Lorsque, par une après-midi d'une belle journée de septembre, on s'engage dans l'un de ces étroits défilés que la longue action des pluies a profondément encaissés dans les sables de la Mollasse, dans l'un de ces chemins creux si fréquents dans les environs de l'ancienne capitale du comtat Venaissin, on ne peut s'empêcher d'être frappé de l'activité que d'innombrables Hyménoptères déploient, dans leurs mille industries, sur le revers méridional du sentier. Partout où les rayons du soleil pénètrent largement, et où le sol présente le degré convenable de cohérence, le talus à pic du chemin est criblé, jusqu'à ressembler parfois à une immense éponge, d'innombrables ouvertures de tout calibre, devant lesquelles s'agitent, dans un va-et-vient étourdissant, les espèces retardataires qui profitent des derniers jours de l'été pour se livrer aux travaux qu'exige la conservation de leurs races. C'est là que l'année dernière j'avais, à pareille époque, épié le géant des Cercéris et ses manoeuvres de guerre. Je viens de le revoir occupant les mêmes terriers, chassant le même gibier, et le sacrifiant de la même manière. Rien n'est changé : les fils ont fidèlement hérité du talent meurtrier de leurs pères qu'ils n'ont pas connus ; car pour l'instinct, cette faculté infaillible, parce qu'elle n'est pas libre, le temps n'existe pas. Donnons un dernier regard à leur merveilleuse industrie, car voici à profusion d'autres espèces qui méritent, elles aussi, notre tribut d'admiration.

C'est d'abord le Cerceris Ferreri qui pourchasse des Curculionides fort divers, et entasse parfois dans ses cellules de vivantes émeraudes, des victimes aussi somptueuses que les Buprestes de l'un de ses congénères, des Rhynchites betuleti : c'est le Cerceris quadricincta, qui amoncelle dans une seule cellule jusqu'à trente Charançons, appartenant presque tous à l'Apion gravidum Oliv.; c'est le Cerceris arenaria, qui s'attaque indifféremment à tous les Curculionides appropriés à sa taille si variable ; c'est enfin cette délicate miniature, ce Cerceris, que j'avais l'année dernière pris mal à propos pour le ravisseur des Sphénoptères, et qui se contente en réalité des plus petits Charançons, des Bruchus, des Apion. Pêle-mêle avec ces chasseurs de Coléoptères circulent d'autres espèces du même genre, préférant les Hyménoptères aux Charançons. C'est le Cerceris ornata, dont le type immole des Halictes et des Andrènes, tandis que l'une de ses nombreuses variétés choisit un microscopique gibier consistant en divers Hyménoptères térébrants ; c'est enfin le Cerceris quadrifasciata Dahlb. qui saisit, pour nourrir ses larves, d'autres Fouisseurs occupés, comme lui, à chasser une proie.

Ici, à l'affût sur le seuil de son terrier, la Palarus flavipes, dont M. L. Dufour a déjà fait connaître les singulières déprédations [ Ann des sc. nat., 2è Série, t. XV ], attend ses victimes au passage, et se précipite indifféremment sur les divers Hyménoptères que le hasard amène à sa portée. Aux douze genres mentionnés par M. L. Dufour comme lui fournissant leur tribut de victimes, j'ajouterai les trois genres Polistes, Eumenes, Odynerus. Quel audacieux ravisseur que ce Palare, qui, malgré sa modeste taille, paraît ne reculer devant aucun champion. Je l'ai vu plusieurs fois se prendre corps à corps avec un Polistes gallica, se rouler avec lui dans la poussière et s'en rendre maître en un instant, en dépit de son redoutable aiguillon. Quoique plus faiblement armé, l'agresseur a sur son adversaire un avantage qui le fait sortir victorieux d'une lutte en apparence disproportionnée. Son aiguillon est savamment dirigé vers le point le plus vulnérable ; celui de la Guêpe reste impuissant, parce qu'il est dardé au hasard. C'est la science domptant la force aveugle.

