AURORE. — Nous avons toutes entendu parler des commotions qui parfois agitent le sol ; mais, dans nos contrées privilégiées, nous sommes loin de nous faire une idée exacte de la violence qu'elles peuvent acquérir et de leurs épouvantables résultats. Pour nous, en général, la terre porte, à juste titre, la qualification de ferme qu'on lui donne, car elle n'a jamais fait défaut sous nos pieds. Si parfois un faible ébranlement du sol se fait sentir, on en parle quelques jours comme d'une curiosité : l'un a vu des meubles se déplacer, l'autre a entendu tinter contre le mur les ustensiles de cuisine. Puis tout est oublié ; notre confiance en la stabilité du sol n'est en rien altérée. Mais hélas ! les tremblements de terre ne sont pas partout aussi inoffensifs, et Dieu nous préserve d'en faire jamais la triste expérience !
Des tremblements de terre ressentis en Europe, le plus terrible est celui qui ravagea Lisbonne, en 1755, le jour de la Toussaint. Aucun danger ne paraissait menacer la ville en fête, quand éclata, sous terre une grande rumeur pareille au roulement continu du tonnerre. Puis le sol, violemment secoué à diverses reprises, s'éleva, s'affaissa, et la populeuse capitale du Portugal ne fut, en un instant, qu'un monceau de ruines. Cherchant un refuge contre la chute des décombres, une partie de la population s'était retirée sur un vaste quai longeant la mer. Tout à coup le quai s'engouffra sous les eaux, entraînant avec lui la foule, les bateaux et les navires amarrés. Pas une victime, pas un débris, ne revint flotter à la surface. Un abîme s'était ouvert, engloutissant les eaux, le quai, les navires, les gens, et, se refermant, les gardait pour toujours. En six minutes, soixante mille personnes avaient péri.
CLAIRE. — Jamais, ma tante, je n'avais entendu parler de choses aussi terribles.
AUGUSTINE. — Et moi qui me figurais que les effets d'un tremblement de terre se bornaient à quelques assiettes cassées en tombant de leurs étagères.
AURORE. — Tandis que cela se passait à Lisbonne et que les hautes montagnes du Portugal chancelaient sur leurs bases, diverses villes d'Afrique étaient renversées. La Martinique, le Groenland, l'Europe entière jusqu'aux extrémités les plus reculées de la Laponie, eurent, à peu d'instants d'intervalle, leurs secousses plus ou moins désastreuses. En mer même, on n'était pas à l'abri de la commotion. Loin de toutes terres, au milieu des eaux profondes, les vaisseaux furent rudement ébranlés, comme s'ils eussent frappé contre des écueils. Le fond de la mer participait donc aussi à l'ébranlement général, puisque la commotion était transmise, par l'intermédiaire des eaux, jusqu'aux navires flottant à la surface.
Si le tremblement de terre de Lisbonne est exceptionnel par son immense étendue, il en est malheureusement beaucoup d'autres qu'on peut lui comparer pour la grandeur des désastres.
En février 1783 commencèrent dans l'Italie méridionale des convulsions qui devaient durer quatre ans. Pendant la première année seule, on compta neuf cent quarante-neuf secousses. La surface du sol se plissait en vagues mouvantes, comme le fait la surface d'une mer agitée ; et, sur ce terrain sans équilibre, des nausées vous prenaient, pareilles à celles qu'on éprouve sur le pont d'un navire. Le mal de mer régnait à terre. A chaque ondulation, les nuages, immobiles en réalité, semblaient se déplacer brusquement, ainsi qu'on le voit en mer sur un vaisseau ballotté par la tempête. Les arbres s'agitaient au passage de la vague terrestre et balayaient le sol de leurs cimes.
La première secousse renversa en deux minutes la majeure partie des villes, villages et bourgades de l'Italie méridionale, ainsi que de la Sicile. Toute la surface du pays fut bouleversée. En divers endroits, le sol se crevassait de fissures rappelant en grand les fentes d'un carreau de vitre cassé. De vastes étendues de terrain glissaient sur leurs pentes avec leurs champs cultivés, leurs habitations, leurs vignes, leurs oliviers, et allaient, à des distances considérables, recouvrir d'autres terrains. Ici des collines se fendaient en deux ; là, elles étaient arrachées de leur place et transportées plus loin. Ailleurs, l'appui manquait au sol, qui s'affaissait en larges gouffres où gens, habitations, arbres et bestiaux disparaissaient pour jamais ailleurs encore s'ouvraient de profonds entonnoirs pleins de sable mouvant, où se creusaient de vastes cavités bientôt converties en lacs par l'arrivée des eaux voisines. En certains points, le sol, délayé par les eaux détournées de leur cours ou amenées de l'intérieur par des crevasses, se convertit en torrents de boue qui couvrirent des plaines ou remplirent des vallées. La cime des arbres et les toits des fermes en ruine dominaient seuls le niveau de cette mer boueuse.
Par intervalles, de brusques secousses ébranlaient le sol de bas en haut. La commotion était si violente, que les pavés des rues étaient arrachés de leurs cavités et sautaient en l'air. La maçonnerie des puits sortait tout d'une pièce de dessous terre, comme une petite tour chassée hors du sol. Quand la terre se soulevait en se fracturant, à l'instant maisons, gens et bestiaux étaient engloutis ; puis, le sol s'abaissant, la crevasse se refermait, et, sans laisser de vestige, tout disparaissait, broyé entre les deux parois du gouffre rapprochées. Plus tard, lorsque, après le désastre, on fit des fouilles pour retrouver les objets de valeur enfouis, les ouvriers remarquèrent que les bâtiments engloutis et tout ce qu'ils contenaient n'étaient plus qu'une masse compacte, tant avait été violente la pression de l'espèce d'étau formé par les deux bords des crevasses refermées.
Les tremblements de terre sont souvent précédés par des bruits souterrains. C'est d'abord le grondement sourd d'un tonnerre lointain, qui s'enfle, s'apaise, s'enfle encore, comme si quelque orage commençait à éclater dans les profondeurs du sol. A cette rumeur pleine de menaçants mystères, tout se tait, muet d'épouvante ; tout visage pâlit. Avertis par l'instinct, les animaux eux-mêmes sont frappés de stupeur : le chien hurle d'effroi, le bœuf s'arrête sur le sillon à demi tracé. Mais le bruit augmente : on croirait entendre rouler sur quelque voûte d'airain une longue file de chariots pesamment chargés de ferraille, et détoner toute une batterie de canons. Et voici que le sol frissonne, se gonfle, se dégonfle, tournoie, se gerce, s'abîme. Devant de pareilles scènes, le cœur le plus affermi est brisé de terreur.
source : Jean-Henri Fabre, Aurore, 1874