Monsieur,

Lorsque J'ai pris la liberté de vous adresser mon opuscule sur les Myriapodes, j'étais bien loin de m'attendre à être honoré d'une lettre aussi bienveillante de votre part et je ne songeais pas à une récompense pour laquelle je n'ai encore rien fait. Permettez-moi donc, puisque vous avez pris l'initiative, de vous remercier de votre précieuse lettre qui est pour moi la plus douce des récompenses pour le passé et le meilleur des encouragements pour l'avenir. Permettez-moi enfin de vous offrir ma vive reconnaissance pour la bienveillante proposition que vous me faites d'entretenir entre nous quelques relations entomologiques, proposition dont je me sens indigne et que cependant j'ai la témérité d'accepter tant elle est honorable pour moi. Je suis un ignorant en entomologie systématique, mais j'ai le désir d'apprendre et ce désir ne sera pas médiocrement augmenté par l'espoir de mériter de loin en loin quelques lignes de votre part.

Sans autre préambule je vais vous soumettre une question qui m'a occupé ces dernières vacances. Je connaissais depuis long temps l'admirable mémoire que vous avez consacré à l'industrie du Cerceris bupresticida, et je ne pouvais me lasser d'admirer l'art mystérieux que l'hyménoptère emploie pour Gannaliser ses victimes, pour les conserver dans un parfait état de fraîcheur au fond des cellules où doivent éclore les larves. Vainement j'avais à plusieurs reprises épié d'autres Cerceris pour leur arracher leur secret, jamais une occasion favorable ne s'était présentée. Ces vacances j'ai été plus heureux, et j'ai pu suivre dans tous leurs détails les manœuvres meurtrières, non de votre hyménoptère avec ses trésors souterrains, mais d'une espèce congénère ravisseur géant qui se contente d'une proie plus modeste, du Cleonus ophtalmicus. Quelques après-midi passés derrière une haie m'ont appris de quelle manière s'opère le meurtre, et quelle est la cause de la merveilleuse conservation des victimes. Je pense aujourd'hui, instruit par l'hyménoptère, plonger à volonté un coléoptère dans un état pareil à celui de vos Buprestes et de mes Charançons, et le conserver parfaitement frais malgré toutes les apparences de la mort, pendant des mois entiers. Ce n'est pas tout : votre Cerceris chasse les Buprestes, une seconde espèce d'après mes observations en fait autant ; le Cerceris aurita fait la guerre aux Curculionites, ainsi que le fait le héros de vos observations. Voilà donc que sur quatre espèces de Cerceris dont on connaît les provisions de bouche deux sont adonnés au régime des Charançons, les deux autres à celui des Buprestes. Quelle est la cause qui renferme dans des limites si tranchées les déprédations des Cerceris et assemble dans les cellules de larves congénères des Buprestes et des Charançons qui à l'extérieur ne se ressemblent en rien ? Cette cause, je crois l'avoir trouvée, je prouve que les Buprestes, les Curculionites et peut-être quelques Lamellicornes doivent seuls composer la proie de ces hyménoptères parce que ce sont les seuls qui puissent être plongés dans l'état que vous avez constaté chez les Buprestes sacrifiés. J'ai trouvé enfin que cette conservation n'est pas due à une cause chimique mais bien à une cause purement physiologique. Je ne doute pas que les lueurs que mes observations peuvent jeter dans ce mystère ne soient de nature à vous intéresser, aussi vous enverrai-je une copie de mon manuscrit, si cet opuscule n'était déjà entre les mains de Mr M. Edwards qui doit le publier dans les annales. J'aurais donc attendu cette publication avant de vous parler de mes Cerceris si je n'avais à vous soumettre une demande au sujet du nom de mon héros. Dans les ouvrages que j'ai pu consulter à Avignon je n'ai pas reconnu mon espèce. Est-elle nouvelle en effet ? Dans mon doute j'ai proposé un nom, je me suis permis d'appeler mon hyménoptère Cerceris Dufouriana, dans l'espoir, peut-être hélas ! peu fondé, d'attacher le nom vénéré du savant doyen de l'entomologie au plus beau des Hyménoptères qui butinent au pied du Mont-Ventoux. Si mon espèce est déjà connue, le mal n'est pas irréparable, mon opuscule n'ayant pas encore paru. Je vais donc vous donner le signalement de cette espèce persuadé que votre exercice éprouvé vous permettra de la reconnaître, et si elle est en effet connue je corrigerai en conséquence ma rédaction. J'en dirai autant d'une autre espèce de Cerceris qui approvisionne ses larves avec des Buprestes.

