LES PUCERONS DU TEREBINTHE
LES MIGRATIONS

En fin septembre, la galle cornue est comble, à peu près à l'égal d'un barillet d'anchois. La place manquerait si, flanc contre flanc et le suçoir implanté, les pucerons ne formaient qu'une couche. Ils se stratifient d'après la longueur de la sonde  : en haut les gros, au second rang les moyens, entre les pattes de ces derniers les petits, tous immobiles et travaillant du bec. Au-dessus des abreuvés est la cohue mouvante, qui cherche place à la buvette. Des remous se font dans la foule  : ceux d'en haut plongent, ceux d'en bas remontent, et par ce continuel roulis chacun trouve son heure de siroter un peu.

Dans cette mêlée, la blanche parure de cire devient farine qui remplit les intervalles et fait du tout un conglomérat grouillant où s'accomplit la métamorphose. Là, sans tranquillité, s'opère l'excoriation, et pas une patte ne se trouve faussée ; là, sans espace libre, s'étalent de grandes ailes, et pas une ne reste chiffonnée. Il faut des grâces d'état pour se transfigurer sans encombre en semblable tumulte.

Les pucerons orangés et pansus sont maintenant de beaux moustiques noirs, sveltes, munis de quatre ailes. La vie de réclusion est finie, c'est l'heure de l'essor à l'air libre. Mais comment sortir ? Les emmurés sont absolument incapables de faire brèche au rempart  : les outils leur manquent. Eh bien, ce que les prisonniers ne peuvent faire, la forteresse elle-même le fera. Lorsque la population est mûre, la galle l'est aussi, tant l'arbuste et la bête ont leurs calendriers d'accord.

Les plis soulèvent un peu leur feuillet supérieur ; les fuseaux bâillent en manière de porte-monnaie doublé de satin rose ; les oreillettes écartent leurs grosses lèvres noueuses. D'elle-même, par le seul jeu de la sève, la porte s'ouvre aux impatients. Dans les autres galles, les globuleuses et les cornues, le mécanisme n'a pas cette douceur  : l'ouverture se fait par violence. De jour en jour plus distendus, les globes éclatent sur les flancs en déchirures étoilées ; les cornes se fendent au sommet.

L'exode mérite d'être observé de près. Je fais choix de galles cornues dont la pointe gercée annonce prochaine rupture. Je les expose au soleil, dans mon cabinet, devant une fenêtre, à quelques pas des vitres fermées. Dans l'intervalle, je dresse un fort rameau de térébinthe feuillé. Je compte sur cet appât, au moins comme lieu de repos, pour attirer les envolées. Le lendemain, l'une des cornes bâille, et vers l'heure du midi, par un soleil radieux, un temps calme et chaud, les pucerons ailés sortent.

Ils émergent en petits groupes, sans se presser. C'est un flot paisible, qui doucement coule. Ils sont enfarinés de poudre cireuse, ruine des houppes d'autrefois. A peine sur le seuil de la crevasse, ils ouvrent les ailes et partent en lançant, de leurs épaules secouées par les vibrations de l'essor, une subtile fusée de poussière. D'un vol onduleux, tous vont droit à la fenêtre, où l'illumination est plus vive qu'ailleurs. Ils choquent les carreaux de vitre et se laissent glisser sur les croisillons. Là, baignés par le soleil, sans autre tentative d'éloignement, ils stationnent, s'amassent en couche.

Bien que le reste de l'appartement ait dans toutes les directions excellent éclairage, l'essor des partants se dirige toujours vers la fenêtre où donne le soleil. Ils sont des mille et des mille, et pas un ne prend une autre voie, n'oblique un peu de droite ou de gauche. Certaine surprise vous gagne devant l'inflexible trajectoire de ces animalcules qui, libres dans un espace de partout bien éclairé, s'élancent tous, du premier au dernier, vers les joies d'un rayon de soleil. Des grains de plomb lâchés de haut en une poignée ne reviennent pas à terre avec plus de fidélité  : ils sont entraînés par la pesanteur, dominatrice de la matière brute. Eux, corpuscules vivants, obéissent à la lumière.

