LE SCORPION LANGUEDOCIEN — L'ALIMENTATION
J'apprends d'abord que, malgré son arme terrible, signe probable de brigandage et de goinfrerie, le Scorpion languedocien est un mangeur d'extrême frugalité. Lorsque je le visite chez lui, parmi les rocailles des collines voisines, je fouille avec soin ses repaires dans l'espoir d'y trouver les reliefs d'une ripaille d'ogre, et je n'y rencontre que les miettes d'une collation d'ermite ; habituellement même je n'y récolte rien du tout. Quelques élytres verts d'une punaise des bois, des ailes de Fourmi-Lion adulte, des anneaux disjoints d'un chétif Criquet, à cela se bornent mes relevés.
La bourgade de l'enclos, assidûment consultée, m'en apprend davantage. A la façon d'un valétudinaire qui vit de régime et mange à ses heures, le Scorpion a son époque d'alimentation. Pendant six ou sept mois, d'octobre en avril, il ne sort pas, de sa demeure, quoique toujours dispos et prompt à l'escrime de la queue. En cette période, si je mets à sa portée quelque victuaille, dédaigneusement il la refuse ; du revers de la queue il la balaye hors du terrier sans y accorder autre attention.
C'est vers la fin de mars que s'éveillent les premières velléités de l'estomac. A cette époque, visitant les huttes, il m'arrive de trouver tantôt l'un, tantôt l'autre de mes sujets, qui doucement grignote une capture, un mesquin Mille-Pattes, Cryptops ou Lithobie. D'ailleurs le nombre est loin de suppléer à l'exiguïté de la pièce ; le consommateur du maigre morceau, ne se revoit de longtemps en possession d'un second.
Je m'attendais à mieux. Telle brute, me disais-je, si bien armée pour la bataille, ne se contente pas de bagatelles ; ce n'est pas avec une cartouche de dynamite que se charge la sarbacane pour abattre un oisillon ; ce n'est pas avec dard atroce que se poignarde une humble bestiole. Le manger doit consister en venaison puissante. Je me trompais. Si terriblement outillé, le Scorpion est un vénateur fort médiocre.
C'est de plus un poltron. Rencontrée en chemin, une petite Mante éclose du jour lui cause de l'émoi. Un Papillon du chou le met en fuite rien qu'en battant le sol de ses ailes tronquées ; l'inoffensif estropié en impose à sa couardise. Il faut le stimulant de la faim pour le décider à l'attaque.
Que lui donner, lorsqu'en avril l'appétit commence à lui venir ? Il lui faut, comme aux Araignées, proie vivante, assaisonnée de sang non encore figé ; il lui faut morceau qui palpite des frémissements de l'agonie. Jamais sur un cadavre il ne porte la dent. La pièce, en outre, doit être tendre et de petit volume. Me figurant le régaler, en mes débuts d'éducateur je lui servais des Criquets choisis parmi les gros. Obstinément il les refusait. C'est trop coriace, et de plus d'accès difficultueux, à cause des ruades qui démoralisent le poltron.
J'essaye le Grillon champêtre, à panse dodue et fondante ainsi qu'une pilule de beurre. J'en introduis une demi-douzaine dans l'enceinte vitrée, avec feuille de laitue qui consolera des horreurs de la fosse au lions. Les chanteurs semblent insoucieux du terrible voisinage ; ils lancent leur joli couplet, ils broutent leur salade. S'il survient un Scorpion en promenade, ils le regardent ; ils pointent vers lui leurs fines antennes, sans autre signe d'émoi à la venue du monstre passant. Celui-ci, de son côté, recule dès qu'il les aperçoit ; il craint de se compromettre avec ces inconnus. Si, du bout des pinces, il a contact avec l'un d'eux, aussitôt il s'enfuit, pris de frayeur. Un mois les six grillons séjournent chez les fauves, et nul n'en fait cas. C'est trop gros, trop dodu. Intacts et dispos comme à l'entrée en loge, les six patients sont rendus à la liberté.