Cerceris Dufouriana femelle

Noir. Tête, thorax et premier segment de l'abdomen ponctués et 2v pubescents. Chaperon prolongé à la base des antennes en une pointe coupée carrément à l'extremité. Chaperon, carène entre les antennes, deux bandes remontant sur le vertex et bordant le côté interne des yeux, une large tache quadrilatère derrière chacun d'eux, deux taches sur le prothorax, les écailles des ailes, 4 points disposés par paires sur le corselet, deux points sur le premier segment de l'abdomen, une bande échancrée à la partie postérieure des 4 segments suivants, deux taches latérales sur le segment anal, jaunes. Dessous du corps noir, une bande rouge échancrée en arrière sur le second segment de l'abdomen. Pattes d'un jaune ferrugineux, avec les hanches noires.

Long, de 25 à 30 millimètres.

approvisionne ses larves avec le Cleonus ophtalmicus.

2° Cerceris ? femelle

Noir, très-ponctué face couverte d'une fine pubescence argentée. Chaperon plan. Une étroite bande jaune de chaque côté au bord interne des yeux. Deux points distants sur le prothorax, les écailles des ailes, une ligne transverse sur l'écusson, une bande échancrée à la partie postérieure du 3ème et du 5ème segment de l'abdomen, d'un jaune pâle. Dessous du corps entièrement noir. Long 8 millimètres.

apprisionne ses larves avec des Buprestes, le Sphenoptera geminata se rapproche du Cerceris ornata par la disposition de ses taches jaunes, mais s'en éloigne surtout par la différence des mœurs, le Cerceris ornata nourrissant ses larves, d'après Walcknaër, d'autres hyménoptères appartenant au genre Halictus.

Si vous désirez recevoir ces deux espèces je me ferai un grand plaisir de vous les envoyer. Mais ma lettre commence à prendre des dimensions par trop excessives et je me hâte de terminer.

Vous me demandez si je collectionne ? Oui Monsieur, je chasse aux insectes tout en herborisant, mais faute de bons livres j'ignore bien souvent la valeur de mes chasses. Cependant si dans la localité que j'habite il se trouve quelques espèces que vous désiriez, ce sera un véritable bonheur pour moi si vous voulez bien mettre à contribution ma bonne volonté qui vous est pour toujours acquise. Quant à moi, Je n'oserais rien vous demander si votre bienveillante lettre ne m'y engageait. Je vous recommande donc les Coléoptères et en particulier les Carabiques et les Buprestiens (les buprestes de votre Cerceris) et enfin les hyménoptères surtout les fouisseurs. J'ai vainement cherché pour en prendre connaissance votre mémoire sur les hyménoptères qui habitent la ronce. Voudriez-vous bien m'indiquer dans quelle publication il se trouve ?

Je suis avec le plus profond respect,
Monsieur
Votre très-humble et tout dévoué serviteur

J. H. Fabre

professeur adjoint de physique au Lycée d'avignon

Avignon 1er février 1856.

source : Revue d'histoire des sciences - Année 1991 - Volume 44, Numéro 2, pp. 203-218 : « Quatre lettres inédites de Jean-Henri Fabre à Léon Dufour », de Pascal Duris