Mes carreaux de vitre les arrêtent. En l'absence de cet obstacle, où iraient-ils ? Non sur les térébinthes du voisinage, assurément. La preuve formelle en est là, sous mes yeux. Comme reposoir, j'ai dressé un rameau de l'arbuste aimé. Nul des sortants n'en fait cas, nul ne s'y arrête. Si dans le trajet quelqu'un se heurte au fourré vert et fait chute sur une feuille, vite il se relève et décampe, pressé de joindre les autres au soleil de la fenêtre. Affranchis désormais des besoins de l'estomac, ils n'ont plus affaire avec le térébinthe. Tous le fuient.

La sortie dure une paire de jours. Lorsque les derniers retardataires sont partis, ouvrons en plein la galle. Un rigoureux triage s'est fait dans la population, d'abord mélange de rouges aptères et de noirs ailés. Ces derniers ont tous quitté la demeure, les autres sont restés. Les fidèles au gîte se retrouvent petits comme avant, trapus, ridés et de couleur cinabre. Divers portent la besace dorsale, la poche maternelle. J'y reconnais la cohorte des mères, maintenant seules à la maison. Quelque temps encore elles traînent vie languissante dans la galle ouverte aux intempéries ; les moins épuisées continuent d'enfanter, mais cette fois des avortons sans avenir  : le temps fait défaut, et la demeure est délabrée. Enfin elles périssent avec leurs petits trop tard venus. La galle est une ruine déserte.

Revenons aux émigrants arrêtés dans leur essor par les vitres de la fenêtre. De configuration, de couleur et de taille, tous sont pareils ; l'essaim est la monotone répétition de l'identique ; aucun trait, si minime soit-il, ne dénote des différences. On s'attendrait à trouver ici cependant des mâles et des femelles. Le Puceron, jusqu'à ce moment humble forme larvaire, vient d'acquérir les attributs de l'insecte parfait. Le pou lourd et ventru est devenu svelte moustique glorifié de quatre ailes irisées. Chez les autres insectes ce serait là pronostic certain des ébats nuptiaux.

Eh bien, chez les fils des galles, ces ailes, ces élégances de l'âge mûr, mentent à leurs promesses. De noces, il n'y en a pas et il ne peut y en avoir. Nul dans l'essaim n'a de sexe, et néanmoins chacun a sa portée, qu'il met au monde par enfantement direct comme le faisaient les prédécesseurs.

D'un bout de paille humecté de salive, je happe au hasard un puceron ailé. Avec une épingle, je lui presse le ventre. Ma brutale obstétrique produit à l'instant son effet  : les flancs violentés épandent un chapelet de cinq ou six foetus, et cela se répète, invariable, quel que soit le sujet accouché.

Consultons d'ailleurs l'oeuvre naturelle. Une paire d'heures s'écoulent, et mes prisonniers derrière la fenêtre sont en travail de parturition sur le verre des carreaux, le plâtre de l'embrasure, le bois des croisillons. Tout emplacement leur est bon, tant les choses deviennent pressantes.

Le Puceron en gésine redresse les deux grandes ailes, les supérieures, et mollement agite les deux petites, les inférieures. Le bout du vent s'infléchit, touche le support, et voilà qui est fait  : un foetus est implanté perpendiculairement à la base d'appui, la tête en haut. Un peu plus loin, un second est déposé avec la même promptitude, puis un autre et d'autres encore. En une brève séance, le semis est terminé. Le total de la portée est de six en moyenne.

Le petit, disons-nous, est fixé debout et d'aplomb sur la base d'appui. Cette position de délicat équilibre est nécessaire. Le nouveau-né est, en effet, enveloppé d'une subtile tunique dont il doit tout d'abord se dépouiller. Au bout d'une paire de minutes, ce lange se fend, se refoule en arrière. Les pattes se dégagent, librement gesticulent en tous sens, ce qu'elles ne pourraient faire si l'animalcule gisait à terre. Ainsi prennent force et assouplissement les articulations qui jouent pour la première fois. Après quelques instants de cette gymnastique, l'animalcule se laisse choir et s'en va errant dans le monde spacieux.