Je sers des Cloportes, des Glomeris, des Iules, plèbe des rocailles chères au Scorpion ; je fais essai des Asides, des Opâtres, qui, assidus sous les pierres aux lieux mêmes fréquentés du chasseur, pourraient bien être l'habituel gibier ; je présente, des Clythres, cueillies sur les broussailles au voisinage des terriers, des Cicindèles capturées sur les sables en plein domaine de mes hôtes ; rien, absolument rien n'est accepté, pour cause d'ingrate enveloppe apparemment.
Où trouverai-je cette bouchée modique, tendre et de haut goût ? Le hasard me la vaut. En mai, j'ai la visite d'un coléoptère à élytres mous, l' Omophlus lepturoides , long d'un travers de doigt. Il m'est arrivé brusquement dans l'enclos par essaims. Autour d'une yeuse jaunie de chatons, c'est une nuée tourbillonnante qui vole, s'abat, s'abreuve de sucreries et vaque frénétiquement à ses affaires amoureuses. Cette vie de liesse dure une quinzaine de jours, puis tout disparaît par caravanes allant on ne sait où. En faveur de mes pensionnaires, prélevons tribut sur ces nomades, qui me paraissent devoir convenir.
J'ai présumé juste. Après une longue, une très longue attente, j'assiste au repas. Voici que le Scorpion sournoisement s'avance vers l'insecte, immobile sur le sol. Ce n'est pas une chasse, c'est une cueillette. Ni hâte, ni lutte ; nul mouvement de la queue, nul usage de l'arme venimeuse. Du bout de ses mains à deux doigts, placidement le Scorpion happe la pièce ; les pinces se replient, ramènent le morceau à la portée de la bouche et l'y maintiennent, les deux à la fois, tant que dure la consommation. Le mangé, plein de vie, se débat entre les mandibules, ce qui déplaît au mangeur, ami des grignotements tranquilles.
Alors le dard s'incurve au-devant de la bouche ; tout doucement il pique, il repique l'insecte et l'immobilise. La mastication reprend tandis que l'aiguillon continue de tapoter, comme si le consommateur s'ingurgitait le morceau à petits coups de fourchette.
Enfin, la pièce patiemment broyée et rebroyée des heures entières, est une pilule aride que l'estomac refuserait ; mais ce résidu est tellement engagé dans le gosier que le repu ne parvient pas toujours à le rejeter de façon directe. Il faut l'intervention des pinces pour l'extirper du défilé buccal. Du bout des doigts, l'une d'elles saisit la pilule, délicatement l'extrait de l'avaloir et le laisse tomber à terre. Le repas est fini ; de longtemps il ne recommencera.
Mieux que les cloches en treillis, la spacieuse enceinte vitrée, pleine d'animation aux heures du crépuscule le soir, est fertile en renseignements sur cette étrange sobriété. En avril et mai, époque par excellence des assemblées et des consommations festivales, j'approvisionne richement le local de venaison. Dans mon allée de lilas abondent alors la Piéride du chou et le Machaon. Pris au filet et amputés à demi de leurs ailes, ces papillons, au nombre d'une douzaine, sont lâchés dans l'établissement, d'où leur mutilation les empêchera de s'évader.
Le soir, vers les huit heures, les fauves quittent leurs tanières. Un moment ils s'arrêtent sur le seuil de leurs tuiles pour s'informer de l'état des choses ; puis, accourus un peu de partout, ils se mettent à pérégriner, la queue tantôt relevée en trompette, tantôt traînante et toujours recroquevillée au bout. L'émotion du moment et l'objet rencontré décident de la pose. La discrète lueur d'une lanterne, appendue devant le vitrage, me permet de suivre les événements.
Les papillons manchots tourbillonnent par brefs élans à la surface du sol. A travers la cohue de ces désespérés, passent et repassent les Scorpions, qui les culbutent, les piétinent sans autrement y prendre garde. Les hasards de la mêlée, parfois campent l'un des estropiés sur le dos de l'ogre. Indifférent à ses familiarités, celui-ci laisse faire et promène l'insolite cavalier. Il y a des étourdis qui se jettent sous les pinces des promeneurs ; d'autres se trouvent juste en contact avec l'horrible gueule. Rien n'y fait, on ne touche aux victuailles.
