Monsieur,

Je viens de faire un séjour d'un mois à Carpentras. Mon temps a été tellement absorbé par l'étude des hyménoptères et du sitaris humeralis que j'ai différé de jour en jour mon expédition au Ventoux. Les pluies sont ensuite survenues et mon projet a été définitivement ajourné à l'an prochain. J'ai passé quelque temps avec Mr Féraud à causer Botanique et je vous prie de croire que vous n'avez pas été oublié dans nos causeries. Le Genista humifera que vous désirez sera tôt ou tard recueilli par l'un ou l'autre de nous deux. Mr Féraud me charge de vous remercier de votre bon souvenir. Arrivons aux hyménoptères.

Vous avez parfaitement raison dans votre note au sujet de mes Cerceris ; l'espèce que j'avais soupçonnée être le ravisseur des Buprestes (Sphenoptera) parce que je l'avais surprise dans des terriers qui contenaient des débris de ces Coléoptères, n'est pas le ravisseur de ce gibier. J'ai fini par surprendre ce petit Cerceris avec sa proie entre ses pattes et je peux vous donner aujourd'hui des nouvelles positives sur son compte. Mais procédons avec ordre car j'ai à vous entretenir de beaucoup d'espèces et entre autres de plusieurs Cerceris. Il est bon de vous dire qu'ayant toujours saisi mes Cerceris avec le gibier entre les pattes, mes renseignements sont exempts de tout sujet de doute.

1° C. omata. F var

N° 1. Le Cerceris que je vous envoie sous le n° 1 est parfaitement conforme à la description que Lepelletier donne du Cerceris minuta. Vous trouverez dans le même tube un échantillon de ses provisions consistant en petits hyménoptères térèbrants, Cynips, Chalcidium, Oxyceres, tenthredines dont je vous prie de me dire les noms s'ils sont encore déterminables.

2° C. omata. F var

N° 2. C'est le Cerceris auquel j'avais à tort attribué le rapt des Sphenoptères. Ses provisions consistent en Bruchus, Apion et autres très petits curculionites. Par conséquent cette espèce n'est pas une variété du minuta Lep. comme l'a dit en note le Rédacteur des Ann. dans mon article sur les Cerceris. Une différence si considérable dans les mœurs ne peut provenir que d'une différence spécifique, à plus forte raison le chasseur de Bruchus et d'apion et le chasseur d'hyménoptères térèbrants ne peuvent être ni l'un ni l'autre des variétés du Cerceris ornata qui chasse des hyménoptères armés d'un aiguillon, des andrènes, ce que j'ai eu l'occasion de vérifier. Les deux Cerceris précédents sont donc des espèces parfaitement distinctes entre elles et n'ont rien de commun avec le Cerceris ornata, comme vous incliniez à le croire dans votre note. Le tube n° 2 renferme un échantillon des provisions en Bruchus et apions. Je vous prierai encore de me les déterminer. A quelle espèce donc appartiennent les débris de buprestes que j'ai observés l'année dernière et cette année même ? Est-ce au Cerceris bupresticida ? Je l'ignore. Je n'ai pas encore vu cette espèce dans nos environs. Cependant vos prévisions pourraient être exactes.

3° C. 4 fasciata Dahlb.

N° 3. Ce Cerceris présente de nombreux traits de ressemblance avec le Cerceris minuta n° 1. Cependant sa livrée diffère par quelques détails et ce qui à mes yeux en constitue une espèce distincte c'est la nature de son gibier. Il attaque en effet des hyménoptères pourvu d'un aiguillon, des fouisseurs comme lui, des Alyson. Je vous adresse avec le Cerceris un Alyson que je lui ai vu sacrifier. Ce trait de mœurs différencie complètement le n° 3 du Cerceris minuta qui ne sort pas des limites des hyménoptères térèbrants. Voilà donc deux espèces parfaitement caractérisées les nos 2 et 3 qui ne se trouvent pas dans Lepelletier. Comme c'est là le seul ouvrage que je puisse consulter en ce moment, je ne saurais décider si ces deux espèces sont connues. J'ai alors recours à votre expérience et si elles sont nouvelles je vous laisse le soin de les baptiser. Mais alors je vous prierai de vouloir bien me faire connaître dans votre réponse la dénomination que vous voudrez leur appliquer, parce que j'ai à parler de ces bestioles dans un travail que je viens de finir sur les Sphégiens.