Là, le Bembex vidua, en embuscade sur le sable brûlant, guette les Bombyles et autres gros Diptères, pour alimenter, au jour le jour, un nourrisson goulu, tapi au fond d'un terrier, librement ouvert à l'extérieur. Quelques pas plus loin s'est établi le Philanthus triangulum, qui fait la guerre à l'Abeille domestique, surprend la pauvrette, au moment où elle emplit de pollen la corbeille de ses pattes, la blesse mortellement d'un coup d'aiguillon, et, après avoir léché la gouttelette sucrée que l'agonie a fait dégorger au cadavre, l'emmagasine dans ses profondes demeures. Par ici, sur ces sables chauffés par un soleil torride, stridulent les Sphex traînant par les antennes des Grillons et des Acridiens. Dans leur voisinage et avec des stridulations pareilles, les Ammophiles creusent leurs puits dans le grès, et y enterrent de grosses Chenilles, gigantesque gibier pour de frêles chasseurs. Voici encore l'Oxybelus latro, qui saisit sur les ombellifères des Sarcophaga et des Lucilia Coesar ; l'Oxybelus uniglumis qui, fidèle aux goûts de son congénère, nourrit ses larves avec des Anthomyia pluvialis ; le Blepharipus pauperatus, qui s'attaque encore aux Diptères, à divers Muscides. Citons enfin, parmi tous ces implacables giboyeurs, l'Astata boops, qui va chercher sur l'Osyris alba des larves d'une Punaise azurée ; les Pompiles, qui furettent dans les fissures des rochers à la poursuite des Araignées; le Tachytes tarsina Lep., qui fond comme un trait sur de jeunes Acridiens encore sans ailes ; le Tachytes nigra et le T. obsoleta, qui choisissent pour gibier les mêmes Grillons, les mêmes Acridiens que chassent les Sphex, et très probablement, lorsque l'occasion s'en présente, s'emparent effrontément des galeries approvisionnées de ces derniers.

Au milieu de ces tribus adonnées à la chasse, d'autres plus pacifiques emplissent de miel leurs cellules façonnées, tantôt avec de la terre pétrie, tantôt avec des pièces ovales découpées sur les feuilles du rosier, du lilas ou du poirier ; ou bien avec une cire grossière pareille à du bitume, ou bien encore avec une bourre blanche, espèce de toison récoltée apparemment sur les Verbascum. A cette énumération bien imparfaite ajoutons les parasites qui veillent, écoutent aux portes, épiant le départ du légitime possesseur du domicile, pour déposer furtivement dans une cellule étrangère l'oeuf qu'ils ne savent pas élever. Ce sont les Mélectes et les Crocises qui furètent témérairement dans les galeries approvisionnées de miel ; des Mouches, des Tachinaires, qui poursuivent avec acharnement les Philanthes, les Cercéris, les Sphex et autres chasseurs arrivant avec le gibier entre les pattes, et, avec une incroyable audace, se glissent inaperçus sous le ventre du ravisseur pour déposer leurs oeufs sur la victime, avant qu'elle soit introduite dans le terrier. En un instant, le méfait est commis ; la famille du chasseur périra par famine. Ce sont encore les Chrysis qui, sous leur livrée étincelante de turquoises et de rubis, sont inhabiles au travail, et déposent leurs oeufs dans les cellules d'ouvriers plus modestes, ou même les introduisent lâchement dans le corps sans défense des larves de divers Hyménoptères, comme le font les lchneumons dans le corps des Chenilles ; ce sont des Chalcidiens qui, grâce à l'exiguïté de leur taille, trouvent à se glisser partout ; des Coléoptères enfin, des Sitaris, des Clerus, et jusqu'aux lourds et repoussants Meloe.

Que de savantes manoeuvres, de sublimes prévisions et de ruses infernales sont en jeu dans l'étendue de quelques mètres carrés ! L'oeil de l'esprit entrevoit déjà les scènes les plus piquantes, les tactiques les plus adroites, les combinaisons les plus merveilleuses de la prescience de l'instinct. On voudrait ne rien laisser échapper de ces moeurs si curieuses ; on voudrait mener de front l'étude de ces diverses peuplades ; mais il faut nécessairement se borner, car tout le temps et toute l'attention sont nécessaires pour suivre jusqu'au bout, dans sa vie intime, la moindre de ces espèces. Je vais donc consacrer uniquement ces pages à l'histoire de quelques Sphégiens, et en particulier du Sphex flavipennis.



Jean-Henri FABRE
Professeur d'Histoire naturelle au Lycée d'Avignon

source : Annales des Sciences Naturelles et de Zoologie, Paris, 1855.