LE SCORPION LANGUEDOCIEN
IMMUNITÉ DES LARVES
Nous le tenons si peu, le secret du Scorpion, que des faits inattendus viennent étrangement compliquer le problème. L'étude de la vie nous vaut de ces surprises. Des épreuves répétées, avec des résultats concordants, semblent nous mettre en mesure de formuler une loi, lorsque, à l'improviste, de graves exceptions se dressent qui nous lancent dans une voie nouvelle, à l'opposé de la première, et nous mènent au doute, la dernière étape du savoir. Ayant bien peiné, lentement, patiemment, comme le boeuf laboure, il faut, au bout du champ que l'on croyait défriché, planter un point d'interrogation, sans espoir de réponse finale. Une question en amène une autre.
Les larves de Cétoine me valent aujourd'hui pareil revirement. C'était vers la fin de novembre, saison tardive où l'insecte adulte se fait rare. En cette époque de pénurie, faute de mieux pour continuer mes expérimentations, je m'avisai de recourir aux vers de la Cétoine, vers qui toute l'année abondent dans un amas de feuilles mortes, en un coin de l'enclos. Le naturaliste qui interroge les bêtes forcément est tortionnaire ; il n'y a pas d'autre moyen de les faire parler. Pour une foule de questions, ma curiosité fouille donc habituellement dans ce tas de terreau. Tout laboratoire de physiologie a ses victimes attitrées, la Grenouille, le Cobaye, le Chien même. A mon rustique atelier, la larve de Cétoine suffit. J'ajoute l'humble ver à la noble série des patients qui, de leurs misères, nous font la science.
La saison avancée, déjà froide, n'a pas ralenti l'activité du Scorpion ; de son côté, le gros ver, dans la tiède moiteur des feuilles pourries, a conservé toute sa souplesse d'échine. L'un et l'autre sont parfaitement dispos. Je les mets en présence.
L'attaque n'est pas spontanée. La larve fuit obstinément, renversée sur le dos ; elle longe la paroi de l'enceinte. Le Scorpion, immobile, regarde faire ; il se range de côté et laisse libre passage lorsque la piste circulaire ramène la bête devers lui. Ce n'est pas une proie à sa convenance, encore moins un adversaire dangereux, et tuer pour la seule satisfaction de tuer est chez lui travers inconnu. Si je n'intervenais, la pacifique rencontre pourrait indéfiniment durer.
Je harcèle les deux, les ramène en contact, les excite d'un bout de paille, si bien que mes manoeuvres ont tournure d'agression de la part du ver. Le pauvre culbuté ne songe certes pas à la bataille ; c'est un timide qui, dans le péril, s'enroule et plus ne bouge. Non au courant des perfidies de ma paille, le Scorpion rapporte à l'innocent voisin les tracas dont je suis seul la cause. Il brandit le dard, il pique. Le coup a bien porté, car la blessure saigne.
Sur la foi de ce que m'a montré la Cétoine adulte, je m'attends à des convulsions, préludes de la mort. Eh bien, qu'est donc ceci ? Laissé tranquille, le ver se déroule, décampe ; il chemine sur le dos ni plus vite ni moins vite que d'habitude, comme s'il n'avait pas été blessé. Déposé sur le terreau, prestement il s'y enfonce sans paraître en rien compromis. Je le visite une paire d'heures plus tard. Il est aussi vigoureux qu'avant l'épreuve. Même état de santé le lendemain. Qu'est-ce donc que ce réfractaire ? En sa forme adulte, il aurait été foudroyé ; en sa forme larvaire, il est indomptable. Le coup était profond, puisque la blessure saignait ; mais peut-être le dard a-t-il négligé d'instiller du venin, et c'est alors bénigne piqûre, accident nul pour le robuste ver. Il faut recommencer.
Le même sujet est piqué une seconde fois par un autre Scorpion. Le résultat est conforme au premier. Tout à son aise, le blessé chemine sur le dos ; il plonge dans la couche de feuilles pourries et tranquillement se remet à manger. Le coup venimeux ne l'a pas éprouvé.
