LA PROCESSIONNAIRE DU PIN
LA MÉTÉOROLOGIE
En janvier se fait une seconde mue qui donne à la chenille un aspect moins riche, tout en la gratifiant d'organes bien étranges. Le moment venu de se dépouiller, les processionnaires s'amoncellent confusément sur le dôme du nid, et s'y maintiennent jour et nuit immobiles si le temps est doux. Il semblerait que de leur contact, de leur gêne mutuelle en pareil entassement, résultent pour elles des résistances, des points d'appui favorables à l'excoriation.
Après une seconde mue, les poils du milieu du dos sont d'un roux terne, pâli encore par de nombreux et longs poils blancs interposés. Mais à ce costume fané s'adjoignent des appareils singuliers qui avaient frappé l'attention de Réaumur, fort perplexe sur leur rôle. A la place occupée d'abord par la mosaïque groseille, huit segments de la chenille sont maintenant fendus d'une ample boutonnière transversale, d'une sorte de bouche à grosses lèvres, qui s'ouvre et bâille à la volonté de l'animal, ou bien se referme sans laisser trace visible.
De chacune de ces bouches épanouies s'élève une gibbosité à peau fine, incolore, comme si la bête exposait au dehors et distendait à l'air son tendre contenu. A peu près ainsi feraient hernie les viscères à travers la peau fendue par le scalpel. Deux gros points d'un brun noir occupent la face antérieure de la protubérance. En arrière se dressent deux courtes aigrettes planes de cils roux, qui brillent d'un riche éclat au soleil. Tout autour rayonnent de longs poils blancs, étalés presque à plat.
Cette hernie est très sensible. A la moindre irritation, elle rentre et disparaît sous le tégument noir. A sa place se creuse un cratère ovale, une sorte d'énorme stomate, qui rapidement rapproche ses lèvres, se clôt, s'efface en plein. Les longs cils blancs qui forment barbiche et moustaches autour de cette bouche suivent les mouvements des lèvres contractées. D'abord irradiés et couchés, ils se redressent comme une moisson que le vent prendrait en dessous, et se rassemblent en un cimier transversal, perpendiculaire au dos de la bête.
Ce redressement pileux amène brusque modification dans l'aspect de la chenille. Les cils roux et brillants ont disparu, enfouis sous la peau noire ; les poils blancs relevés forment crinière hirsute ; la couleur générale du costume est devenue plus cendrée.
Le calme revenu, et c'est bientôt fait, les boutonnières de nouveau s'ouvrent, bâillent ; les gibbosités sensibles émergent, promptes à disparaître encore s'il survient une cause d'émoi. Ces alternatives d'épanouissement et d'éclosion rapidement se répètent. Je les provoque à volonté de diverses manières. Une légère bouffée de tabac fait aussitôt bâiller les stomates et saillir les gibbosités. L'insecte, dirait-on, se met sur ses gardes et déploie des appareils spéciaux d'information. Bientôt les hernies rentrent. Une seconde bouffée les ramène dehors. Mais si la fumée est trop abondante, trop âcre, la chenille se contorsionne sans ouvrir ses appareils.
Ou bien, je touche de façon très délicate, avec un fétu de paille, l'une quelconque des protubérances à découvert. Le mamelon atteint aussitôt se contracte, rentre en lui-même ainsi que le font les cornes du colimaçon, et se trouve remplacé par une bouche béante, qui se clôt à son tour. D'habitude, mais non toujours, le segment ému par le contact de ma paille est imité par les autres, soit d'avant soit d'arrière, qui de proche en proche ferment leurs appareils.
Tranquille et en repos, la chenille a généralement ses boutonnières dorsales épanouies ; en marche, tantôt elle les ouvre et tantôt elle les ferme. Dans tous les cas, épanouissement et clôture sont de répétition fréquente. En se rapprochant et rentrant sous peau, les lèvres de l'embouchure finissent donc par détacher, par rompre leurs fragiles moustaches de cils roux. Ainsi s'amasse au fond du cratère une poussière de poils brisés, bientôt groupés en petits flocons grâce à leurs barbelures. Si l'épanouissement de la boutonnière se fait de façon un peu brusque, la saillie centrale projette au dehors, sur les flancs de la bête, sa charge de ruines pileuses, que le moindre souffle soulève en atomes dorés, fort déplaisants pour l'observateur. Je reviendrai plus loin sur le prurit auquel alors on est exposé.
