Mon cher ami,
Je ne connais pas l'article de la Revue scientifique concernant mes Souvenirs ; je tâcherai de me procurer cela, sans trop m'en préoccuper. M. Herzen est professeur de physiologie à Lausanne. Il m'a écrit une très longue lettre, à laquelle je me suis empressé de ne pas répondre, pour deux motifs. Et d'abord, à la lecture de sa lettre, j'ai flairé le maniaque avec lequel il est fort inutile de raisonner. En second lieu, je me suis fait une loi de ne jamais répondre aux observations, soit en bien, soit en mal, que peuvent m'attirer mes écrits. Je vais mon petit bonhomme, de chemin indifférent à la galerie qui applaudit ou qui siffle. Chercher la vérité est ma seule préoccupation. Si quelqu'un n'est pas satisfait du résultat de mes observations, qu'il commence par voir si les faits parlent autrement que je ne l'ai raconté. Mon problème ne se résout pas par la polémique ; l'étude patiente est seule apte à la débrouiller un peu.
Par votre réponse à M. Herzen, je vois que j'ai été bien inspiré de regarder sa lettre comme non avenue. Le physiologiste de Lausanne est encore plus abracadabrané que je ne le soupçonnais. Regarder l'instinct comme l'ultime perfection de la raison est une des plus belles coconeries des divagations transformistes. Je suis presque heureux qu'il nous soit tombé entre les mains une aussi belle perle. De telles folies nous mettront désormais en garde contre les idées darwiniennes. Vos spirituelles plaisanteries ont répondu, comme il se doit, à ces élucubrations transcendantes.
Sauf quelques maigres détails, je n'ai rien retouché dans votre rédaction : vous êtes un maître. N'ayant absolument aucune relation, directe ou indirecte, avec la Revue Scientifique, je me borne à mettre à la poste votre lettre qui, ce me semble, sera favorablement accueillie.
Assez de M. Herzen, de sa mauvaise humeur et de ses idées biscornues. Parlons d'autre chose. La cellule en terre que vous m'avez envoyée il y a quelque temps m'a paru digne d'investigaitions nouvelles. Je l'ai ouverte avec grand soin. Elle ne contenait rien autre qu'une petite pincée de terreau où j'ai cru reconnaître des crottins jaunâtres. D'où provenait ce petit amas de guano ? Je ne saurais le dire. J'ajoute que la cellule me paraît avoir été une cellule de seconde main : la large clôture, en disproportion avec le reste de l'édifice, me donne ce soupçon J'y vois donc pour le moment une cellule de quelque hyménoptère qui, une fois éclos ou bien dévoré par des parasites, a été remplacé dans sa demeure par un second habitant dont le travail se borne à la maçonnerie obstruant la brèche. Dans tous les cas, l'étude de cet habitacle est à poursuivre. Tâchez d'en trouver d'autres et le jour se fera.
J'aime à croire que votre foulure disparaîtra bientôt et que vous reprendrez vos courses au grand avantage de la paléontologie de nos régions, encore si peu connue.
Votre tout dévoué.
J.-H. Fabre
Sérignan
12 mai 1883.
Source : Pierre Julian - © www.e-fabre.com. Tous droits réservés.