Cette immunité ne saurait être un cas exceptionnel ; il n'y a pas de privilégiés parmi les Cétoines ; tout autre sujet de la même espèce doit résister aussi. J'exhume douze larves et les fais piquer, quelques-unes deux et trois fois coup sur coup. Toutes se contorsionnent un peu au moment où la lardoire pénètre ; toutes lèchent le point saignant si la bouche peut l'atteindre, puis se remettent vite de leur émotion. Elles cheminent, les pattes en l'air ; elles descendent au sein du terreau. Je les visite le lendemain, le surlendemain et jours suivants. Le venin ne paraît pas les avoir mises en danger.
Elles ont si bon aspect que l'espoir me vient de les élever. J'y réussis très bien sans autre soin que de renouveler de temps à autre la provision de feuillage pourri. L'année d'après, en juin, les douze soumises à l'atroce dard construisent leur coque et s'y métamorphosent. La piqûre du Scorpion ne leur a valu qu'un léger prurit au moment où l'aiguillon trouait la panse.
Ce curieux résultat remet en mémoire ce que Lenz nous raconte au sujet du Hérisson. « J'avais, dit-il, une mère Hérisson allaitant ses petits. Je jetai dans la caisse une grande Vipère. Le Hérisson la sentit bientôt, car c'est par l'odorat et non par la vue qu'il se guide. Il se leva, s'approcha d'elle sans crainte, la flaira depuis la queue jusqu'à la tête, et surtout à la gueule. La Vipère siffla et le mordit plusieurs fois au museau et aux lèvres. Comme pour se railler d'un si faible assaillant, il se contenta de lécher ses blessures, poursuivit son examen et fut encore mordu, mais cette fois à la langue. Enfin il la saisit à la tête qu'il broya, ainsi que les crochets et les glandes venimeuses. Alors il dévora la moitié du reptile, après quoi il revint se coucher auprès de ses petits et leur donner à téter. Le soir, il mangea une autre Vipère et ce qui restait de la première. Sa santé n'en fut pas plus altérée que celle des petits ; ses blessures n'étaient pas même tuméfiées.
« Deux jours après, nouvelle Vipère et nouveau combat. Le Hérisson s'approcha du reptile et le flaira. Ouvrant la gueule et relevant les crochets à venin, la Vipère s'élança sur lui, le mordit à la lèvre supérieure et y demeura quelque ternes suspendue. Le Hérisson s'en débarrassa en se secouant, et, bien que mordu dix fois au museau, vingt fois ailleurs parmi les piquants, il la saisit par la tête et la dévora lentement, malgré ses contorsions. Cette fois encore, ni la mère ni les nourrissons ne parurent malades. »
On raconte que Mithridate, roi du Pont, pour se prémunir contre les mauvais breuvages venus des ennemis, s'était habitué aux divers poisons. Par degrés, il s'était fait un estomac réfractaire aux toxiques. En sa qualité de mangeur de Vipères, le Hérisson, nouveau Mithridate, aurait-il acquis son immunité par une accoutumance graduelle ? Chez lui, ne serait-ce pas plutôt aptitude originelle ? Quand il broya pour la première fois la tête du reptile, n'avait-il pas déjà les prédispositions nécessaires à sa sauvegarde ?
Il les avait, nous répond la larve de Cétoine. Si quelqu'un, parmi la gent insecte, doit se prémunir contre les atteintes du Scorpion, ce n'est certes pas le ver hôte des pourritures végétales. L'un et l'autre ne fréquentent pas les mêmes lieux, ce qui rend leur rencontre à peu près impossible. De la part de la larve donc, pas d'accoutumance au venin. Les premières en présence du Scorpion sont peut-être celles que j'y expose moi-même. Néanmoins, sans préparatifs d'aucune sorte, voici que le ver est réfractaire à la piqûre. Il y a en lui, d'origine, une résistance au venin tout aussi surprenante que celle du mangeur de reptiles.
Que le Hérisson, préposé à l'extermination des Vipères, soit doué des prérogatives nécessaires à son métier, c'est d'une correcte logique. De même, le plus bel oiseau des provinces méditerranéennes, le Guêpier, se gonfle impunément le jabot de Guêpes vivantes ; de même, sans prurit, le Coucou se hérisse l'estomac de palissades en poils urticants venus de la Processionnaire. La fonction exercée, le veut ainsi.