Je pense que quelques détails sur d'autres Cerceris que j'ai observés ces vacances pourront vous faire plaisir. Les nos de 4 à 13 ont rapport à divers Curculionites que j'ai ravis aux Cerceris Ferreri-4-cincta-arenaria. Je vous les adresse pour me les déterminer. Ce sont :

4° Phytonomus murinus J.

N° 4. pris au Cerceris quadricincta et au C. Ferreri, mais rarement.

5° Sitona à etud

N° 5. pris en abondance au C. arenaria et fort rarement au C. Ferreri.

6° Sitona lineata f

N° 6. pris en abondance au C. arenaria, quelques rares individus au 4-cincta, et fréquemment au Cerceris Ferreri.

7° Sitona tibialis herbst

N° 7. pris au C. arenaria, mais rarement.

8° Oui-rhynchites Betuleti.

N° 8. J'ai trouvé une seule fois les cellules des Cerceris Ferreri approvisionnées de 7 ou 8 victimes aussi somptueuses que vos buprestes, c'était des Rhynchites betuleti, je crois ; vous en jugerez.

9° Cneorhinus hispidus.

N° 9. pris au C. arenaria, rare.

10° Pheonemus.

N° 10. pris au Cerceris arenaria de grande taille, c'est le plus gros des Curculionites que j'ai vu chasser au C. arenaria dont les déprédations, comme vous voyez, ont des bornes fort élastiques.

11° Brachyderes

N° 11. pris au Cerceris arenaria, un seul individu

12° Gracilis Schrend eorhinus hispidus?

N° 12. pris au Cerceris Ferreri - rarement.

13° Phytonomus punctatus- usé

N° 13. pris au Cerceris Ferrcri. assez rare, ajoutons enfin que le Cerceris 4-cincta compose le fond de ses provisions d'apion [illisible], le même que choisit le n° 2. J'ai retiré d'une seule cellule de 4-cincta une trentaine et plus de ces apions.

En somme il paraît que les ravisseurs de Curculionites paraissent se comporter comme votre ravisseur de Buprestes et glaner indistinctement tous les charançons appropriés à leur taille n'importe le genre. J'ai reconnu 6 espèces différentes dans les cellules du C. arenaria, 6 autres dans celles du Ferreri, 3 dans celles du 4-cincta, 3 ou 4 dans celles du n° 2.

D'après ce relevé les espèces de Cerceris dont l'approvisionnement est connu sont au nombre de 10 savoir :

- six se nourrissant de Charançons. C. Ferreri, tuberculata, arenaria, rufi-ventris, quadricincta et le n° 2.

- une de Buprestes.

- et trois d'hyménoptères savoir : ornata, des andrènes; minuta, des térèbrants, et le n° 3 des fouisseurs.

Ma lettre prendrait des dimensions démesurées si je voulais vous tracer toutes les observations de ce genre faites sur d'autres espèces pendant les deux mois hélas trop courts qui viennent de s'écouler. Je ne peux cependant m'empêcher de vous citer le Palarus flavipes qui fait mentir le proverbe les loups ne se mangent pas entre eux et qui chasse des Cerceris, des Eumènes, des Mutilles, des Scoliens et jusqu'à des Guêpes. Je vous citerai encore le Typhia femorata qui à l'exemple de son proche parent le Scolia hortorum va sous terre déposer un œuf sur des larves de Lamellicornes, peut-être de l'Oryctes silenus. Je vous adresse sous le n° 16 une de ces Larves, pour savoir positivement à quelle espèce elles appartiennent. Ces larves sont apparemment encore jeunes, car avec elles j'en trouve d'autres de même forme et beaucoup plus grosses.

