groupes étant rencontré et reconnu, la mère s'y dévoue. Forcément les autres restent abandonnés. Ils n'en prospèrent pas moins. Pour quel motif alors cette étrange faveur de soins maternels à l'égard des uns, lorsque la majorité s'en passe ? De telles singularités inspirent méfiance.

De Géer mentionne des groupes d'une vingtaine. Ce n'était pas là, il convient de le croire, la famille complète, mais bien la bande issue d'une ponte partielle. Un Pentatome moindre de taille que la Punaise grise m'a donné, en une seule plaquette, au-delà d'une centaine d'oeufs. Pareille fécondité doit être la règle générale lorsque la façon de vivre est la même. En dehors de la vingtaine surveillée, que devenaient donc les autres, abandonnés à eux-mêmes ?

Malgré le respect que nous devons au savant suédois, les tendresses de la mère Punaise et les appétits dénaturés du père dévorant ses petits sont à reléguer parmi les contes enfantins dont s'encombre l'histoire. J'ai obtenu, en volière, autant d'éclosions que je l'ai désiré. Les parents sont tout près, sous le même dôme. Que font-ils les uns et les autres en présence des petits ?

Rien du tout  : les pères n'accourent pas juguler la marmaille ; les mères n'accourent pas davantage la protéger. On va et vient sur le treillis, on se repose à la buvette du bouquet de romarin ; on traverse les groupes de nouveau-nés, que l'on culbute sans mauvaise intention, mais sans ménagement non plus. Ils sont si petits, les pauvrets, si débiles ! Un passant qui les frôle du bout de la patte les fait choir sur le dos. Pareils à des tortues renversées, alors vainement ils gigotent  : nul n'y prend garde.

En ce péril de culbutes et autres désagréments, arrive donc, mère dévouée ; mets-toi à la tête de la famille, conduis-les pas à pas en lieux tranquilles, couvre-les du bouclier de tes élytres ! Qui s'attarderait à ces belles choses, magnifique trait de morale édifiante, en serait pour ses frais de patience et de temps. Un trimestre de fréquentation assidue ne m'a valu, de la part de mes pensionnaires, aucun acte qui, de près ou de loin, rappelât quelque peu la sollicitude maternelle tant célébrée par les compilateurs.

La nature, nourrice des choses, alma parens rerum, est d'une tendresse infinie à l'égard des germes, trésor de l'avenir ; elle est sévère marâtre à l'égard du présent. Dès que l'être est capable de se suffire à lui-même, elle le livre sans pitié à la rude éducation de la vie ; ainsi s'obtiennent les aptitudes de résister dans l'âpre conflit des existences. Tendre mère au début, elle donne au Pentatome délicieux coffret et couvercle scellé, sauvegarde des chairs naissantes ; elle coiffe l'animalcule d'un mécanisme de libération, chef-d'oeuvre d'ingénue délicatesse ; puis, dure éducatrice, elle dit au petit  : « Je te laisse, tire-toi d'affaire dans la mêlée du monde. »

Et le petit s'en tire. Je vois les nouveau-nés, serrés l'un contre l'autre, stationner quelques jours sur la plaquette des oeufs vides. Ils y prennent consistance plus ferme et coloration plus vive. Des mères passent dans le voisinage  : nulle n'accorde attention à l'amas sommeillant.

La faim venue, l'un des petits s'écarte du groupe, à la recherche d'une buvette ; les autres suivent, heureux de se sentir épaule contre épaule, comme le font les moutons au pâturage. Le premier en mouvement entraîne la bande entière, qui s'achemine en troupeau vers les points tendres, où le suçoir s'implante et s'abreuve ; puis l'ensemble revient au village natal, lieu de repos sur le toit des oeufs vides. Les expéditions en commun se répètent dans un rayon croissant ; enfin, quelque peu fortifiée, la société s'émancipe, s'éloigne, se disperse, ne revient plus au lieu de naissance. Désormais chacun vit à sa guise.

Qu'adviendrait-il si, lorsque le troupeau se déplace, une mère se rencontrait, d'allure lente, cas fréquent chez les graves Punaises ? Les petits, je me le figure, suivraient de confiance ce chef de hasard, comme ils suivent ceux d'entre eux qui les premiers se sont mis en marche. Il y aurait alors simulacre de poule à la tête de ses poussins ; le fortuit donnerait les apparences de soins maternels à une étrangère, bien insoucieuse de la marmaille à ses trousses.

Le bon De Géer me semble avoir été dupe de pareilles rencontres, où ne sont pour rien les maternelles sollicitudes. Un peu de couleur, embellissement involontaire, a parachevé le tableau ; et depuis sont vantées dans les livres les vertus familiales de la Punaise grise.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, Chapitre 5.