Mais en quoi la larve de la Cétoine a-t-elle besoin de se garantir du Scorpion, qu'elle ne rencontre probablement jamais ? On n'ose croire à des privilèges ; on soupçonne plutôt une aptitude générale. La larve de Cétoine résiste à la piqûre du Scorpion, non comme Cétoine, mais comme ver, degré préparatoire d'un état supérieur. Alors toutes les larves, qui plus, qui moins, d'après leur robusticité, doivent posséder semblable résistance.
A ce sujet, que dit l'expérimentation ? Il convient d'écarter de l'épreuve les vers débiles, de complexion délicate. Pour eux, la simple piqûre, sans le concours du venin, serait blessure sérieuse, bien des fois mortelle. La pointe d'une aiguille les mettrait à mal. Que sera-ce du brutal stylet, même non empoisonné ? Il faut ici des corpulents, que la panse trouée n'émotionne guère.
Je suis servi à souhait. Une vieille souche d'olivier, ramollie sous terre par la pourriture, me vaut la larve de l'Orycte nasicorne. C'est une andouillette dodue, de la grosseur du pouce. Piqué par le Scorpion, le ver bedonnant se glisse parmi les morceaux d'olivier pourri dont j'ai garni un bocal ; insoucieux de sa mésaventure, il travaille si bien des mâchoires que, huit mois plus tard, en pleine prospérité d'embonpoint, il se prépare la niche de la métamorphose. Il est sorti indemne de la terrible épreuve.
Quant à l'insecte adulte, on a déjà vu comment il se comporte. Piqué à la face supérieure du ventre, sous les élytres soulevés, le colosse bientôt chavire et mollement gigote, les pattes en l'air. En trois ou quatre jours au plus, tout mouvement a cessé. Le puissant meurt ; son ver ne perd rien comme vigueur et comme appétit.
Ce succès de mes prévisions est accompagné de bien d'autres. Devant ma porte sont deux vieux lauriers-cerises, superbes de verdure en toute saison. Un Capricorne me les ruine. C'est le petit Cerambyx cerdo , hôte habituel de l'aubépine. L'arôme cyanique, loin de le rebuter, l'attire ; l'élégant encorné connaît cela par sa longue fréquentation des corymbes de l'aubépine, à senteur amère. L'arbre étranger lui agrée si bien pour l'établissement de sa famille que la hache doit intervenir si je veux sauver ce qui me reste.
J'abats les tiges les plus compromises. D'un tronc débité par éclats j'obtiens une douzaine de larves du Capricorne. Des recherches sur les haies du voisinage me mettent en possession de l'insecte parfait. A nous deux maintenant, ravageur de mon berceau de verdure. Tu vas me dédommager de tes méfaits ; tu périras par le Scorpion.
Les adultes, en effet, succombent, et très vite ; mais les larves résistent. Logées dans un bocal, avec de menus morceaux de l'arbre abattu, tranquillement elles se remettent à ronger. Si les provisions ne se dessèchent, les blessées par le Scorpion achèvent sans encombre leur vie larvaire.
De façon pareille se comporte le Capricorne du chêne, Cerambyx heros. Le grand cornu périt ; son ver n'a souci de la piqûre, car, remis en place dans sa galerie, il travaille le bois comme avant et achève de se développer.
Même résultat avec le Hanneton vulgaire. En peu de minutes, l'insecte piqué se meurt ; le ver blanc, au contraire, tient bon, descend en terre, remonte à la surface pour ronger le trognon de laitue que je lui ai donné. Si ma patience d'éducateur ne se lassait, l'éprouvé, rapidement remis de l'accident, deviendrait Hanneton ; cela se voit à sa bedaine luisante de santé.
Un proche allié du Cerf-Volant, le Dorcus parallelipipedus, dont la larve m'est fournie par la vieille souche d'un tamarix, ajoute son témoignage aux précédents ; l'insecte adulte périt, la larve résiste. Ces exemples suffisent, il devient inutile de continuer dans cette voie.
Vers de Cétoine, d'Orycte, de Capricorne, de Hanneton, de Dorcus sont des bêtes à lard, vouées au régime végétarien. Ces pansues devraient-elles leur immunité à la nature des vivres ? D'autre part, la nappe graisseuse où s'accumulent les réserves de ces insatiables mangeurs neutraliserait-elle les virulences de la piqûre ? Adressons-nous à de maigres carnivores.