Ces stomates singuliers ont-ils simplement pour rôle de moissonner la pilosité voisine et de la triturer ? Ces mamelons à peau fine, qui se gonflent et montent au fond de leur cachette, sont-ils chargés de projeter au dehors l'amas des poils brisés ? Enfin l'étrange appareil a-t-il uniquement pour fonction de préparer, aux dépens de la toison, une poudre à gratter, moyen de défense ? Rien ne le dit.
Certes, l'animal ne s'est pas prémuni contre le curieux qui, de loin en loin, s'aviserait de venir l'examiner à la loupe. Il est de même fort douteux qu'il se mette en souci des amateurs passionnés de chenilles, du Calosome sycophante parmi les insectes, du Coucou parmi les oiseaux. Les consommateurs de pareille nourriture ont un estomac fait exprès, qui se rit des poils urticants et trouve peut-être dans leur piqûre le stimulant d'un apéritif. Non, je ne vois pas les motifs qui ont décidé, la Processionnaire à se pourfendre l'échine de tant de boutonnières, si tout se borne à s'épiler pour nous jeter aux yeux une poudre irritante. Quelque autre chose est ici en jeu certainement.
Réaumur parle de ces ouvertures, sommairement étudiées. Il les nomme stigmates, enclin à les prendre pour des orifices respiratoires exceptionnels. Ce n'est pas cela, maître : aucun insecte ne se pratique sur le dos des entrées aériennes. D'ailleurs la loupe n'y découvre aucun pertuis de communication avec l'intérieur. La respiration n'est ici pour rien, et la réponse de l'énigme doit se trouver ailleurs.
La gibbosité qui s'élève de ces fossettes épanouies est formée d'une membrane molle, pâle, nue, et donne l'idée d'une hernie viscérale, comme si la chenille exposait à l'air, par des blessures, ses délicates entrailles. La sensibilité y est grande. Le léger attouchement de la pointe d'un pinceau fait aussitôt rentrer les protubérances et refermer leur enceinte.
La titillation d'un objet solide est même inutile. Je cueille de la pointe d'une épingle une gouttelette d'eau, et, sans la déposer, je présente cette gouttelette à la gibbosité sensible. Pour peu que le contact ait lieu, l'appareil se contracte, se referme. Ne se retirent pas avec plus de promptitude les tentacules de l'escargot, rengainant dans leurs étuis les organes visuels et olfactifs.
Tout semble l'affirmer : ces hernies facultatives, apparaissant, disparaissant au gré de l'animal, sont des instruments de perception sensorielle. La chenille les étale pour s'informer : elle les abrite sous la peau pour conserver leurs délicates aptitudes. Or que perçoivent-elles ? Question difficile où, seules, peuvent nous guider un peu les moeurs de la Processionnaire.
Tout l'hiver, les chenilles du pin sont nocturnes. De jour, lorsque le temps est beau, elles viennent volontiers sur le dôme du nid et s'y tiennent immobiles, amoncelées en tas. C'est l'heure de la sieste en plein air, sous le pâle soleil de décembre et de janvier. Aucune encore n'abandonne le domicile. C'est bien avant dans la nuit, vers les neuf heures, qu'elles se mettent en marche et vont en procession confuse brouter les feuilles des rameaux voisins. La station au pâturage est de longue durée. Le troupeau rentre tard, après minuit, alors que la température devient trop froide.
En second lieu, c'est au coeur de l'hiver, pendant les mois les plus rudes, que la Processionnaire déploie toute son activité. Alors infatigablement elle file, ajoutant chaque nuit une toile nouvelle à sa tente de soie ; alors, toutes les fois que le temps le permet, elle se répand sur les rameaux à proximité pour s'alimenter, grossir, renouveler son écheveau de filandière.
Par une exception bien remarquable, l'âpre saison de l'inactivité, du repos léthargique des autres insectes, est pour elle la saison de l'animation, du travail, à la condition, bien entendu, que les intempéries ne dépassent pas certaines limites. Si la bise souffle trop violente, capable de balayer le troupeau ; si le froid sévit piquant, avec menace de congélation ; s'il neige, s'il pleut, si quelque brouillard s'épaissit en bruine glacée, prudemment on reste chez soi, à l'abri sous l'imperméable tenture.
Ces intempéries, il conviendrait de les prévoir un peu. La chenille les redoute. Une goutte de pluie la met en émoi, un flocon de neige l'exaspère. Aller au pâturage dans la nuit noire, par un temps incertain, serait entreprise périlleuse, car la procession s'éloigne assez et lentement chemine. Avant d'avoir regagné le gîte, le troupeau serait mis à mal s'il survenait quelque brusque trouble dans l'air, fait de quelque fréquence dans la mauvaise saison. Pour être renseignée à cet égard, dans ses pérégrinations hivernales et nocturnes, la chenille du pin serait-elle douée de quelques aptitudes météorologiques ? Disons comment tel soupçon me vint.