Tandis qu'il se démène debout, parfois des passants le culbutent, sans égards pour cet âge tendre. Le péril est alors grand. Jeté à bas de son piédestal gommé, l'animalcule souvent périt, incapable de se dépouiller. Quelques fils de toile d'araignée sont dans l'angle de la fenêtre. Des pucerons ailés s'y sont pris. Les guirlandes de pendus enfantent tout de même, mais les jeunes, tombant sur le bord de l'embrasure, ne parviennent pas à se dépouiller, faute de la station debout.

Bientôt voici les croisillons de la fenêtre peuplés d'une vermine trottinant très active, pêle-mêle avec les pucerons ailés. Quel tumulte sur les confins de l'invisible ! Que cherchent-ils, ces atomes affairés ? Que leur faut-il ? Mon ignorance sera leur perte. En deux ou trois jours, les ailés périssent. Leur rôle est fini. Celui des fils commence. Quelques temps encore, ces derniers vagabondent, enfin plus rien ne bouge à la fenêtre  : la légion est morte. Avant de la balayer du pinceau, donnons en un bref signalement. Les nouveau-nés sont d'un vert pâle et de forme svelte. Leur longueur n'est pas loin d'un millimètre. Agiles et assez hauts de pattes, ils trottinent affairés.

Un peu plus tôt que les galles cornues, vers le milieu de septembre, éclatent les galles globuleuses, bâillent les plis, les oreillettes, les fuseaux. Les cinq gallicoles du térébinthe ont tous mêmes usages. Issus de leur demeure ouverte, les adultes ou noirs ailés du jour au lendemain enfantent chacun un petit nombre de jeunes, cinq ou six, comme le font ceux des galles cornues.

Les oreillettes donnent des poux trapus, plus larges en arrière qu'en avant et de sombre coloration olivâtre. Le trait le plus remarquable est le suçoir, qui, appliqué sous l'animalcule, déborde en arrière et rappelle en quelque sorte l'oviscapte d'un locustien. Que doivent-ils faire de cette machine, les chétifs ? C'est un sabre, un glaive. Dressé, l'outil empêcherait la marche. Pour l'implanter dans le végétal nourricier, l'animalcule apparemment se guinde sur ses pattes, en rapport de longueur avec l'énorme sonde. Ce bec démesuré, j'aimerais à le voir fonctionner. Mes captifs refusent ce que je leur présente, feuillage et galles fraîches. Ils se blottissent dans le tampon d'ouate qui ferme le tube. Ils ont des affaires. Ils veulent s'en aller. Où ?

Egalement trapus, ramassés non sans gentillesse en minuscules crapauds, ceux des galles globuleuses sont d'un fauve clair, et ceux des plis foliaires d'un noir verdâtre. Ni les uns, ni les autres n'ont le rostre exagéré. Ce bec étrange, qui déborde en arrière et simule au repos un appendice caudal, se retrouve chez les jeunes venus des galles en fuseau ; mais cette fois l'animalcule est oblong, et la coloration est vert pâle.

Abrégeons ces aridités. Il nous suffit de reconnaître que les cinq commensaux du térébinthe ne sont pas une même race à métiers différents, mais bien des espèces distinctes. Si les générations qui précèdent, semblables de part et d'autre, paraissaient affirmer l'unité spécifique, voici que la famille des pucerons ailés certifie le contraire. Ces trapus et ces élancés ; ces porteurs de rostre, tantôt de longueur normale et tantôt bizarrement prolongé en manière de bec caudal ; ces colorés de vert tendre, d'olivâtre, de fauve clair, sont évidemment des formes indépendantes.

Un examen méticuleux trouverait ici par excellence la caractéristique des cinq catégories ; mais le lecteur, rebuté par la prose descriptive, tournerait vite le feuillet. Passons outre. Quittons le laboratoire aux bêtes, ses tubes, ses bocaux, et allons voir l'état des choses au naturel, sur le térébinthe de l'enclos.

Fréquemment visitées aux heures les plus chaudes, les galles s'ouvrent sous mes yeux ; les cornes se crevassent au sommet, les globes se gercent sur le flanc, les autres disjoignent leurs lèvres. Aussitôt la fissure assez large, les émigrants noirs apparaissent, sans hâte, un par un, dans un calme parfait, malgré la violence du soleil. Dans mon cabinet, à l'ombre, la sortie ne s'accomplissait pas avec plus de modération. Quelques secondes, ils stationnent sur la brèche ; puis lançant une traînée poudreuse de leur dos enfariné, ils ouvrent leurs ailes et partent. L'essor, que favorise le moindre souffle d'air, promptement les entraîne à des distances où bientôt je les perds de vue.