Je fais choix du plus fort de nos Carabiques, le Procrustes coriaceus, sombre vénateur que je rencontre au pied des murs, éventrant un Escargot. Audacieux forban et fait pour la bataille, il se soude les élytres en une cuirasse inviolable. Je lui rogne un peu cette armure en arrière, afin de rendre accessible au dard du Scorpion la seule partie pénétrable, la face supérieure du ventre.
Ici se répète la misérable fin du Carabe doré. La lutte contre les atrocités de la piqûre donnerait l'épouvante si les choses se passaient dans un monde d'ordre plus élevé. Ainsi se débat le chien torturé par la saucisse municipale assaisonnée de strychnine. D'abord l'insecte blessé désespérément fuit. Soudain il s'arrête, se guinde hautement sur les pattes raidies ; il soulève l'arrière, il abaisse la tête et prend appui sur les mandibules comme pour une culbute. Une secousse le terrasse. Il tombe ; vite il se relève et reprend la pose guindée. A le voir, on dirait qu'une charpente en fils de fer lui régit les articulations. C'est un automate que poussent les brusqueries d'un ressort. Autre secousse, autre chute, autre redressement ; et cela se continue une vingtaine de minutes. Enfin le détraqué s'affale sur le dos et plus ne se relève, gesticulant toujours. Le lendemain s'achève l'inertie.
Et la larve ? — Eh bien, dépourvue de la couche de lard qui semblerait protéger les vers de la Cétoine, de l'Orycte et des autres, la maigre larve du Procruste est si peu compromise par la piqûre du Scorpion que, deux semaines après l'épreuve, elle s'enfouit en terre et s'y creuse une cellule où se fait la transformation. Enfin l'adulte peu de temps après émerge du sol, en parfaite vigueur. Ni le régime ni le degré d'embonpoint ne sont donc la cause de l'immunité.
Le rang occupé dans la série entomologique ne l'est pas davantage, nous disent les Papillons après les Coléoptères. Le premier interrogé est la Zeuzère, dont la chenille est une calamité pour divers arbres et arbustes. Je prends une pondeuse au moment où elle insinue son long oviducte dans les crevasses corticales d'un lilas pour y déposer ses oeufs. Elle est superbe avec son costume blanc tiqueté de bleuâtre. Je la soumets au Scorpion. L'affaire ne traîne pas en longueur. Aussitôt piquée, la belle Zeuzère agonise, sans gestes tumultueux. La mort lui est douce.
Et la chenille ? Après la piqûre, la chenille est aussi bien portante qu'avant. Réintégrée dans la galerie d'où je l'ai extraite en fendant le rameau de lilas, elle travaille activement comme à l'ordinaire ; je m'en aperçois à la vermoulure rejetée par l'orifice du logis. Viennent en été, suivant les règles, la chrysalide et le papillon.
Le Ver à soie, qu'il m'est loisible de me procurer en tel nombre que je le désire dans les magnaneries des fermes voisines, se prête beaucoup mieux à l'expérience. Vers la fin mai, lorsque l'éducation touche à sa fin, j'en fais piquer une paire de douzaines. Les vers sont à peau fine, toute rebondie ; aussi-chaque fois le dard mollement plonge et amène copieuse hémorragie. La petite table où ma curiosité me fait commettre ces barbaries se couvre d'éclaboussures de sang, pareilles à des gouttes d'ambre liquide.
Remis sur la litière en feuilles de mûrier, les blessés ne tardent guère à brouter avec leur habituel appétit. Une dizaine de jours plus tard, tous, du premier au dernier, tissent leurs cocons, parfaitement corrects de forme et d'épaisseur. Enfin de ces cocons, sans le moindre déchet, sortent des papillons que nous interrogerons tout à l'heure dans un autre but. Pour le moment, il est établi que le Ver à soie est réfractaire à la piqûre du Scorpion. Quant au papillon lui-même, nous savons déjà ce qu'il devient. Il succombe, lentement il est vrai, à la manière du Grand-Paon, mais enfin il succombe ; le coup de dard lui est toujours fatal.