Telle épreuve chaque soir se répète tant que dure la fréquence des Piérides sur les lilas. Mes frais de table n'aboutissent guère. De temps à autre, cependant, j'assiste à la capture. Un papillon se trémoussant à terre est happé par l'un des promeneurs. Le Scorpion vivement l'enlève sans arrêt, et continue son chemin, les pinces toujours tâtonnantes et portées en avant ainsi que des bras éperdus. Cette fois, les mains ne tiennent pas le morceau à la disposition de la bouche, occupées qu'elles sont à reconnaître la voie parcourue ; ce sont les mandibules seules qui portent le butin. Mordu au vif, le papillon secoue en désespéré ce qui lui reste d'ailes. On dirait un blanc panache flottant sur le front du farouche triomphateur. Si l'agitation du saisi devient par trop incommode, le ravisseur, toujours marchant et mâchonnant, le calme à petits coups d'aiguillon. Enfin il rejette la pièce. Qu'a-t-il mangé ? Tout juste la tête.
Plus rarement, d'autres se hâtent d'entraîner le butin dans leur repaire, sous la tuile. Là se fera la réfection, à l'écart du tumulte. D'autres, capture faite, se retirent en un coin de l'enceinte et s'y restaurent à découvert, le ventre dans le sable.
Huit jours plus tard, après un certain nombre de séances pareilles, je fais l'inspection des lieux, je visite les caves une à une pour me rendre compte des vivres consommés. Les ailes, reliefs immangeables, me renseigneront à cet égard. Eh bien, à de rares exceptions près, manquent les ailes détachées du cadavre. Presque tous les papillons sont intacts ; ils se sont desséchés sans utilisation. Quelques-uns, trois ou quatre, sont décapités. A cela se bornent les résultats de mes scrupuleuses investigations. Pour une semaine, en saison de pleine activité, il a suffi d'une mesquine bouchée à ces mangeurs de têtes. Ils sont vingt-cinq dans l'établissement, vingt-cinq rassasiés d'une miette.
Le papillon doit leur être un mets peu connu. Il est douteux que dans les labyrinthes de leurs rocailles ils fassent parfois capture de semblable gibier, ami des sommités fleuries et des sinueux essors. Ignorant cette proie, peut-être ils la dédaignent ; ils mangent à peine, faute de vivres à leur convenance. Or, que peuvent-ils trouver en leur sauvage territoire, calciné du soleil ?
Des Criquets apparemment, des Acridiens, plèbe qui ne manque nulle part où se trouve un gramen à brouter. C'est à eux que j'ai recours de préférence lorsque finit la saison des Piérides et autres vulgaires papillons. L'enclos abonde alors en Acridiens et Locustes, génération toute jeune, vêtue seulement d'une brève jaquette. Voilà bien ce qu'il faut à mes bêtes, amies des bouchées tendres. Il y en a de gris et de verts, de pansus et de maigrelets, de guindés sur échasses et de trapus à courtes gigues. Les consommateurs auront à choisir parmi cet assortiment varié.
La nuit venue, dans la zone doucement illuminée par la lanterne, je répands ma récolte de Criquets, assez tranquilles à cette heure tardive. Les Scorpions ne tardent pas à sortir de chez eux. Un peu de partout grouille la manne vivante. Au moindre bond, les promeneurs voisins décampent, émus de l'affaire. C'est l'exacte répétition des séances a papillons ; nul ne fait cas des bons morceaux, vus à coup sûr et même touchés, car fréquemment les Scorpions les rencontrent, leur marchent dessus.
Je vois un Criquet qui, de fortune, s'est engagé entre les doigts d'un passant, et celui-ci, débonnaire, ne ferme pas ses tenailles. Serrant un peu, il serait en possession d'une excellente pièce, et l'insoucieux la laisse s'esquiver. Je vois une petite Locuste verte hissée par accident sur le dos d'un promeneur, terrible monture qui pacifiquement la porte, sans songer à mal. J'assiste des cent fois à des rencontres front contre front, à des reculs pour se garer, à des coups de queue pour balayer l'étourdi rencontré en chemin, jamais à de sérieuses prises de corps, encore moins à des poursuites. Ce n'est que de loin en loin que ma surveillance quotidienne me montre tantôt l'un, tantôt l'autre de mes sobres mangeurs en possession d'un Criquet.