Il y a d'habitude des exodes partiels, répartis dans plusieurs journées. Lorsque tout l'essaim a disparu, il reste encore les pucerons rouges et sans ailes, les nains gibbeux, générateurs des gros partants. Quelques-uns viennent prendre un peu le soleil sur le bord de l'ouverture. Bientôt ils rentrent. D'autres leur succèdent, curieux peut-être eux aussi de la vive illumination. Puis nul ne se montre. Les fêtes de la lumière ne sont pas pour eux. Une ou deux semaines encore, ils vivotent dans la galle ruinée, mais leur fin n'est pas loin. La galle desséchée les affame, et le grand âge les tue sur place.

Rien de nouveau jusqu'ici  : ce que m'apprend le térébinthe du jardin, les artifices de laboratoire me l'ont déjà montré. Les carreaux de vitre et les tubes d'expérimentation m'ont même donné mieux que ne le fait l'arbre  : ils m'ont valu le part des ailés. Dans la liberté des champs, un trait fondamental de l'histoire, m'échappe, car la parturition se fait au loin, je ne sais où. Les nouveau-nés doivent être semés de partout, à des distances assez considérables, comme l'affirme l'essor des émigrants. Ne pourrai-je donc trouver sur l'arbre lui-même les petits que les observations de cabinet m'ont rendus familiers ? Si, et dans des conditions qui méritent d'être rapportées.

Redisons-le  : pour sortir de leurs galles, solides casemates sans issue, les pucerons du térébinthe n'ont aucun moyen d'effraction. Puissants à titiller les tissus végétaux et à les faire gonfler en excroissance, ils ne peuvent rien contre la paroi de l'enceinte. Quand vient l'heure de s'en aller, si impatients qu'ils soient de sortir, il leur faut attendre que la galle s'ouvre d'elle-même, que la corne en particulier se disloque au sommet en segments anguleux et que le globe crève sur le flanc. Tant que ne se fait pas ce démantèlement spontané du bastion, nulle possibilité de sortir,

Or il peut arriver que la population ailée soit mûre et prête à pulluler avant qu'il y ait brèche à la muraille, soit parce que la galle n'est pas encore suffisamment distendue, soit parce qu'une dessiccation prématurée la gagne et la rend impropre à s'ouvrir désormais.

En ce désastre, que font les captifs ? Précisément ce qu'ils feraient à l'air libre. Leurs affaires ne peuvent se différer. L'heure impérieuse venue, les uns sur les autres, en une cohue qui permet à peine le déplacement, ils enfantent. Tant bien que mal, le grand oeuvre s'accomplit.

Dans ce fouillis d'ailes qui se trémoussent au milieu d'une farine cireuse, dans cette mêlée de pattes qui cherchent l'équilibre sur un appui toujours mouvant, beaucoup de jeunes sont piétinés et mis à mal, beaucoup ne parviennent à se dépouiller et se dessèchent en granules de poussière. La majorité néanmoins, tant ils sont vivaces, se tire d'affaire dans la grouillante confusion.

Ouvrons en octobre une galle globuleuse ou cornue qui s'est desséchée sans rupture. Nous la trouverons bourrée de Pucerons noirs, tous ailés et tous morts. C'est le monceau des procréateurs, défunts après parturition. Sous l'amas de cadavres, contre les parois de l'habitacle surtout, la loupe stupéfaite découvre des milliers de petits. C'est un peuple nouveau, c'est l'avenir qui s'agite parmi les ruines cadavériques du passé ; c'est la progéniture des ailés, la famille née en prison. De-çà, de-là, au milieu de cette remuante jeunesse, se voient des points teintés de cinabre, plus gauches d'allure, mais pleins de vie eux aussi. Ce sont les aïeules de la colonie, assez prospères encore et aptes, dirait-on, à passer l'hiver.