Le Sphinx de l'euphorbe donne même réponse : le papillon très rapidement périt, la chenille brave la piqûre, mange à sa faim, puis descend en terre pour s'y transformer en chrysalide sous un voile grossier de sable et de soie. Sur le nombre des opérées, il y en a toutefois de mortellement atteintes, peut-être à cause de la multiplicité des blessures. La peau présente certaine résistance à la perforation, et l'hémorragie reste douteuse, ce qui me laisse dans l'indécision sur la valeur du coup porté. Obligé de prolonger la lutte jusqu'à pleine évidence, j'ai parfois probablement dépassé la mesure. La chenille qui, piquée une seule fois, aurait supporté l'épreuve avec la vaillance du Ver à soie, périt par l'excès de la dose.
La parée de turquoises, la puissante chenille du Grand-Paon, me fournit des résultats très nets. Piquée au sang, puis remise sur le rameau d'amandier, son pâturage, elle achève de se développer et correctement file son ingénieux cocon.
Le Diptère et l'Hyménoptère mériteraient examen. Il y a chez eux, comme pour le papillon et l'insecte à élytres, refonte générale par le travail de la transformation ; mais ils sont de taille modique, ils se prêteraient mal pour la plupart à la manoeuvre de mes pinces les présentant au dard ; leurs larves délicates périraient de la seule perforation de la peau. N'interrogeons que des géants.
Parmi ces derniers prennent rang divers Orthoptères, le Truxale, le Criquet cendré, le Dectique à front blanc, la Courtilière, la Mante. Atteints par le dard du Scorpion, tous succombent, nous l'avons déjà reconnu. Or, dans leur groupe, l'épanouissement complet que réclament les fêtes de la pariade est précédé d'une forme transitoire qui, sans être une larve proprement dite, de ressemblance nulle avec l'insecte parfait, constitue un échelon inférieur, un acheminement vers la bête nubile.
Le Criquet cendré, tel qu'on le trouve sur la vigne à l'époque des vendanges, n'a pas encore ses magnifiques ailes à réseau, ni ses coriaces élytres : il n'en possède que des rudiments, réduits à des basques écourtées. La Courtilière, douée finalement d'une ample voilure qui se replie en queue effilée et contourne l'extrémité du ventre, n'a d'abord que des ailerons disgracieux, plaqués sur le haut de l'échine.
Même trait d'infériorité chez le jeune Truxale, chez le jeune Dectique et les autres. Ces futurs grands voiliers ont leur appareil d'essor inclus, un germe, dans de mesquins étuis. Quant au reste, l'animal est dès le début, à très peu près ce qu'il sera dans la plénitude de ses atours. L'âge développe l'Orthoptère et ne le transforme pas.
Or, ces incomplets, à moignons alaires, ces jeunes, sont-ils aptes à supporter la piqûre du Scorpion comme le font les véritables larves, les poupards de l'Orycte et du Capricorne, les chenilles du Sphinx et du Bombyx ? Si la généreuse sève du jeune âge est un préservatif suffisant, nous devons trouver ici l'immunité. Il n'en est rien. Avec ou sans ailes, vieille ou jeune, la Courtilière périt. La Mante, le Criquet, le Truxale, adultes ou incomplets, également périssent.
Sous le rapport de la résistance au venin du Scorpion, nous voici donc amenés à classer les insectes en deux catégories : d'une part ceux qui éprouvent une réelle transformation avec remaniement de tout l'organisme ; d'autre part ceux qui n'éprouvent que des modifications secondaires. Dans la première série, la larve résiste et l'adulte périt ; dans la seconde, c'est invariablement la mort.
Quelle raison trouver à cette différence ? L'expérimentation nous montre d'abord que la résistance à la piqûre s'accroît à mesure que le patient est de la nature moins affinée. La Lycose, l'Épeire, la Mante, toutes d'impressionnabilité délicate, succombent à l'instant, comme foudroyées ; le Carabe et le Procruste, de vie ardente, sont aussitôt pris de convulsions analogues à celles que provoque la strychnine ; le Scarabée sacré, fougueux trimbaleur de pilules, se démène en une sorte de danse de Saint-Guy. Au contraire, le lourd Orycte, la paresseuse Cétoine, amie de longs sommeils au coeur des roses, prennent leur mal en patience, et mollement gigotent des jours entiers avant de trépasser. Au-dessous d'eux se range l'Acridien, le Criquet, le rustique par excellence. Plus bas encore vient la Scolopendre, créature inférieure, d'organisation fruste. Il est ainsi d'évidence que l'action du venin, plus rapide ou plus lente, est subordonnée à la nervosité du patient.