Par un brusque revirement, à l'époque des pariades, en avril et mai, le frugal se fait goinfre et se livre à de scandaleuses ripailles. Bien des fois alors il m'arrive de trouver sous sa tuile un Scorpion de l'enclos dévorant son confrère en parfaite quiétude, comme il le ferait d'un vulgaire gibier. Tout y passe, moins d'habitude la queue, qui reste appendue des journées entières à l'avaloir du repu, et finalement se rejette comme à regret. Il est à présumer que l'ampoule à venin, terminant le morceau, n'est pas étrangère à ce refus. Peut-être l'humeur venimeuse est-elle de saveur déplaisante au goût du consommateur.
A part ce résidu, le dévoré disparaît en entier dans un ventre dont la capacité semble inférieure, en volume, à la chose engloutie. Il faut un estomac de haute complaisance pour loger telle pièce. Avant d'être broyé et tassé, le contenu dépasserait le contenant. Or, ces bombances gargantualesques ne sont pas des réfections normales, mais bien des rites matrimoniaux, sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir. Elles n'ont lieu qu'en temps de pariade, et les dévorés sont toujours des mâles.
Je n'inscrirai donc pas au chapitre des victuailles normales-ces trépassés victimes de leurs embrassements. Ce sont là des aberrations de la bête en rut, des orgies nuptiales dignes de figurer à côté des noces tragiques de la Mante religieuse.
Je n'y inscrirai pas davantage les gueuletons provoqués par mes malices, lorsque je mets le Scorpion en présence d'un adversaire puissant et que je harcèle les deux lutteurs, désireux de voir la bataille. Exaspéré, le Scorpion se défend, poignarde ; puis, dans l'ivresse de sa victoire, il mange le vaincu, autant que le lui permettent ses facultés déglutives. C'est sa manière de célébrer son triomphe. Jamais, sans mon intervention, il n'aurait osé s'attaquer à pareil adversaire ; jamais il n'aurait porté la dent sur une proie si volumineuse.
En dehors de ces ripailles, trop exceptionnelles pour être mises en ligne de compte, je ne relève que de sobres collations. Ma surveillance est peut-être en défaut ; de nuit, à des heures avancées, en l'absence de témoins, la consommation pourrait bien augmenter ; aussi, avant d'accorder, au Scorpion un certificat de haute sobriété, je fais appel à l'expérience suivante, qui nous donnera formelle réponse.
Au début de l'automne, quatre sujets de taille moyenne sont isolés chacun dans une terrine, meublée d'une couche de sable fin et d'un tesson. Un carreau de vitre ferme le récipient, prévient l'évasion des habiles grimpeurs et laisse le soleil égayer la demeure. Sans entraver l'accès de l'air, la clôture est suffisante pour empêcher tout menu gibier, Teignes et Moustiques, de pénétrer dans l'enceinte. Les quatre terrines sont entreposées dans une serre où règne la majeure partie du jour une température tropicale. De vivres, il n'y en a point de servis par mes soins ; jamais non plus n'arrivera du dehors la moindre bouchée, ne serait-ce qu'une fourmi vagabonde. En cette absence-totale de vivres, que vont devenir les séquestrés ?
Toujours guillerets sans une miette de nourriture, ils se terrent sous le tesson, ils fouillent, ils se creusent un terrier que ferme une barrière de sable. De temps à autre, au crépuscule du soir surtout, ils sortent de leur gîte, font une brève promenade, puis rentrent chez eux. Alimentés, ils ne se comporteraient pas autrement.
Les froids venus, bien qu'il ne gèle pas dans la serre, les séquestrés ne quittent plus leur case, un peu approfondie en prévision de la mauvaise saison. La santé d'ailleurs ne cesse d'être bonne. Si je les visite, ce que ma curiosité me permet souvent, je les trouve toujours dispos et prompts à remettre en état le terrier que je viens de bouleverser.
L'hiver finit sans encombre. A cela rien d'extraordinaire, la période froide, en suspendant l'activité, tempère ou même annule le besoin de réfection. Mais les chaleurs reviennent, et avec elles l'alimentation, dépensière de vivres. Or, que font les jeûneurs tandis que leurs confrères de la cage vitrée, se restaurent de Papillons et de Criquets ? Sont-ils languissants, anémiés ? Pas du tout.