Le tube n° 14 renferme un Astata que je rapporte avec doute à l'astata boops. Est-ce bien lui. Il approvisionne ces cellules avec des jeunes Pentatoma albomarginella qu'il va chercher sur l'Osyris alba.

Le même tube renferme un Tachytes. Serait-ce le Pompiliformis. Mais Lepelletier attribue au sien des jambes noires et le mien les a ferrugineuses. Il nourrit ses larves d'acridiens (œdipoda) et me paraît profiter quelquefois des travaux du suivant qui chasse précisément ces mêmes acridiens.

N° 15. Ce serait le Sphex albisecta de Lepelletier si ce n'était ses dimensions et son anus ferrugineux. Un coup d'œil de votre part sur ces diverses espèces ne sera pas inutile pour me débrouiller ces diverses espèces, ravisseurs et victimes.

Je vous ai déjà parlé d'un opuscule sur les Sphégiens. Je vais le publier prochainement. Après une étude sur l'instinct des sphex et des ammophiles, j'aborde la fameuse question de l'organe excréteur de l'acide urique et je démontre expérimentalement que l'acide urique se forme dans la masse adipeuse et y reste en dépôt jusqu'après la Nymphose. Je démontre enfin que l'élimination de ces matériaux s'effectue par la voie du ventricule chylifique et non par celle des vaisseaux de Malpighi, ou prétendus vaisseaux urinaires. En somme les sphex m'ont appris que l'opinion que vous avez si bien défendue est la seule qui puisse être adoptée au sujet de ces vaisseaux. Les larves des sphex m'ont montré dans le ventricule chylifique une 3èmc fonction, celle d'élaborer un vernis, une laque qui forme la couche interne du cocon, de sorte que ce merveilleux laboratoire fonctionne successivement comme appareil digestif, comme appareil urinaire, et enfin comme complément des glandes sérifiques. A propos de ces glandes, je ne saurais passer sous silence leur extraordinaire complication. Chacune d'elles forme une large nappe en filet, une élégante dentelle à mailles innombrables et très serrées. J'ai retrouvé la même complication dans les larves des Ammophiles et ce qui est bien plus étonnant dans les larves du Bembex vidua. Connaissez-vous d'autres exemples de cette merveilleuse structure ? Il faut vous dire que le cocon des Sphex est en rapport avec cette complication puisqu'il est formé de 4 couches distinctes dont 3 figurent autant de cocons emboîtés l'un dans l'autre. Il est vrai que la couche interne est formée d'une laque élaborée par le ventricule chylifique.

Je ne peux encore vous donner une histoire complète du Sitaris humeralis et non apicalis comme je l'ai dit par inadvertance dans ma précédente lettre. Il me faudra encore attendre jusqu'au mois de mai ou juin pour retrouver des circonstances qu'à mon insu j'ai laissées s'échapper. Voici en peu de mots les résultats certains auxquels je suis déjà arrivé. 1° La singulière coque dont je vous ai adressé un échantillon appartient bien au Sitaris, c'est une de ses dépouilles et non celle d'une autre espèce où le Sitaris serait logé en parasite.

2° Dans cette coque il se forme en juin, juillet une larve blanche, presque apode ou à pieds rudimentaires, ventrue, sans trace d'ailes et qui représente assez bien l'animal parfait privé de ses pattes, de ses ailes, de ses antennes, et sans corselet distinct. En un mot c'est une larve dans toute l'acception du terme. C'est cette larve que j'avais d'abord désignée par l'expression de corps ovoïde ne l'ayant vue qu'à travers les parois de la coque. Depuis mieux avisé je l'ai violée mais une seule fois car il était déjà trop tard pour cette observation.

3° De cette larve, toujours renfermée dans la coque, se forme une Nymphe qui est mise a nu par le dépouillement complet qu'éprouve la larve précédente. La pellicule rejetée est incluse dans le cocon et forme une pelote insignifiante.