Considérons à part les insectes d'ordre supérieur, soumis à des transformations complètes. Le terme de métamorphose qu'on leur applique signifie changement de forme. Or, n'y a-t-il que la forme de changée lorsque la chenille se fait papillon, lorsque le ver du terreau devient Cétoine ? Il y a plus et bien mieux, nous dit le dard du Scorpion.
Une profonde rénovation se fait dans la statique vitale du métamorphosé ; la substance, en réalité toujours la même, entre en fusion, affine son édifice atomique et devient apte à des frémissements sensitifs qui sont le plus bel apanage de l'insecte nubile. Cuirasse des élytres, feuillets, pompons, tiges vibrantes des antennes, pattes pour la course, ailes pour l'essor, tout cela est superbe, et tout cela n'est rien.
Bien au-dessus de cet outillage domine autre chose. Le transformé vient d'acquérir vie nouvelle, plus active, plus riche de sensations. Une seconde naissance s'est faite qui a tout rénové, dans l'ordre de l'invisible et de l'intangible encore plus que dans l'ordre du matériel. C'est mieux qu'une retouche dans les arrangements moléculaires, c'est l'éclosion d'aptitudes ignorées du passé. La larve, en général simple bout d'intestin, avait existence placide, très monotone, et voici qu'en vue des instincts futurs, la métamorphose lui révolutionne la substance, lui alambique les humeurs, lui affine atome par atome les foyers d'énergie. Un bond énorme est accompli vers le progrès, mais le nouvel état n'a pas le robuste équilibre du premier ; la perfection s'est acquise aux dépens de la stabilité ; aussi, l'insecte périt d'une épreuve que le ver supporterait sans péril.
Avec l'Acridien et l'Orthoptère en général, les conditions sont tout autres. Ici plus de réelle métamorphose, changeant à fond la structure, la manière de vivre, les moeurs. Sa vie durant, l'insecte reste, de peu s'en faut, ce qu'il était à la sortie de l'oeuf. Il naît avec des formes que l'avenir ne retouchera guère, avec des habitudes que le temps ne changera pas. Chez lui, pas de rénovation, pas de poussée brusque. En son premier âge, il a déjà le tempérament de l'adulte, et comme tel il est privé de l'immunité dont jouissent les organismes rudimentaires.
Exempté de stage sous forme de ver, le Criquet court vêtu a les inconvénients d'une évolution trop rapide. Il périt non moins vite que l'adulte, dont il est le pareil à quelques détails près.
Que l'explication donnée ne soit pas la bonne, sans autrement insister je n'y contredirai pas. D'un coup de filet dans le gouffre de l'inconnu ne se rapporte pas toujours l'idée juste, rare capture. Un fait de haute portée est acquis néanmoins, demeura-t-il inexpliqué. La métamorphose modifie la substance organique au point d'en changer les plus intimes propriétés. Le venin du Scorpion, réactif d'une chimie transcendante, distingue la chair de la larve de celle de l'adulte ; il est bénin pour la première, il est mortel pour la seconde.
Ce curieux résultat éveille une question non étrangère aux superbes théories des virus atténués, des sérums, des vaccins. Une larve à métamorphose complète est piquée par le Scorpion ; volontiers on dirait qu'elle est vaccinée, en ce sens qu'un virus lui est inoculé, fatal dans les conditions de l'avenir, mais d'effet tolérable en l'état actuel. L'opérée ne semble pas affectée de la piqûre ; elle se remet à manger et continue comme à l'ordinaire son travail de ver.
Ce virus cependant ne peut manquer d'agir, de telle façon ou de telle autre, sur le sang, sur les nerfs de la bête. Ne pourrait-il enrayer la vulnérabilité, conséquence de la transformation ? A la faveur d'une accoutumance préparée dès l'âge larvaire, l'adulte serait-il immunisé ? Se trouverait-il réfractaire au venin, comme Mithridate l'était au poison ? Bref, l'insecte à métamorphose complète dont la larve a été piquée est-il capable de résister lui-même à la piqûre ? Telle est la question.