Vigoureux non moins bien que les alimentés, ils brandissent leur queue noueuse et répondent à mes agaceries par des gestes menaçants. Si je les tracasse trop, ils fuient rapides le long du périmètre de la terrine. La famine semble ne pas les avoir éprouvés. Cela ne peut, durer indéfiniment. Vers le milieu de juin, trois des séquestrés périssent ; le quatrième persiste jusqu'en juillet. Il a fallu neuf mois d'abstinence absolue pour mettre fin à leur activité.
Une autre épreuve a été préparée avec des sujets très jeunes, âgés d'une paire de mois environ. Ils mesurent une trentaine de millimètres de longueur, depuis le front jusqu'au bout de la queue. La coloration en est plus vive que celle des adultes ; les pinces, en particulier, semblent taillées dans l'ambre et le corail. En sa précoce jeunesse, la future horreur a ses grâces. Je les trouve sous les pierres à partir d'octobre. Invariablement solitaires comme les vieux, ils se creusent, sous l'abri choisi, une fossette barricadée d'un pli sablonneux provenant des déblais de l'excavation. Extraits de leur retraite, ils courent prestement ; ils incurvent la queue sur l'échine, ils balancent leur débile aiguillon.
Dès octobre, j'en installe quatre dans autant de verres à boire que ferme un voile de mousseline, obstacle infranchissable pour toute minime proie venue de l'extérieur. Les prisonniers y trouvent, comme sol à fouir, un travers de doigt de sable fin, et comme abri une rondelle de carton. Eh bien, ces petits supportent l'abstinence presque aussi vaillamment que les adultes ; toujours remuants et actifs, ils atteignent les mois de mai et de juin.
Ces deux épreuves nous affirment que, tout en conservant son activité, le Scorpion est capable de supporter le manque de nourriture sur les trois quarts de l'année. Il faut alors à sa corpulence une longue période d'évolution.
Une chenille, dont la vie est de quelques jours, continuellement broute pour amasser la matière du futur papillon ; son dévorant appétit supplée à la brièveté du banquet. Comment fait-il, lui, pour thésauriser tant de substance avec des miettes largement espacées ? Il doit accumuler à la faveur d'une exceptionnelle longévité.
Évaluer approximativement sa durée n'offre pas difficulté sérieuse. Les pierres retournées à diverses époques nous donnent la réponse aussi bien que le feraient les archives d'un état civil. J'y constate, sous le rapport de la taille, cinq catégories de scorpions. Les moindres mesurent un centimètre et demi de longueur ; les plus gros en mesurent neuf. Entre ces deux extrêmes, s'échelonnent, très distinctes, trois grandeurs.
A n'en pas douter, chacune de ces catégories correspond à une année de différence dans l'âge ; peut-être même à plus, car chacune des étapes paraît se prolonger ; du moins le progrès en dimensions est à peine sensible au bout de l'an chez les sujets de mes appareils d'élevage. Le Scorpion languedocien a donc le privilège d'une verte vieillesse ; il vit cinq années et probablement davantage. Il a le loisir, on le voit, de se faire gros avec des miettes.
Grossir n'est pas tout, il faut agir. Les miettes se répéteront, il est vrai, mais toujours si parcimonieuses et à des intervalles si éloignés, qu'on en vient à se demander quel est vraiment ici le rôle du manger. Mes séquestrés, petits et grands, soumis à l'abstinence rigoureuse, donnent particulièrement à réfléchir. Toutes les fois que je les trouble dans leur repos, ce dont ma curiosité ne se prive guère, ils se meuvent guillerets, brandissent la queue, piochent le sable, le balayent, le déplacent ; bref, ils font des kilogrammètres, suivant l'expression mécanique ; et cela dure des huit, des neuf mois.
Pour suffire à pareil travail, que dépensent-ils matériellement ? Rien. Depuis le jour de l'incarcération, toute nourriture a fait défaut. L'idée vient alors de réserves nutritives, d'économies adipeuses amassées dans l'organisme. Pour suffire à la dépense de force, l'animal se consumerait lui-même.