4° La Nymphe n'offre rien de particulier. C'est l'insecte parfait emmaillotté. Elle se dépouille à son tour, toujours dans la coque et apparaît l'insecte parfait qui séjourne quelque temps dans la coque avec les deux tuniques rejetées. Il brise enfin sa prison, s'accouple immédiatement et meurt après. En somme tout se passe comme si la coque était un œuf. Mais c'est un œuf où l'anatomie démontre un système nerveux, un tube digestif etc.

Tâchons de remonter plus haut et de voir ce qui précède la coque. Mes Sitaris se sont accouplés, et ont pondu chez moi. Aujourd'hui tous les œufs sont éclos. La petite larve qui en provient a à peine 1 millimètre de long, elle est noire, à segments cornés. Sa forme rappelle à merveille celle des larves des Silpha. Je me suis convaincu que le Sitaris ne pond pas ses œufs dans les cellules de l'antophore mais simplement dans leur voisinage. Ces œufs sont disposés en un tas et les jeunes ne paraissent pas devoir quitter le lieu de la ponte jusqu'au printemps prochain époque des travaux de l'antophore. Je trouve ces jeunes amoncelés au milieu des dépouilles des œufs, sans en rencontrer jamais d'éloignés de ce lieu originel. Il me paraît donc que ces jeunes passeront l'hiver agglomérés en un tas pêle mêle avec les dépouilles des œufs. Au moment ou l'antophore remplira ces cellules de miel, ces jeunes s'introduiront dans les cellules ouvertes, et aux dépens de la pâtée de miel de l'abeille prendront un rapide développement pour devenir enfin une coque comme celle que vous savez. J'ignore encore les transformations qui amènent la jeune larve à l'état de coque ; sauf ce chaînon qui manque tout le reste de la chaîne se déroule assez bien et peut se résumer ainsi :

1° 1ère Larve, noire, pareille à celles des Silpha.

2° Coque ou Chrysalide que vous connaissez

3° 2ème Larve née dans la chrysalide et aux dépens de sa substance.

4° Nymphe.

5° Insecte parfait.

Il y a donc là un superbe exemple de Généagénèse ou de génération alternante, et c'est le second qui soit observé dans la classe des Insectes. Vous n'ignorez pas que d'après Mr Filippi un hyménoptère, un ptéromalien dépose ses œufs dans l'œuf même du Rhynchites betuleti. De l'œuf du ptéromalien sort un animal assez semblable à un infusoire transparent, avec quelques anneaux hérissés de poils et une longue queue en arrière. (C'est ma première larve), à l'intérieur de cette jeune larve germe une sorte de ver qui envahit tout le premier animal (C'est ma seconde larve qui a été précédée de plus par l'état Chrysalidaire de la lère larve). Enfin ce ver repousse le tégument formé par la dépouille de son parent, se change en nymphe et devient enfin insecte parfait.

Les deux cas sont à peu près les mêmes, le mien est cependant plus compliqué. J'achève ma trop longue lettre en vous apprenant que le Meloe n° 17 que je vous adresse pour en savoir le nom, vit encore en parasite dans les nids de l'antophore et présente les mêmes particularités que le sitaris humeralis. De Géer a observé je crois des larves de Meloe - pourriez-vous m'apprendre les faits les plus saillants de ses observations ? Je vous renouvelle ma prière au sujet de la détermination de toutes les bestioles que je vous adresse, cette détermination m'étant impossible faute de livres. Pardonnez en même temps la trop grande étendue de ma lettre, et croyez à ma vive reconnaissance et à ma fervente vénération.

votre très humble et tout dévoué serviteur

J. H. Fabre

Avignon 24 8bre 1856

source : Revue d'histoire des sciences - Année 1991 - Volume 44, Numéro 2, pp. 203-218 : « Quatre lettres inédites de Jean-Henri Fabre à Léon Dufour », de Pascal Duris