Monsieur
La liberté que vous m'accordez en me permettant de vous écrire m'est trop agréable pour que je ne la mette pas à profit immédiatement. Aussitôt votre obligeante lettre reçue, j'ai feuilleté et refeuilleté mon herbier pour en extraire quelques plantes que j'ai remises à M. l'économe du grand Séminaire et sur l'espèce desquelles j'ai quelques doutes. Je les ai numérotées comme vous me l'avez recommandé. S'en trouvera-t-il au moins une de quelque valeur ? J'en doute car mes recherches n'ont pas dépassé les environs d'Ajaccio. Et cependant, j'ai fait depuis février deux ou trois courses par semaine malgré la chaleur étouffante de ces derniers mois. J'ai cessé seulement hier ces vagabondages par les maquis, désespérant de trouver encore un brin d'herbe verte sur ce sol calciné par le soleil. En général, j'ai pu déterminer avec certitude les plantes trouvées au moyen de mes ouvrages élémentaires et parfois avec le secours de l'herbier du Séminaire. J'ai recueilli de la sorte à peu près 400 plantes, presque toutes communes, du moins ici. Ma collection de coquillages s'est aussi considérablement augmentée.
Puisque vous m'offrez de m'envoyer, s'il se présente une occasion, quelques plantes de Bonifacio, j'accepte avec d'autant plus d'empressement qu'à leur propre mérite viendra se joindre un mérite plus puissant encore, celui de me venir de votre part. Ces quelques herbes pâles étendues dans du papier gris ne seront plus pour moi un sujet d'études botaniques, mais bien un souvenir des plus précieux, un témoin de mon estime pour votre inépuisable bonté et de mon admiration pour votre science.
Je ne sais où je serai placé l'année prochaine, mais ainsi que vous l'avez présenté, il y a apparence que je rentrerai sur le continent. Voici pourquoi. J'ai eu il y a quelques jours la visite de M. l'inspecteur général Beudant. Il fut question entre nous de mes projets d'avenir. Je lui racontais comment, sorti de l'école normale d'Avignon avec quelques lambeaux d'instruction primaire, j'étais parvenu sans secours, sans guide, sans recours, sans moyens à acquérir mes grades universitaires. Cette éducation solitaire, ces luttes incessantes contre les misères de ma position et les difficultés de mes études mathématiques lui plurent à ce qu'il paraît, car pour me donner plus de facilité pour ma préparation à l'agrégation des sciences, il me proposa de m'envoyer sur le continent où je trouverai plus de ressources qu'ici. Se souviendra-t-il de sa promesse ? Je le souhaite et pourtant je regretterai la Corse puisque vous y êtes. Je compte partir le 31 de ce mois. Tout ce dont vous voudrez me charger alors me fera le plus grand plaisir.
Vous voulez mon adresse sur le continent. Je le lis en vain sur votre lettre. Je n'ose le croire. J'aurais donc encore de vos lettres, vous n'oublieriez donc pas l'assidu compagnon de vos dernières courses à Ajaccio ? Je reste confondu et je n'ose en croire mes yeux. La voici pourtant. Mr Fabre chez Mr Villard au mont de piété Carpentras.
Mme Fabre tout aussi sensible que moi à votre honorable lettre se joint à moi pour vous souhaiter tout ce que nous dicte notre profonde reconnaissance.
Votre très humble et tout dévoué serviteur.
J.-H. Fabre
Ajaccio 17 Juillet 1849
- Vingt trois lettres de Jean-Henri Fabre à Esprit Requien (1849-1851) par J. Granier et P. Moulet in Bulletin des Amis d'Orange, n° 102, 4ème trimestre 1985.