Avec des adultes corpulents, l'explication serait valable dans une certaine mesure ; mais j'ai soumis à l'épreuve des sujets maigrelets, d'âge moyen ; j'ai fait choix de jeunes, au début de la vie. Que peuvent-ils avoir dans le ventre, ces petits ? Que possèdent-ils de transformable en énergie motrice par le fait de l'oxydation vitale ? Le scalpel ne le trouve pas, et l'imagination se refuse à l'évaluer, tant la disproportion est grande entre la somme du travail accompli et la masse du travailleur. L'animal serait-il en entier un combustible par excellence et brûlerait-il jusqu'au dernier atome, le total de la chaleur dégagée serait loin d'équivaloir au total des résultats mécaniques. Nos usines ne mettent pas en branle une machine, l'année durant, avec une motte de houille pour toute provision.
Cette motte de combustible, mes scorpions ne semblent guère la consumer d'ailleurs. Après une longue et rigoureuse abstinence, ils sont aussi frais et colorés, aussi luisants de santé qu'au début de l'épreuve.
Profondément inerte et contracté dans sa coquille, dont il a fermé l'orifice avec un opercule calcaire ou bien un voile de parchemin, l'Escargot se comprend : il ne mange plus, mais il n'agit pas ; il subsiste de ses réserves en ralentissant la vie jusqu'aux dernières limites du possible. Avec le Scorpion, toujours remuant malgré la prolongation outrée du jeûne, on cesse de comprendre.
Pour la troisième fois dans le cours de ce volume, au sujet des petits de la Lycose d'abord, puis de la Clotho et enfin du Scorpion, nous voici ramenés au même soupçon. Les animaux d'organisation très différente de la nôtre, dépourvus d'une température propre déterminée par une oxydation active, seraient-ils régis par des lois biologiques immuables dans la série entière des vivants ? Chez eux le mouvement serait-il toujours le résultat d'une combustion dont le manger fournirait les matériaux ? Ne pourraient-ils emprunter, du moins en partie, leur activité aux énergies ambiantes, chaleur, électricité, lumière, et autres modes variés d'un même agent ?
Ces énergies sont l'âme du monde, l'insondable tourbillon qui met en branle l'univers matériel. Serait-ce, alors idée paradoxale que de se figurer, dans certains cas, l'animal comme un accumulateur de haute perfection, capable de recueillir la chaleur ambiante, de la transmuter dans ses tissus en équivalent mécanique et de la restituer sous forme de mouvement ? Ainsi s'entreverrait la possibilité de la bête agissant en l'absence d'un aliment énergétique matériel.
Ah ! la superbe trouvaille que fit la vie, lorsque, aux époques de la houille, elle inventa le Scorpion ! Agir sans manger, quel don incomparable s'il se fût généralisé ! Que de misères, que d'atrocités supprimerait l'affranchissement des tyrannies du ventre ! Pourquoi le merveilleux essai ne s'est-il pas continué, se perfectionnant dans les créatures d'ordre supérieur ? Quel dommage que l'exemple de l'initiateur n'ait pas été suivi, en progression croissante ! Aujourd'hui peut-être, exemptée des ignominies de la mangeaille, la pensée, la plus délicate et la plus haute expression de l'activité, se referait de la fatigue avec un rayon de soleil.
De l'antique don, plein de promesses non réalisées, certains détails se sont néanmoins propagés dans l'animalité entière. Nous vivons, nous aussi, de radiations solaires ; nous leur empruntons en partie nos énergies. L'Arabe, nourri d'une poignée de dattes, n'est pas moins actif que l'homme du Nord, gorgé de viandes et de bière ; s'il ne se remplit pas aussi copieusement l'estomac, il a meilleure part au banquet du soleil.
Tout bien considéré, le Scorpion puiserait donc dans la chaleur ambiante la majeure part de son aliment énergétique. Quant à l'aliment plastique, indispensable à l'accroissement, un peu plus tôt, un peu plus tard, son heure vient, annoncée par une mue. La rigide tunique se fend sur le dos ; à l'aide d'un doux glissement, l'animal émerge de sa défroque, devenue trop étroite. Alors se fait impérieux le besoin de manger, ne serait-ce que pour suffire aux dépenses de la peau neuve. A partir de ce moment, si l'abstinence se prolonge, mes incarcérés, les plus petits surtout, ne tardent pas à périr.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 18.