Divulguées je ne sais comment, mes éducations en serre acquirent quelque renommée. On en parla dans le village. Le garde forestier, ennemi juré des insectes ravageurs, désira voir pâturer les fameuses chenilles dont il avait gardé cuisant souvenir depuis certain jour de récolte et de destruction de leurs nids dans un bois de pins confié à sa surveillance. Rendez-vous fut pris pour le soir même.
A l'heure dite, il arrive, accompagné d'un ami. Un moment on cause devant le feu ; enfin, neuf heures sonnant, la lanterne est allumée, et nous voilà tous les trois dans la serre, eux désireux du spectacle dont ils ont entendu dire merveille, moi certain de satisfaire leur curiosité.
Mais, mais... Qu'est donc ceci ? Aucune chenille sur les nids, aucune sur la fraîche ration de rameaux. Hier et les soirées précédentes, elles étaient sorties innombrables ; aujourd'hui pas une ne se montre. Y aurait-il simple retard dans l'arrivée au réfectoire ? Leur habituelle ponctualité serait-elle en défaut parce que l'appétit n'est pas encore bien venu ? Patientons... Dix heures. Rien. Onze heures. Rien toujours. Minuit s'approchait quand on abandonna le poste, convaincu que la séance se prolongerait en vain. Qui fut sot ? Moi tout le premier, fort confus de renvoyer ainsi mes invités.
Le lendemain, je crus entrevoir l'explication de l'échec. Il plut dans la nuit et dans la matinée. La neige, non la première de l'année, mais jusqu'ici la plus abondante, blanchit la croupe du Ventoux. Les chenilles, plus sensibles qu'aucun de nous aux revirements atmosphériques, auraient-elles refusé de sortir en prévision de ce qui allait se passer ? Auraient-elles pressenti la pluie, la neige, que rien ne semblait annoncer, du moins pour nous ? Pourquoi pas après tout ? Continuons d'observer, et l'on verra si c'est là concordance fortuite.
A partir de ce jour mémorable, 13 décembre 1895, l'observatoire météorologique à chenilles est donc institué. Je ne dispose absolument d'aucun des appareils chers à la science, pas même d'un modeste thermomètre, car la mauvaise étoile continue à me poursuivre, aussi revêche aujourd'hui que lorsque j'apprenais la chimie avec des fourneaux de pipe pour creusets et des fioles à granules d'anis pour cornues. Tout se borne à visiter chaque nuit les processionnaires de la serre et celles du jardin. Dure corvée, celle du fond de l'enclos surtout, par des temps parfois à ne pas mettre un chien dehors. J'inscris les actes des chenilles, leur sortie ou leur réclusion ; je note l'état du ciel pendant la journée et au moment de mon examen nocturne.
A ce registre, j'adjoins la carte météorologique que le journal Le Temps donne quotidiennement pour l'ensemble de l'Europe. Si je désire données plus précises, je prie l'Ecole Normale d'Avignon de m'adresser, lors des fortes perturbations, le relevé barométrique de son observatoire. Voilà les seuls documents dont je dispose.
Avant d'en venir aux résultats obtenus, disons encore une fois que mon institut météorologique à chenilles a double station : celle de la serre et celle du plein air sur les pins de l'enclos. La première, garantie du vent et de la pluie, a mes préférences : elle donne des indications plus régulières, mieux suivies. En effet, les chenilles en plein air assez souvent refusent de sortir bien que les conditions générales soient favorables. Pour les maintenir au logis, il suffit d'un vent trop fort secouant les rameaux, ou même d'un peu d'humidité perlant sur la toile des nids. Affranchies de ces deux périls, les chenilles de la serre n'ont à tenir compte que des circonstances atmosphériques d'ordre plus élevé. Les petites vicissitudes leur échappent, les grandes seules les impressionnent, excellente condition pour mettre l'observateur sur la bonne voie du problème. Les colonies sous vitrage fournissent donc à mes notes l'appoint principal ; les colonies en plein air y ajoutent leur témoignage, non toujours exempt de troubles.
Or que disaient-elles, les chenilles de la serre qui, le 13 décembre, refusaient leur spectacle au garde forestier convié ? La pluie qui devait tomber la nuit ne pouvait guère les mettre en émoi, elles si bien abritées. La neige qui allait blanchir le Ventoux leur était fort indifférente : cela se passait si loin. Et puis d'ailleurs ni la pluie ni la neige ne tombaient encore. Il devait se passer quelque fait atmosphérique extraordinaire, profond, immense d'étendue. Les cartes du Temps et le Bulletin de l'Ecole Normale me l'apprirent.