L'espoir me vient de les conserver, tant elles ont bon aspect. Leur rôle n'est peut-être pas fini. Je les mets à part, avec leurs galles ouvertes du canif. Exposées aux intempéries dans leurs loges délabrées, elles périraient quand le mauvais temps viendra ; mais abritées sous verre, persisteront-elles ? Je m'y attends presque.

Les choses, en effet, ne marchent pas trop mal, au début. Mes bestioles rouges gardent excellente apparence. Puis, aux premiers froids, elles s'immobilisent, toujours fraîches d'aspect comme si elles devaient ressusciter au printemps. Ces apparences me trompent, les immobilisées plus jamais ne remuent. Bien avant avril, tout le troupeau est mort. Mes soins ont quelque peu retardé la décadence, sans mettre obstacle à l'inéluctable fin. Je n'admire pas moins la tenace vitalité des petites grand-mères rouges. Elles vivent la moitié de l'année, leurs filles quelques jours.

Désormais affranchis du besoin de se nourrir, les noirs émigrants, les ailés, quittent leur térébinthe et n'ont pas à se mettre en recherche d'un autre, comme le prouve mon rameau qui, placé sur le trajet des sortants, ne sert pas même de reposoir momentané. Ils semblent non moins insoucieux d'un choix pour l'établissement de la famille. Devant ma fenêtre, les jeunes se déposent à l'aventure, en tout point où conduisent les hasards de l'essor, sur le verre des carreaux, le plâtre de l'embrasure, le bois des croisillons, les fils de toile d'araignée, indifféremment. Rien n'indique que l'étrange lieu soit reconnu inopportun. Nul signe d'inquiétude, nul essai de s'envoler ailleurs, en des points mieux propices. Grave et tranquille, la légion ailée enfante et déambule.

Aux champs, les choses ne doivent pas se passer d'autre manière. Aussitôt libres, les émigrants secouent leur poussière cireuse et s'envolent dans telle ou telle autre direction, suivant le souffle d'air qui règne. Il leur a poussé aux épaules un mécanisme aérien, insigne contraste avec la lourde panse du début. Vite au soleil, à l'essor, aux joies du ballet dans l'espace. On part donc, on flotte tant que le permet l'aile débile ; puis, harassé du festival dans la lumière, on prend pied sur le premier objet venu, sans renouveler désormais l'essor, comme le font mes prisonniers derrière la fenêtre fermée. Là, n'importe la nature des lieux, l'enfantement se fait. Il ne reste plus qu'à mourir.

Avec cette méthode pressante, dédaigneuse de longues recherches, le déchet doit être grand parmi les animalcules fils des émigrés. Sur le sol nu, sur la pierre, sur l'aridité des écorces, les petits indubitablement périssent. Il leur faut à bref délai de la nourriture, et pour la trouver eux-mêmes ils ne sont guère capables de pérégriner. Leur suçoir, parfois démesuré et dépassant le bout du ventre en manière de flamberge caudale demande à se redresser, à s'implanter dans une tendre source de sève. Il faut boire ou périr. Dans les tubes où j'ai fait collection de jeunes nés sous mes yeux, mes captifs meurent en moins d'une quinzaine, faute de nourriture.

J'essaye divers herbages. Rien ne me réussit. Mais si l'observation directe fait défaut, la logique ici vient en aide. Il est hors de doute que les infimes poux, à cette heure uniques représentants de la race, doivent passer l'hiver et servir d'origine à la population qui occupera le térébinthe au printemps. Ces chétifs ne peuvent rester exposés aux rudesses de la mauvaise saison. Un abri leur est indispensable, abri qui leur fournisse à la fois le vivre et le couvert. Où le trouver ?. Un seul est possible  : ce sera sous terre, à la base d'un herbage conservant l'hiver un peu de verdure.

On présume, en effet, que les touffes denses de certaines graminées leur donnent refuge. Ce gîte, où le suçoir s'implante sur des rhizomes sucrés, où les suintements des pluies et des neiges ont difficilement accès, est aimé de divers Pucerons. Ceux du térébinthe peuvent très bien y prendre leurs quartiers d'hiver. Quant à ce qui se passe dans ces stations souterraines, nous en sommes réduits à du probable.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1903, VIIIème Série, Chapitre 11.