Les motifs d'affirmer sont si pressant qu'on est tout d'abord tenté de répondre : oui, l'adulte résistera. Mais laissons la parole à la seule expérimentation. Dans ce but, des préparatifs sont faits qui me valent quatre séries de sujets. La première se compose de douze larves de Cétoine qui, piquées en octobre, ont été revaccinées, c'est-à-dire piquées une seconde fois en mai. La deuxième série est également de douze larves de Cétoine, mais celles-ci à piqûre unique et faite en mai. Quatre chrysalides du Sphinx de l'euphorbe forment la troisième. Elles proviennent de chenilles piquées une seule fois, en juin. Enfin je dispose des cocons filés par les Vers à soie dont j'ai raconté plus haut la sanglante vaccination. Pour chaque lot, à mesure que l'éclosion se fera, va de nouveau intervenir le Scorpion.
Le Bombyx du mûrier répond le premier à mon impatience. Deux à trois semaines après, le papillon est là, se trémoussant pour la pariade. La piqûre reçue par la chenille n'a pas le moins du monde refroidi ses ardeurs. Je le soumets à l'épreuve. L'attaque est laborieuse, et le coup manque de netteté. N'importe, tous les atteints périssent après une agonie d'une paire de jours. La vaccination préalable n'a rien changé au résultat ; ils succombaient avant, ils succombent après.
Mais ce sont là des témoins débiles sur lesquels il n'est guère prudent de compter. J'obtiendrai mieux, j'en ai la confiance, avec les Sphinx et surtout avec les Cétoines, robustes sujets. Eh bien, les Sphinx dont les chenilles ont reçu le virus théoriquement immunisateur conservent leur normale vulnérabilité ; atteints de l'aiguillon, à l'instant ils succombent, exactement comme le font les autres, non soumis, dans l'âge larvaire, à l'inoculation préventive.
Peut-être le peu de jours écoulés entre la piqûre de la chenille et celle du papillon n'a-t-il pas encore permis au virus d'agir dans l'organisme au degré voulu. Il faudrait un plus long espace de temps pour amener des modifications intimes sous l'influence du venin qui travaille la bête. Les larves de Cétoine vont élaguer ce peut-être.
J'en ai une série de douze piquées à deux reprises, d'abord en octobre, et puis en mai. L'insecte parfait rompt sa coque vers la fin de juillet. Voilà donc dix mois d'écoulés depuis la première piqûre, et trois mois depuis la seconde. L'adulte est-il maintenant immunisé ?
Nullement. Soumis au Scorpion, mes douze vaccinés et revaccinés périssent tous, ni plus vite ni moins vite que leurs pareils, nés tranquilles dans leurs amas de feuilles pourries. Douze autres sujets, piqués, ceux-là, une seule foi, en mai, succombent avec la même promptitude. Pour les uns et pour les autres, mes manoeuvres, qui m'inspiraient confiance au début, échouent piteusement, à mon extrême confusion.
Une autre méthode est tentée, celle de la transfusion du sang, ce qui touche de près au traitement par les sérums. Réfractaire au dard du Scorpion, le ver de la Cétoine doit avoir le sang doué de qualités spéciales, propres à neutraliser la virulence du venin. Transféré de la larve à l'adulte, ce sang ne pourrait-il communiquer ses énergies et rendre invulnérable l'insecte parfait ?
De la pointe d'une aiguille je blesse superficiellement un ver de Cétoine. Le sang jaillit, abondant. Je le recueille dans un verre de montre. Un tube de verre d'étroit calibre et finement affilé à un bout me sert d'injecteur. Par l'aspiration, je le charge de l'humeur recueillie, en variant la dose depuis un millimètre cube jusqu'à dix et vingt fois ce volume. Au moyen du souffle, je transvase le liquide en un point de la Cétoine adulte, en particulier à la face ventrale, où la pointe d'une aiguille a préparé la voie, pour le fragile injecteur. L'insecte supporte très bien l'opération. Riche d'un peu de sang de larve et d'ailleurs sans blessure grave, il a toutes les apparences d'une excellente santé.
Or, qu'advient-il de ce traitement ? Rien du tout. J'attends une paire de jours pour donner aux humeurs inoculées le temps de se diffuser et d'agir. La Cétoine est alors présentée au Scorpion. Voile-toi la face, inepte physiologiste ; la bête périt comme elle l'aurait fait avant ta présomptueuse chirurgie. L'animal ne se manipule pas à la façon des réactifs de la chimie.
source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1905, IXème Série, Chapitre 20.