Ma région se trouvait sous une dépression énorme venu des îles Britanniques, un effondrement aérien, comme la saison n'en avait pas encore connu de pareil, se propageait vers nous, nous atteignait le 13 et persistait, plus ou moins accentué, jusqu'au 22. A Avignon, le baromètre descendait brusquement de 761 millimètres à 748 millimètres le 13 ; plus bas encore, à 744 millimètres le 19.
Pendant cette période d'une dizaine de jours, aucune sortie des chenilles sur les pins du jardin. Il est vrai que le temps est variable. Il y a quelques ondées d'une pluie fine, des coups violents de mistral ; mis il y a plus fréquemment des journées et des nuits à ciel superbe, à température modérée. Les prudentes recluses ne s'y laissent prendre. La faible pression persiste, menaçante ; donc on reste chez soi.
Dans la serre, les choses se passent de façon un peu différente. Des sorties ont lieu, alternant avec des réclusions plus nombreuses encore. On dirait que les chenilles, émues d'abord par les choses insolites qui se passent là-haut, se rassurent et reprennent le travail, n'éprouvant rien sous leur couvert de ce qui les aurait atteintes dehors, pluie, neige, furieux assauts du mistral, puis de nouveau suspendent leurs occupations si les menaces de mauvais temps s'aggravent.
Il y a, en effet, concordance assez exacte entre les oscillations barométriques et les décisions du troupeau. La colonne mercurielle remonte-t-elle un peu, on sort ; baisse-t-elle davantage, on reste au logis. Ainsi le 19, soirée de la moindre pression, 744 millimètres, aucune ne se risque dehors.
Comme la pluie et le vent sont hors de cause pour mes colonies sous vitrage, on arrive à supposer que la pression, avec ses conséquences physiologiques, si difficiles à préciser, est ici le principal facteur. Quant à la température, dans des limites modérées, inutile d'en parler. Les processionnaires ont le tempérament robuste, comme il convient à des filandières travaillant à la belle étoile au coeur de l'hiver. Si piquant que soit le froid, pourvu qu'il ne gèle pas, l'heure du travail ou du repas venue, elles filent à la surface du nid ou pâturent sur les rameaux voisins.
Autre exemple. D'après la carte météorologique du journal Le Temps, une dépression dont le centre est au voisinage des îles Sanguinaires, à l'entrée du golfe d'Ajaccio, se propage vers ma région le 9 janvier avec un minimum de 750 millimètres. Il se lève une bise tempétueuse. Pour la première fois de l'année, la glace fait sérieuse apparition. Le grand bassin du jardin est pris dans toute son étendue sur une épaisseur de quelques travers de doigt. Ce temps sauvage dure cinq jours. Il est bien entendu que sur les pins battus par telle bourrasque les chenilles du jardin ne sortent pas.
Le remarquable de l'affaire, c'est que les chenilles de la serre ne s'aventurent non plus hors des nids. Pour elles néanmoins pas de rameaux dangereusement secoués, pas de froid trop piquant, car il ne gèle pas sous le vitrage. Ce qui les retient ne peut être que le passage de l'onde déprimée. Le 15, la tourmente cesse, et le baromètre se maintient entre 760 millimètres et 770 millimètres le reste du mois et une bonne partie de février. Pendant cette longue période, sorties magnifiques tous les soirs, surtout dans la serre.
Le 23 et le 24 février, autre brusque réclusion sans motif apparent. Des six nids à l'abri du vitrage, deux seulement ont en dehors quelques rares chenilles sur les rameaux de pin, tandis que pour les six je voyais avant, chaque nuit, le feuillage ployer sous l'innombrable multitude. Averti par ce pronostic, j'inscris dans mes notes : « Quelque forte dépression va nous atteindre. »
Et je rencontre juste. Une paire de jours après, en effet, le bulletin météorologique du Temps me renseigne ainsi : un minimum de 750 millimètres, venu du golfe de Gascogne le 22, descend sur l'Algérie le 23 et se propage sur les côtes de Provence le 24. La neige tombe à gros flocons à Marseille le 25. « Les navires, dit le journal, présentent aspect curieux avec leurs vergues blanches ainsi que les haubans. C'est ainsi que la population marseillaise, peu habituée à ce spectacle, se représente le Spitzberg et le pôle Nord. »
Voilà certainement la bourrasque que pressentaient mes bêtes quand elles refusaient de sortir la veille et l'avant-veille ; voilà le centre de perturbation qui se traduit à Sérignan par une bise violente et glaciale le 25 et jours suivants. Je constate à nouveau que les chenilles de la serre ne s'émeuvent qu'à l'approche de l'onde déprimée. Une fois calmée la première inquiétude causée par la dépression, elles sortent le 25 et les jours suivants au milieu de la tourmente, comme si rien d'extraordinaire ne se passait.
De l'ensemble de mes observations, il se dégage que la Processionnaire du pin est éminemment impressionnable par les vicissitudes atmosphériques, aptitude excellente avec son genre de vie dans les âpres nuits de l'hiver. Elle pressent la tourmente, périlleuse aux sorties.
Son flair du mauvais temps eut bientôt gagné la confiance de la maisonnée. S'il fallait se rendre à Orange pour renouveler les victuailles, il était de règle de la consulter la veille ; et, suivant son dire, on partait ou l'on s'abstenait. Son oracle ne nous a jamais trompés. Dans le même but, gens naïfs, nous interrogions autrefois le Géotrupe, autre vaillant travailleur nocturne. Mais, un peu démoralisé par la captivité en volière, dépourvu, à ce qu'il semble, d'appareils sensitifs spéciaux, et d'ailleurs évoluant dans les douces soirées d'automne, le célèbre bousier ne saurait rivaliser avec la chenille du pin, active dans la plus rude période de l'année, et douée, tout paraît l'affirmer, d'organes aptes à percevoir les grandes fluctuations atmosphériques.
La sagesse rurale abonde en pronostics tirés des animaux. Le chat qui, devant l'âtre, se passe, se repasse derrière l'oreille la patte pommadée de salive, présage recrudescence du froid ; le coq qui chante à des heures indues annonce le retour du beau temps ; la pintade opiniâtre dans son grincement de scie limée signifie la pluie ; la poule dressée sur une patte, le plumage ébouriffé, la tête rentrée dans le col, sent venir rude gelée ; la grenouille verte des arbres, la gentille rainette, se gonfle la gorge en vessie à l'approche d'un orage et dit, d'après le paysan provençal : ploùra, ploùra (il pleuvra, il pleuvra ). Legs de l'expérience des siècles, cette météorologie rustique ne fait pas trop mauvaise mine à côté de la météorologie savante.
Ne sommes-nous pas nous-mêmes les baromètres vivants ? Tout vétéran se plaint de ses glorieux horions lorsque le temps veut changer. Tel, quoique sans blessures, a des insomnies, des rêves noirs ; tel autre, ouvrier cependant de la pensée ne peut tirer une idée de son cerveau perclus. Chacun, à sa manière, est éprouvé par le passage de ces immenses entonnoirs qui se creusent dans l'atmosphère et couvent la bourrasque.
L'insecte, organisation délicate entre toutes, échapperait-il à ce genre d'impression ! Ce n'est pas à croire. Lui aussi, et mieux qu'un autre, doit être un instrument météorologique animé, aussi véridique dans ses pronostics, si nous savions les déchiffrer, que peuvent l'être les instruments inertes de nos laboratoires, colonnes de mercure et ficelles de boyau. Tous, à des degrés divers, possèdent une impressionnabilité générale, analogue à la nôtre et s'exerçant sans le concours d'organes déterminés. Quelques-uns, mieux doués à cause de leur genre de vie, pourraient bien être munis d'appareils météorologiques spéciaux. De ce nombre paraît être la Processionnaire du pin. En son deuxième costume, alors que les anneaux possèdent à la face dorsale une élégante mosaïque groseille, elle ne diffère apparemment des autres chenilles que par une impressionnabilité générale plus délicate, à moins que cette mosaïque ne soit douée d'aptitudes inconnues ailleurs. Si la nocturne filandière est encore médiocrement outillée, d'autre part est presque toujours clémente la saison à passer en cet état. Les nuits vraiment redoutables ne commencent guère qu'en janvier. Mais alors, comme sauvegarde dans ses pérégrinations, la Processionnaire se fend l'échine d'une série de bouches qui bâillent pour humer l'air de temps en temps et avertir de la bourrasque.
Jusqu'à nouvel ordre, les boutonnières dorsales sont donc, à mon sens, des appareils de météorologie, des baromètres influencés par les grandes fluctuations de l'atmosphère. Aller plus loin que des soupçons, largement fondés d'ailleurs, ne m'est pas possible. Je manque de l'outillage indispensable pour creuser plus avant la question. L'éveil est donné. A d'autres mieux favorisés en ressources de résoudre à fond le curieux problème.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème Série, Chapitre 21.